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Le Monde Diplomatique, avril 2011

Le numéro d’avril 2011 est particulièrement dense. Face aux révoltes arables, au chaos Libyen, Serge Halimi donne quelques avertissements : « Depuis plusieurs mois, les révoltes arabes rebattent les cartes politiques, diplomatiques et idéologiques de la région. La répression libyenne menaçait cette dynamique. Et la guerre occidentale autorisée par les Nations unies vient d’introduire dans ce paysage une donnée aux conséquences imprévisibles. Même une montre cassée donne l’heure exacte deux fois par jour. Le fait que les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni aient pris l’initiative d’une résolution du Conseil de sécurité autorisant le recours à la force contre le régime libyen ne suffit pas pour la récuser d’emblée. Un mouvement de rébellion désarmé et confronté à un régime de terreur en est parfois réduit à s’adresser à une police internationale peu recommandable. Concentré sur son malheur, il ne refusera pas ses secours au seul motif qu’elle dédaigne les appels des autres victimes, palestiniennes par exemple. Il oubliera même qu’elle est davantage connue comme une force de répression que comme une association d’entraide. »

Ainsi vivent les Cubains Renaud Lambert voit des " réformes dans la révolution " à Cuba : « La population cubaine savait que M. Fidel Castro avait cédé la présidence du pays à son frère Raúl. Le 22 mars, elle a découvert qu’il lui avait également confié la direction du Parti communiste. Et ce depuis... cinq ans. Le cadet aborde ainsi le 6e congrès du parti, prévu à la fin d’avril, en situation d’imposer son « pragmatisme » économique. »

Pour Harry Harootunian, " La maison Japon se fissure " : « Après le choc du tsunami, le monde a vécu au rythme des aléas de la centrale de Fukushima et de ses six réacteurs. Le débat sur la pertinence du nucléaire civil et son contrôle est relancé. Mais il ne suffit pas de fermer un site pour que tout s’arrête, comme le montre l’exemple français du démantèlement de Superphénix. En Inde, la protestation contre l’implantation d’un réacteur européen à eau pressurisée prend de l’ampleur. Au Japon, le gouvernement s’est fait tantôt alarmiste, tantôt rassurant sur les risques de contamination radioactive, au gré des informations fournies par l’entreprise privée Tepco, pour le moins désinvolte. »

Praful Bidwai explique pourquoi le projet d’Areva est contesté en Inde : « Longtemps privée des technologies occidentales, l’Inde accélère ses investissements dans l’énergie nucléaire civile. Sans se préoccuper de l’avis des populations. Dans les villages reculés de la chaîne de montagnes du Sahyadri, sur la côte ouest de l’Inde, les noms de l’entreprise nucléaire française Areva et de son modèle de réacteur européen à eau pressurisée (EPR) sont passés dans le langage courant, de même que les termes « radioactivité », « plutonium » et « déchets nucléaires ». Ces villages d’une frappante beauté qui entourent Jaitapur, à quelque quatre cents kilomètres au sud de Bombay, appartiennent à l’un des dix plus grands « points chauds de biodiversité » de la planète. Areva projette d’y construire prochainement six réacteurs nucléaires de 1 650 mégawatts (MW). »

Christine Bergé voit des braises sous la cendre de Superphénix : Dix ans pour la construction, trente pour la déconstruction. La durée de vie utile de Superphénix n’aura été que de onze ans. Mais l’histoire de l’emblème du nucléaire à la française est loin d’être terminée. En arrivant par la route à Creys-Malville, on aperçoit très vite l’imposant édifice du bâtiment réacteur dont la masse de béton s’élance à quatre-vingts mètres de hauteur. Installé dans une boucle du Rhône, au milieu des champs et des forêts de l’Isère, Superphénix est toujours le théâtre d’une intense activité. Quatre cents intervenants y accomplissent, depuis l’annonce de son démantèlement, il y a plus de dix ans, des opérations délicates, retirant une à une ses fonctions vitales dans le but de le désarmer définitivement. Le chantier est prévu pour durer encore une vingtaine d’années. « Volcan aux portes de Lyon », selon les mots du philosophe Lanza del Vasto, le plus grand surgénérateur du monde, dont l’abandon fut décrété par M. Lionel Jospin le 19 juin 1997, suscite encore toute l’attention des ingénieurs du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). »

Une analyse très stimulante de Frédéric Lordon sur " Extension du domaine de la régression " : « A la veille d’un Conseil européen consacré à la crise de la dette, le Parlement portugais rejetait, le 23 mars, un plan destiné à réduire le déficit en rognant sur les dépenses sociales. Inébranlables, les gouvernements de la zone euro continuent à prescrire la pilule amère de la rigueur. Comme dans un rêve de Naomi Klein qui rattraperait les malfaçons de sa thèse initiale, le néolibéralisme européen met un soin particulier à se conformer à la « stratégie du choc » " mais d’un choc qu’il a lui-même largement contribué à produire. On croyait déjà avoir vu du pays avec la « réponse » à la crise (financière privée) sous la forme de plans d’austérité (publique) sans précédent. Mais le prolongement du « pacte de compétitivité » nous emmène pour un autre voyage dont on ne voit même plus le terme. Jusqu’où le paradoxe de l’acharnement néolibéral en réponse à la crise néolibérale peut-il aller ?, c’est une question dont la profondeur devient insondable. »

Pour Guillaume Pitron, " la gomme arabique fait tanguer l’Amérique " : « New York. A l’angle de Hanover Square et de Pearl Street, au coeur de Manhattan, se dresse une ancienne maison de négoce convertie en club d’affaires : l’India House. Au premier étage, les salons autrefois destinés aux transactions de produits acheminés des Indes ont été réaménagés en un élégant restaurant. Mais l’esprit des marchands de denrées exotiques rôde toujours en ces lieux. Oublié des lumières tamisées et des conversations, s’y niche, tel un messager de ces antiques commerces, un cabinet de curiosités. La commode en bois précieux compte une trentaine de tiroirs gorgés de ces matières premières indispensables à l’économie américaine. Le onzième, préposé aux résines, renferme un amas de granulés qu’accompagne cette mention : « gomme arabique ». »

Très bonne question de Rémy Lefèvre : " L’histoire vire-t-elle à droite ? " : « Les valeurs des Français ont évolué vers la droite : pas assez d’autorité, pas assez de sécurité, pas assez de fermeté », déclarait récemment M. Nicolas Sarkozy. Le projet du Parti socialiste ne se démarque pas toujours de cette analyse. Laquelle est en effet bien commode pour justifier des renoncements politiques dont l’extrême droite se nourrit. Qu’elle soit radicale ou réformiste, la gauche n’a pas tiré profit de la crise financière et de la remise en cause du libéralisme économique qui semblait s’amorcer. Aux élections européennes de 2009, alors que le capitalisme financier apparaissait idéologiquement fragilisé, la social-démocratie a enregistré une défaite historique. De l’autre côté de l’Atlantique, un vent droitier a soufflé sur les élections de mi-mandat qui ont vu le parti du président Barack Obama perdre sa majorité à la Chambre des représentants.

Georges Corm pense que les peuples arabes ont retrouvé une forme d’unité : « Depuis le 18 décembre 2010, date à laquelle Mohammed Bouazizi s’est immolé par le feu dans une petite ville de l’intérieur tunisien, un acteur qui semblait s’être volatilisé de la scène politique arabe depuis des décennies a refait son apparition : les pancartes brandies par des centaines de milliers de manifestants, à Tunis, au Caire, à Bagdad, Manama, Benghazi, Sanaa, Rabat, Alger et ailleurs, font étalage de la volonté du « peuple ». Ce que l’on dénommait jusqu’ici avec dédain « la rue arabe » s’est transformé en « peuple », toutes classes sociales et toutes tranches d’âge confondues. Les revendications sont simples et claires, loin de tout jargon idéologique et de toute tentation démagogique, religieuse ou particulariste. Dans une langue dépouillée et directe, les slogans lapidaires font mouche partout : d’un côté, la revendication de la liberté politique, de l’alternance au pouvoir, de la fin de la corruption, du démantèlement des appareils de sécurité ; de l’autre, la demande de dignité sociale et donc de possibilités de travail et de salaires décents. »

Jean-Pierre Séréni s’intéresse au passé et à l’avenir du pétrole libyen : « A travers l’histoire du pétrole apparaissent les batailles menées pour le contrôle de cette ressource stratégique et la manière dont les compagnies occidentales se sont forgé un fief en Libye. Bien avant l’intervention. A priori, c’est inexplicable. Ses rares partenaires le tenaient pour imprévisible, incohérent et capricieux. En 1986, le président américain Ronald Reagan l’avait traité de « chien fou du Proche-Orient », avant d’envoyer la VIe flotte bombarder la Libye et de lui imposer un embargo pétrolier sévère. L’homme faisait alors figure de paria... Pourtant, le colonel Mouammar Kadhafi a réussi, vingt ans après, à ramener son pays dans le peloton de tête des exportateurs de pétrole brut, grâce, entre autres, aux grandes compagnies pétrolières américaines. Comment une telle prouesse a-t-elle été possible ? »

Rachid Khechana interroge les racines de la révolte libyenne : « La révolte libyenne n’est pas née spontanément. Elle a été préparée aussi bien par les tentatives de réforme du régime que par les initiatives courageuses de militants. Dans un entretien accordé à la chaîne de télévision Al-Arabiya le 19 février, Saïf Al-Islam, fils de M. Mouammar Kadhafi, a déclaré qu’avec l’aide de son père, il projetait d’entreprendre des réformes profondes du système politique. Il a également annoncé qu’une semaine avant le déclenchement du soulèvement, le « Guide » avait rencontré certains des opposants et leur avait promis des modifications radicales de la Constitution, la convocation d’élections libres et la promulgation de nouvelles lois. Ce qu’il oubliait de dire, c’est que l’ouverture qu’il avait lui-même tentée en 2003 avait échoué en 2008. »

Samir Aita se demande comment libérer l’État dans les pays arabes : « L’affaiblissement de l’Etat, la libéralisation de l’économie et l’appauvrissement de la société ont nourri les révoltes arabes. Les fondements du « printemps » sont à rechercher bien au-delà des seules revendications pour les libertés publiques et la démocratie. C’est par l’économie politique que s’explique le rejet de cette « exception arabe », à laquelle le nouveau réveil veut mettre fin : des régimes autoritaires et stables depuis les années 1970. Car si, dans cette partie du monde, les monarchies sont absolues et les républiques verrouillées par des présidents à vie (et par des charges héréditaires), c’est qu’un pouvoir suprême s’est érigé au-dessus de l’Etat et des institutions bâties à l’indépendance, se donnant les moyens de durer. »

Quid du Maroc ?, interroge Ignace Dalle : « A l’appel du Mouvement du 20 février, des dizaines de milliers de Marocains de tendances très diverses continuent, en manifestant, de dire leur insatisfaction, malgré les réformes annoncées par le souverain le 9 mars. Ils demandent aussi le départ de ses principaux conseillers et du premier ministre. »

Rick Fantasia analyse le sursaut du mouvement social américain : « A Washington, le triomphe électoral des républicains aux élections de novembre dernier a ouvert la voie aux réductions des dépenses publiques, sans mettre en cause les baisses d’impôts. Loin de la capitale, dans des Etats de plus en plus désargentés, les gouverneurs républicains vont plus loin encore pour équilibrer leurs comptes sur le dos des fonctionnaires. Leur tentative ne reste pas sans réponse. »

Par Gergely Simon évoque le vide juridique dans les pays de l’Est : « Résidu de la production d’aluminium, les « boues rouges » toxiques échappées d’une usine hongroise ont causé, en octobre 2010, une catastrophe majeure. Apparaissent désormais les conditions qui l’ont rendue possible. Parmi lesquelles une législation qui n’impose ni contraintes ni sanctions aux entreprises polluantes " une véritable aubaine pour les sociétés étrangères. Jusqu’au 4 octobre 2010, les Hongrois ignoraient l’existence des boues rouges. Ce jour-là , la digue qui protégeait le bassin de rétention de l’usine d’aluminium d’Ajka cède ; un million de mètres cubes d’un épais liquide vermeil engloutissent sept communes, entraînant la mort de onze personnes et l’hospitalisation de centaines de blessés. Au-delà de la tragédie humaine, cet accident industriel a détruit la faune et la végétation sur un périmètre de huit cents hectares, et provoqué l’extinction complète de la vie dans les cours d’eau avoisinants, parmi lesquels plusieurs affluents du Danube. »

En Corée du Sud, on expulse les sans papiers à tour de bras (Frédéric Ojardias) : « Le gouvernement sud-coréen a entamé il y a trois ans une chasse aux « clandestins ». Originaires d’autres pays d’Asie, ceux qu’il expulse - à leurs frais - sont souvent entrés légalement sur le territoire ; mais leur visa de travail temporaire comporte des restrictions intenables. Le 29 octobre 2010, lors d’une descente des services de l’immigration dans un atelier de Séoul, un travailleur vietnamien sans papiers de 35 ans tente de s’échapper en sautant d’une fenêtre. Il décède à l’hôpital cinq jours plus tard, laissant une femme, en situation irrégulière comme lui, et un fils de 4 mois. Il travaillait en Corée du Sud depuis 2002. »

Yasmina Hamlawi décrit la répression sociale et politique au Bangla Desh : « Alors que les grandes marques occidentales de vêtements s’approvisionnent dans les usines bangladaises, les ouvriers du textile multiplient grèves et manifestations pour obtenir des salaires décents. »

David Montero demande quand les responsables des massacres commis lors de la partition du Pakistan en 1971 seront jugés équitablement : « En janvier dernier, la première ministre de la République populaire du Bangladesh, Mme Hasina Wajed, lançait une offensive sans précédent contre l’ordre religieux qui pesait jusqu’alors sur son pays. S’appuyant sur la Cour suprême pour rayer d’un trait de plume l’amendement constitutionnel qui, en 1979, avait fait du Bangladesh une république islamique, elle rendait au troisième plus grand pays musulman du monde son statut originel d’Etat séculier. »

En dernière page, l’écrivain Jerome Charyn parle de l’art du polar : « S’il fallait résumer l’Amérique à quelques clichés, le personnage du « privé » serait parmi les premiers à s’imposer : imper et chapeau mou, il découvre la proximité des notables et des gangsters avec flegme. Nourri de réalité et stylisé comme une légende, le « privé » fut créé par Dashiell Hammett, auquel Jerome Charyn, également auteur de polars, rend hommage. »

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Croire que la révolution sociale soit concevable... sans explosions révolutionnaires d’une partie de la petite bourgeoisie avec tous ses préjugés, sans mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes politiquement inconscientes contre le joug seigneurial, clérical, monarchique, national, etc., c’est répudier la révolution sociale. C’est s’imaginer qu’une armée prendra position en un lieu donné et dira "Nous sommes pour le socialisme", et qu’une autre, en un autre lieu, dira "Nous sommes pour l’impérialisme", et que ce sera alors la révolution sociale !

Quiconque attend une révolution sociale “pure” ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable révolution.

Lénine
dans "Bilan d’une discussion sur le droit des nations", 1916,
Oeuvres tome 22

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