L’aventurier (sic) au volant de sa voiture, de sa moto ou de son camion sait-il que ses lointains prédécesseurs soutenaient eux aussi « apporter la civilisation » aux barbares ? Aux origines du Dakar se trouvent non seulement le Paris-Dakar mais le Nice-Dakar-Lac Tchad-Congo en motocyclette du début du XXe siècle. Le chroniqueur de la Revue des sports mécaniques ne fait alors pas dans le dentelle : « Je ne suis pas négrophile ! J’aime le bon noir doux et spontané […] Que parmi les noirs, il y ait une élite intellectuelle digne de respect, égale aux blancs, je ne le nie point, mais ce qui nous blesse c’est de voir la généralité de nos “frères noirs” assimilée à nous-mêmes » . Quelques décennies plus tard c’est le raid Brazzaville-Pointe-Noire, toujours vendu comme une « mission » pas encore qualifié d’humanitaire mais de civilisatrice : « Les indigènes se précipitaient au seuil des cases, regardant curieusement cette caravane pétaradante, des gosses crasseux essaient de courir après nous ». La mission croise bientôt un marabout : « Dieu qu’il est laid ! » mais la moto « crache sa charge meurtrière. Le marabout s’envole. Notre première victime » .
Aucun rallye n’aura suscité autant de réactions négatives (Simone de Beauvoir, Michel Foucault, René Dumont, Haroun Tazieff, Jean-Marie Brohm… et même le pape, sans même parler des milliers d’associations) que le Paris-Dakar, symbole de tous les conflits, y compris de mémoire (civilisation versus barbarie), même si le « barbare » ce n’est plus le « bon-sauvage » (encore que) mais la nature exubérante ; même si le « civilisé » ce ne sont plus le soldat, le curé et le maître d’école, mais le pilote, l’humanitaire, le chef d’entreprise.
Le Paris-Dakar est d’autant plus dangereux qu’il est un renouveau plutôt que la continuation du colonialisme d’antan.
Annulé en 2008 en raison de menaces terroristes, il prend le nom de Dakar et s’exile en Amérique du Sud, après son fiasco dans les Carpates ou le Dakar Serie est autorisé uniquement sur d’anciennes bases militaires (car on ne pouvait se permettre autant de morts…).
Le Dakar, c’est toujours l’esprit de (re)conquête maquillé en aventure et en aide au développement, il ne s’agit certes plus de sauver des âmes mais de justifier l’exploitation et le pillage des ressources naturelles. Le Dakar est autant le symbole de l’extractivisme que du pillage financier (la mal nommée dette du Tiers Monde), sans même parler du pillage sémantique puisque le nom Dakar est devenu une marque déposée par Amaury Sports Organisation, la société qui gère aussi le Tour de France et est propriétaire de L’Équipe. Le Sénégal proteste par la voix de son ministre de la Culture, le chanteur Youssou N’dour : « Je trouve scandaleux qu’on utilise le nom Dakar pour un rallye qui se fait hors de Dakar et qui ne rapporte rien au pays » . Suite à la création de l’Africa (Eco) Race, il ajoute : « Ni Paris Dakar, Ni Africa Race, laissez l’Afrique tranquille ! » .
Le Dakar c’est la poursuite du colonialisme par d’autres moyens, c’est le fait de considérer les pays pauvres comme des terrains de jeu pour des gosses de riches, c’est, sous prétexte de la « liberté d’excès », comme Coubertin définissait la compétition sportive, une entreprise honteuse dont le but est de vendre toujours plus de 4X4 urbains sous le masque de la bonne conscience occidentale « humanitaire » et « écolo », c’est une expression concentrée des rapports de domination, notamment technologique, entre le Nord et le Sud, entre les riches et les pauvres, c’est une folie qui consiste à rouler à plus de 180 km/h sur des pistes de terre, de sable et de cailloux, en traversant des pays où la majorité de la population manque de tout, c’est un gaspillage d’argent et d’énergie, ainsi qu’un étalage de richesse et de puissance à la gloire des grandes firmes prédatrices de la planète.
Ce rodéo publicitaire est obligé de chercher sans cesse de nouvelles terres à conquérir au regard des pays qui ne l’ont jamais accepté comme l’Équateur ou qui se désinvestissent, comme le Chili, compte tenu des dégâts multiples qu’il occasionne. Un rapport du Conseil chilien des monuments nationaux fait état de 184 sites archéologiques endommagés en trois éditions. Le Dakar a aussi traversé le désert d’Atacama, au Chili, qui est le plus aride au monde, or, « Il y a des choses qu’on ne ferait pas dans une église ou dans une synagogue. On ne doit pas les faire non plus dans un désert ».
Les accidents et dégâts ne sont pas des dysfonctionnements du Dakar mais des symptômes. Ce sont des révélateurs des droits reconnus à la force mécanique aveugle et dont est privée la population. Le Dakar a déjà causé la mort de 59 personnes dont de très nombreux enfants, incitant même à créer un Collectif Actions pour les Victimes Anonymes du Dakar. Le Dakar reste cependant une opération très rentable pour le groupe ASO, pour les sponsors, les publicitaires et les marchands de 4X4 urbains, car 14 jours de pollution, de dégradation, d’accident et de décès, c’est aussi 14 jours de retour sur investissements grâce aux 1200 heures de retransmission dans 190 pays, au un milliard de téléspectateurs, aux frais d’inscription exorbitants (14 800 euros pour un motard et jusqu’à 38 400 pour un camion). Le budget moyen d’un pilote moto grimpe à 60 000 euros, celui d’un pilote auto avoisine les 150 000 euros.
Les mesures de sécurité sont également autant de dispositifs qui visent à contourner la population locale, à la rendre passive sinon invisible, à la façon de ce mariage blanc qu’est le tourisme industriel, prouvant qu’aucune conciliation n’est possible entre les intérêts des autochtones et ceux des touristes fortunés.
Qui entend aujourd’hui les représentants de ceux qui s’opposent mondialement à cette folie ?
Pablo Solon, ancien Ambassadeur de la Bolivie aux Nations-Unies (2009-2011), directeur de la Fondation pour la préservation des droits de l’homme et de l’environnement : « l’année débutera avec le Dakar. Un spectacle qui colonise la nature et la conscience humaine, contredisant tous les principes du bien vivre. Comment se peut-il qu’on dépense quatre millions de dollars du peuple bolivien pour payer la franchise du Dakar par ces temps de pénurie d’eau ? Le Pérou a fermé ses portes au Dakar en 2016 en raison du dérèglement climatique El Nino. Comment se fait-il que la Bolivie produise encore ce cirque romain par ces temps de crise de l’environnement ? Il y a des morts à chaque tournée du Dakar, des véhicules qui sortent de la piste, des pilotes ou des spectateurs imprudents, des dégâts environnementaux et archéologiques, en somme des tragédies prévisibles dans une société qui prétend promouvoir l’harmonie avec la nature et entre les êtres humains ».
« Le Dakar est une entreprise de promotion des transnationales qui lèsent le plus profondément la Terre-mère en extrayant ses combustibles fossiles […]. Les valeurs que le Dakar propage sont celles de la conquête et de la colonisation. C’est pour cela que les organisateurs choisissent des routes spectaculaires qui sont supposées inexplorées ; pour montrer comment leurs bolides sont capables de dominer la nature » .
Stephen Kerckhove, délégué général d’Agir pour l’environnement : « l’image véhiculée est celle de l’absence de limites. Le Dakar incite les spectateurs à acheter des 4x4 polluants et aller toujours plus vite […]. Le Dakar veut communiquer vert en roulant gris » .
Le Dakar entretien pourtant l’illusion de son utilité sociale et même environnementale en achetant l’équivalent de « droits à polluer », sous forme de compensation pour les 42 800 tonnes de CO2 rejetées, soit l’équivalent du déplacement annuel moyen en voiture de 20 000 français. Étienne Lavigne, directeur de la course n’hésite pas à opposer le Dakar « propre » aux courses de Formule 1 : « Je ne connais pas beaucoup d’épreuves de sports mécaniques qui font quelque chose. Je ne sais pas si Monsieur Ecclestone (alors patron de la F1) compense beaucoup par exemple ».
Ni Dakar, ni F1, les SM sont une machine de guerre contre la planète !
Paul ARIES
Collectif anti-Dakar
Politologue, directeur de la revue les Zindigné.e.s
(A paraître : Les sports mécaniques. Une arme de destruction massive, Le Bord de l’eau, mars 2018)