
Je souhaiterais rebondir ici à partir de l’article très tonique qu’Ariane Walter a livré récemment au Grand Soir : " Socialistes, on vous hait " (http://www.legrandsoir.info/socialistes-on-vous-hait.html ).
Parmi les économistes qui conseillent le candidat socialiste François Hollande figurent Élie et Daniel Cohen. S’ils ne sont apparemment pas frères biologiques, ils sont frères en social-libéralisme. Comme Hollande depuis sa sortie de l’ENA.
Qu’est-ce qu’un économiste social-libéral ? C’est quelqu’un qui pense - avec Alain Minc, par exemple - que le système capitaliste a besoin de crises pour ses débarrasser des canards boiteux, et surtout pour revenir à ses fondamentaux qui sont, quoi qu’on en pense, bons. C’est quelqu’un qui va convaincre un Bérégovoy, ancien ouvrier fraiseur, cheminot, Résistant, que la déréglementation du marché des biens et la libéralisation du marché des services (financiers au premier chef) sont nécessaires à la croissance et à une harmonisation durable des économies européennes. C’est quelqu’un qui pense, comme Jacques Delors, ancien syndicaliste d’inspiration marxiste, employé à la Banque de France, que la financiarisation de l’économie n’a non seulement aucun impact sur le chômage mais que des millions d’emplois résulteront de la création d’une monnaie unique. Tous ces hommes qui viennent de la gauche, qui se disent des hérauts de la social-démocratie, estiment que le capitalisme d’aujourd’hui diversifie les risques, réduit les coûts, préserve la stabilité des sociétés.
Ces économistes, surtout s’ils sont « de gauche » sont fiers mais modestes quand même. Ils avancent masqués. C’est pourquoi Renaud Lambert, pour Le Monde Diplomatique, les a récemment qualifiés d’économistes « à gages » (http://www.monde-diplomatique.fr/2012/03/LAMBERT/47476). A gages parce qu’ils donnent des gages à l’hyperbourgeoisie, et aussi parce qu’ils touchent des gages. Comme ils ne sauraient se satisfaire des 4 à 5000 euros que reçoit un professeur des universités en classe exceptionnelle, ces brillants esprits font des ménages dans les conseils d’administration les plus prestigieux. Pour des piges bien supérieures au salaire d’un fonctionnaire, même " haut " , ils conseillent les princes de la finance et des affaires (jetons de présence dans les entreprises du CAC 40 : 35000 euros par an). C’est à ce titre qu’ils besognent auprès des hommes politiques de la droite et de la gauche classique, de la Commission européenne, des banquiers, des patrons de choc qui délocalisent. Comme ce sont des drogués du travail, ils prennent le temps d’écrire des livres. Un Daniel Cohen en a troussé quelques uns, plutôt remarquables, dans le genre : Richesse du monde et pauvreté des nations, où il explique que la globalisation n’est certainement pas l’une des causes de la détérioration des termes de l’échange ; La Mondialisation et ses ennemis, où il distingue (mais je n’ai pas tout compris) la mondialisation réelle de la mondialisation virtuelle ; La prospérité du vice (plus de 100000 exemplaires vendus), où il présente quarante siècles d’histoire économique et où il explique le « vice » de la manière pas du tout fumeuse et pas du tout café du commerce suivante :
Le revenu par tête augmente, mais le bonheur par tête n’augmente pas dans la même proportion. Les enquêtes montrent que les sentiments de plaisir ou de frustration n’évoluent pas, malgré l’élévation du niveau de vie. Il y a deux explications possibles. L’une, c’est que la consommation est comme une drogue : elle fait plaisir au début, mais cinq ans plus tard l’effet est retombé. La seconde, c’est qu’on est heureux à concurrence de la comparaison avec ses voisins. Selon la phrase d’un humoriste anglais du XIXe siècle, être heureux, c’est gagner dix dollars de plus que son beau-frère. Dans ces conditions, comment voulez-vous que la société soit pacifiée ?
Ce surdoué qui aime « raconter des histoires » pour expliquer l’économie (on image Marx dans le story telling !) conseille-t-il Hollande (après Aubry) en tant que professeur à l’École normale supérieure où tant que senior adviser de la Banque Lazard, cet établissement aux murs capitonnés d’où il a aidé la Grèce à renégocier sa dette souveraine ? Le conflit d’intérêts était tel que le président de l’Autorité des marchés financiers, le hollandiste et furieusement social-libéral Jean-Pierre Jouyet, débauché par Sarkozy en 2007, lança cet avertissement sans frais (et sans grande conséquences) :
Je conçois que quand vous conseillez la Grèce, vous avez intérêt à avoir une banque publique européenne qui émette des euros obligations pour aider les Grecs. (...) Si j’étais conseiller du gouvernement grec et payé par eux, je plaiderais aussi pour qu’une banque publique émette des obligations aux fins de financer la Grèce.
Daniel Cohen a toujours consulté sans ménager sa peine : les Nations Unies, la Banque mondiale, la Banque de France, le ministère des Finances français, le gouvernement bolivien, l’Union européenne, DSK.
Aux dirigeants socialistes qui, depuis Jospin, ne savent plus ce qu’est la classe ouvrière et qui observent la classe salariale se désagréger sous les coups de boutoir du CAC 40 et de la Commission européenne réunies, il explique qu’il est illusoire de se croire à équidistance du monde ouvrier et du capital parce que les capitalistes ne jouent plus le jeu. Quelle surprise !
Cela fait bientôt trente ans que Cohen copine avec Jeffrey Sachs, le brillantissime professeur de Harvard, concepteur-projeteur de la " thérapie de choc " qui consiste à privatiser en un tournemain les entreprises et le service public et à libéraliser le commerce extérieur. Ce qui fut fait, par exemple, en Bolivie, en Pologne et dans l’ex-URSS (2600% d’inflation en 1992).
Daniel Cohen préside le Conseil d’orientation scientifique de la Fondation Jean-Jaurès, émanation du PS. Il y côtoie Aurélie Filipetti, Benoît Hamon, Pascal Lamy, le vice-président Europe de la Banque Lazare, le Président-directeur général de BNP-Paribas Personal Finance.
Z’avaient qu’à pas être ouvriers, les ouvriers.