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Le Code du travail selon France 2 : totem et tabou

J’ai suivi le journal télévisé de France 2 le 18 février 2014, présenté par Nathanaël de Rincquesen. Le deuxième sujet, après les manifestations d’agriculteurs, était la réforme du droit du travail. Voici comment elle était présentée :

Nathanaël de Rincquesen : "On revient maintenant sur la réforme du droit du travail, qui doit être présenté, début mars, en conseil des ministres. Nous vous en parlions déjà hier. Laurent Desbonnets, bonjour : "Ce projet, porté par Myriam El Khomri, casse certains codes qui sont chers à la gauche."

Laurent Desbonnets : "Oui, à commencer par le totem des 35 heures, ça reste la durée légale, mais elles sont complètement détricotées."

Je m’arrête ici sur le terme "totem".

Qu’est-ce qu’un totem ? C’est un terme du langage des Amérindiens d’Amérique du Nord, qui peut désigner plusieurs choses (un ancêtre mythique, un lien de parenté, une sculpture...) mais, surtout, religieusement, une entité sacrée, qu’on ne consomme pas, une entité qu’on respecte, qu’on craint, qu’on présente comme le fondement des institutions, comme un modèle de comportement, comme une exigence d’organisation."

Cela, c’est la définition brute, telle qu’elle peut être énoncée par un ethnologue ou par un anthropologue. Mais, dans la France de 2016, cette définition n’est pas perçue de façon neutre, elle est perçue réfractée par notre culture et par notre idéologie. Or, le plus souvent, cette culture et cette idéologie nous réfractent le totem de façon négative :

1. Si l’on est chrétien, le totémisme apparaît comme un paganisme, le signe d’une civilisation antérieure au christianisme, celle contre laquelle luttèrent les premiers évangélistes (en Gaule ou en Germanie) ou les missionnaires européens des XVIe au XIXe siècle, la civilisation de la barbarie, de l’anthropophagie et des contrées où l’on se promène tout nu.

2. Si l’on est athée, le totémisme est, comme toutes les religions, absurde. Il fluctue dans la loi des trois états d’Auguste Comte, quelque part entre le fétichisme et le polythéisme, donc antérieur au monothéisme, lui-même antérieur à l’état métaphysique, lui-même inférieur à l’état scientifique.

3. Si l’on est néo-colonialiste (et, a fortiori, raciste), le totem apparaît comme un signe de l’arriération des peuplades du Sud – et de la supériorité concomitante des ex-colonisateurs.

 La résultante de ces idéologies est de faire percevoir la révérence venvers le totem (en tant qu’il est saisi à titre de croyance), comme infondée, irrationnelle, pré-scientifique (on ne peut manger de tel mets, on ne peut accomplir tel geste ou telle activité certains jours de l’année, on ne peut se servir de telle main pour tels usages, on ne peut prononcer tels mots, etc.). Bref, le totem est la négation, l’antithèse civilisation positiviste qui (même si Auguste Comte est passé de mode), continue néanmoins de penser que tout se résout par la science.

Ainsi, en présentant comme un "totem" la durée légale du travail (mais aussi le type de contrat de travail – CDI ou CDD – le salaire minimum, les indemnités et les conditions de licenciement, la retraite par répartition...), on fait de cette durée légale une disposition absurde, arbitraire, infondée, irrationnelle, à l’instar de ce qu’était (aux yeux des colons nord-américains), le totem des tribus amérindiennes – donc une institution appelée à ne plus figurer qu’au musée.

Notons, d’ailleurs, que le langage médiatique (et politique et patronal) fait le même usage du tout aussi exotique terme "tabou" : le "tabou" des 35 heures, le "tabou" de la retraite à 60 ans (et même de la retraite tout court), le "tabou" du SMIC, etc.

* * *

Je me suis également attaché aux mots qui définissent le statut de l’emploi : le statut actuel, que le gouvernement veut changer, et le statut futur (celui qui satisfera les revendications du patronat).

1. Les termes qui définissent le statut actuel sont toujours à connotation péjorative, négative, dépréciative : rigidité, blocages, lenteur : rigidité des lois et règlements, blocages syndicaux ou corporatistes, lenteurs administratives.

Les termes qui définissent le statut souhaité par le patronat sont toujours des termes à connotation méliorative, positive, laudative : souplesse, fluidité, flexibilité, rapidité. Lorsque, à ce sujet, ces termes sont répétés des centaines de fois par an aux journaux radio ou télévisés, les auditeurs finissent par associer, presque inconsciemment, ancien statut et image négative.

2. On notera que, parmi tous les domaines auxquels s’appliquent ces termes, l’un des premiers est le domaine physiologique (et, bien entendu, médical). Un blocage s’applique à une articulation (le cou, l’épaule, le coude, le poignet, la hanche, le genou, la cheville). Il empêche le corps humain de se mouvoir normalement - ou lui suscite des douleurs intolérables. La rigidité des muscles n’annonce rien de bon... pour ne rien dire de la rigidité cadavérique. Quant à la lenteur (d’élocution, de réaction, de digestion, de cicatrisation...) elle n’est pas non plus le signe d’une santé florissante. La conclusion s’impose d’elle-même : un tel corps doit être soigné, et au plus vite.

3. Corrélativement, les termes de souplesse, de fluidité (des gestes), de flexibilité, de rapidité définissent un corps en bonne santé, et mieux même qu’un corps en bonne santé, un organisme très au-dessus de la moyenne, un corps d’athlète, un corps qui accomplit des exploits. La souplesse est du judoka, la fluidité et la flexibilité du gymnaste, la rapidité des joueurs de balle, des skieurs, des boxeurs... La conclusion s’impose d’elle-même : un tel corps rapportera des médailles d’or au pays.

4. Mais ces termes trouvent aussi leur correspondants dans le domaine du tempérament ou du caractère : quelqu’un qui a des rigidités, des blocages, des lenteurs est un rigoriste, un conservateur, un "peine-à-jouir", un janséniste, un puritain, un passéiste, un ringard, quelqu’un qui stagnera dans son métier ou aura une vie sentimentale triste. Et, à l’inverse, quelqu’un qui apprend rapidement, qui agit rapidement, qui parle une langue étrangère avec fluidité, qui fait preuve de souplesse dans les relations humaines est quelqu’un dont on peut augurer une belle carrière – et (peut-être aussi...) une vie sentimentale faste.

5. On pourrait même (sans pousser trop loin l’identification) relier ces caractères à trois des quatre éléments d’Empédocle, les éléments négatifs (rigidité, blocage, lenteur) associés à la terre, réputée "sèche" et "froide", et les éléments positifs (souplesse, fluidité, rapidité, flexibilité) associés à l’eau et à l’air, à la fois "froids", "humides" et "chauds". Au passage, c’est aussi un peu de cette façon que l’on a interprété l’opposition politique, militaire, économique et déologique, de Louis XIV à Napoléon (et même au-delà), entre, d’une part, la France, puissance catholique, terrienne, paysanne, dotée d’une forte armée de terre, et, d’autre part, les Pays-Bas et l’Angleterre, d’imposantes marines. La puissance du continent contre les puissances du grand large, la puissance de l’économie "du passé" contre les puissances de l’économie "de l’avenir"...

6. Mais on peut aussi prendre l’idée de souplesse, de flexibilité dans une tout autre acception. Celui qui a une morale "souple"... n’a souvent pas de morale du tout ! Et l’on dit qu’il a l’échine souple le gouverneur courbé devant le satrape, le cadre obséquieux devant le patron, l’esclave délateur devant le maître des esclaves. C’est-à-dire l’opposé des rebelles à la nuque raide, des irréconciliables, des Marie Durand enfermées 38 ans à la tour de Constance, des Camisards cévenols réduits par le seul maréchal de Villars, des Jansénistes appelants de la bulle Unigenitus, des Auguste Blanqui, passant 35 ans de leur vie en prison, des communistes jetés dans les chaudières des locomotives par Chiang Kaï Chek. "Baisse la tête" dit le boyard au moujik enchaîné...

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COMMENTAIRES  

19/02/2016 07:23 par Calame Julia

Comment ? vous ne comprenez donc pas ce que signifie "détricotées" ?
Pour faire avaler des couleuvres, il faut nommer des ignorantes, ignorants.
Ceux, celles qui ont un minimum de culture-sociale-historique, ne pourraient jamais
y consentir.
(Je rappelle que LGS avait mis à disposition une vidéo, après l’éléction de F. Hollande,
où celui-ci nous expliquait "nous gens de droite"... Soyons donc compréhensifs pour
l’humaine nature : "chassez le naturel, etc...).

19/02/2016 08:15 par "Personne"

Les mots sont les nochers des Idées.

Hobereau de l’arnaque (*)

Tirade des idées

X - Attendez ! Je vais lui lancer un de ces traits !
Vous avez des idées... euh... des idées de droite !
H - Très !
X - Ah !?
H - C’est tout ?
X - Mais !?
H - Ah ! Non ! C’est un peu court, jeune citoyen !
On pourrait dire... à la Nation, bien des choses en somme.
En variant le ton – par exemple tenez :
Agressif : « moi, Monsieur, si j’avais de telles idées
il faudrait sur le champ que je démissionnasse. »
Amical : « mais, elles doivent choquer la populace,
pour la future élection refaites une teinture »
Descriptif : « c’est un échec, une forfaiture,
que dis-je une félonie, une tyrannie sans nom. »
Curieux : « êtes-vous sûr de vos conseils, de leur renom ?
Qui se cache derrière toutes ces tromperies ? »
Gracieux : « aimez-vous à ce point les menteries,
que paternellement vous vous préoccupâtes
de nous tendre encor plus de fils aux pattes ? »
Truculent : « avec elles, Monsieur, vous faites sens.
Sachez que les vapeurs du capital vous encensent ! »
Prévenant : « gardez-vous point trop à dextre d’aller,
sinon beaucoup de clients pourraient détaler. »
Admiratif : « comme enfumeur, vous êtes un talent.
’Mon ennemi, c’est la finance’, succulent. »
Pratique : « vous avez divorcé des jetables,
préféré le commerce feutré avec les notables. »
Pédant : « il ne suffit pas de lire Machiavel,
vos actes sont au delà du précepte, pures merveilles. »
Militaire : « pointez votre artillerie sur tous les tabous,
car, en toute chose, il faut aller au bout. »
Respectueux : « souffrez, Monsieur, quelques compliments,
à votre âge, vous faites preuve de tant d’assouplissements. »
Naïf : « plus belles les idées, plus belle l’espérance . »
Tendre : « prenez soin d’elles, c’est pour la France. »
Emphatique : « rien de superfétatoire, tout est du lapidaire. »
Dramatique : « de toutes les libertés, la sécurité est la mère. »
Martial : « la Démocratie est bien trop fragile
pour la laisser aux crève-la-faim, aux imbéciles. »
Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit.
X – Mais, Monsieur, je vous l’accorde sans contredit.
Je dois rendre grâce, ici, à la mère de Socrate :
la maïeutique est l’amie du démocrate !

(*) : d’après Edmond Rostand

19/02/2016 09:24 par Dominique Gerin

Tous les mots s’usent... “Flexibilité”, “souplesse”, “proactif”, et que dire de “compétitivité” ?... Avez-vous noté qu’un nouveau mot à la mode (patronale) tend à s’imposer : “agilité” ? Encore entendu le répugnant Le Guen, tout-à l’heure sur Europe 1, vanter l’“agilité” des superbes mesures El Macron, contre les réactionnaires “grognons” (pas sûre de ce dernier mot, mais c’est l’esprit) ?
Alors soyez “agiles” : c’est “moderne” !

19/02/2016 09:29 par reneegate

Et pourtant cela n’a rien à voir avec l’inconscient. Je résumerais par cécité et responsabilité. Je viens de lire votre article sur le Venezuela et Amnesty International qui présente le même type de personnage. Une responsable d’ONG aussi peu informée et surtout aussi peu enclin à s’informer, comme ce présentateur, sont le fruit d’une sélection patiente et fine qu’a très souvent évoqué A.Jacquard. Ceux qui respectent leur totem et dépassent leurs tabous sont soit morts ou menacés, soit prévenus à la CPI. La démocratie est un antibiotique qui n’est évidemment d’aucune efficacité contre ce virus qui s’est diffusé dans tous les organes du pouvoir et de l’information.
Ils n’ont plus aucun totem que des tabous.

19/02/2016 17:06 par L. A.

Bonjour,
Avant même de poursuivre la lecture de cet article de Philippe Arnaud, je me suis astreint à une vérification : il s’agit bien sûr du journal télévisé de France 2 du18 février 2016, et non 2014 comme écrit par erreur.
Cela dit, je retourne à la lecture de l’article.
Cordialement,
L. A.

19/02/2016 21:03 par Fernand Chedru

Nous avons également entendu des centaines de fois la novlangue qui parlait des protections sociales issues du Conseil National de la Résistance au sortir de la 2eme guerre en les nommant "archaïsmes". La façon de vivre à la française qui a permit l’essor d’une classe moyenne profitant à l’économie du pays est devenue un "blocage" dans les nombreux médias achetés par ceux-là même qui ont pour but de faire rendre gorge, dans une lutte des classes pour le coup archaïque, à une classe de français pour eux anormalement à l’aise avec trop de droits. Cette classe qui collabora largement lors de la dernière guerre mondiale veut l’écrasement des règles écrites dans "les jours heureux" par le CNR qui sont devenues 30 années de progrès pour l’ensemble du peuple de France....
Ensuite ce fut Pompidou l’ancien DG France de la banque Rotschild qui écrivit la loi du 3 janvier 73 (loi qui créa la "dette"en interdisant à la France de battre elle-même sa propre monnaie) loi que fit signer Giscard l’américain co-fondateur de la french-american fondation d’où sortent les pires ultra-libéraux tels Juppé, Hollande, Macron, Belkacem, De Juniac... ces "young leaders plaçés aux postes clés pour forcer notre démocratie à muter en empire marchand aux ordres de Washington...

20/02/2016 22:37 par juan

totem sans tabou
le MEDEF , la finance , l’union européenne par la voix de l’Allemagne , le FMI , les républicains , le FN sont aux anges
les syndicats réformistes grognent un peu , quand viendra son application passer l’émotion diront encore nous avons sauvé le code travail

F Hollande s’est engagé avant même son investiture à contourner le code du travail , je dirais que ça constituait le plan de résistance de son mandat
après il n’aura plus qu’à partir ...
quand aux frondistes c’est du cinéma ; le PS est un parti de droite , effectivement atlantiste sans mesure
les conséquences d’une telle loi seront incalculables pour la protection sociale, les caisses de retraite ; la santé des travailleurs , celle des apprentis , la précarité de la vie
que va devenir le syndicalisme ?
le 49-3 en conseil des ministres n’aura pas lieu , la loi passera avec enchantement à l’assemblée nationale
il n’y aura pas de déchirement quelques trémolos
que dit F Hollande les 35 heures gravés dans le marbre , le code du travail inchangé , alors Zorro est arrivé sans se presser
vous entendez bien des accords dérogatoires les amis , par accords de branches pour les petites entreprises
pour les moyennes et grandes des accords d’entreprise ou par référendum c’est à dire se sont les salariés qui voteront
hum !!! LGS j’en vois qui se pourlèchent les babines par avance , pourquoi ? c’est très simple nombre de cadres ne votant jamais pour les élections professionnelles iront dans dans les urnes , enfin comme on peut voter avec un ordinateur pourront même voter de chez eux l’exécution capitale
les résultats de ces référendums Hollande l’a bien calculer pour le proposer dans la loi
les accords votés dans les entreprises seront applicables , les salariés en désaccords seront invités à prendre le chemin de la porte
d’autre part ces accords seront négociables à court terme , feront l’objet de renégociations ; c’est à dire que pour les salariés ne sera pas un 110 mères haies , se sera un marathon avec des haies , des rivières , des buttes durant 42 , 43 ans voir plus
rappelez-vous le film l’armée des ombres avec Lino Ventura ou les prisonniers doivent courir pour échapper aux rafales de la mitrailleuse des soldats de l’armée allemande ....
un travail durant 3 ou 4 ans dans une entreprise , ensuite un petit tour à pole emploi , ensuite un an dans une autre , puis 2 ou 3 petits boulots par jour , ensuite ça pourra être un certain temps au chômage , ensuite un boulot en intérim , c’est ce qu’on pourrait appeler l’alternance le tout pouvant conduire pour les moins chanceux au RSA
tout ça dans le meilleur des cas jusqu’à 67 ou 68 ans , pour atteindre le ligne d’arrivée c’est à dire la retraite

Joe Dassin chantait en 1968 l’Amérique on y arrive pas pour le meilleur mais pour le pire

22/02/2016 14:16 par Yannis

En matière de désinformation et de manipulation du langage, les médias sont passés au niveau d’experts pour faire passer la soupe néolibérale. On peut faire le bilan des mots dévoyés chaque année dans les médias mainstream français, recenser les principaux thèmes socio-politiques et évaluer la propagande à l’œuvre : https://lapartmanquante.wordpress.com/2015/05/27/ces-mots-qui-se-jouent-de-nous/

23/02/2016 10:39 par Gaston Duf

Ce que "nos" élus n’ont pas le courage de nous dire...

Les mutations technologiques bouleversent profondément le monde du travail. La robotisation des outils industriels pourrait bien détruire 3 millions de postes d’ici à 2025. Le philosophe Bernard Stiegler directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou, est l’auteur de "L’emploi est mort, vive le travail !". Il était l’invité de la 1ère (Radio Suisse Romande) ce lundi 22 février. Il dit ce qu’aucun politique n’ose dire aux citoyens... je partage.

C’est ici : http://www.rts.ch/la-1ere/programmes/l-invite-du-journal/7495877-bernard-stiegler-philosophe-22-02-2016.html?f=player%2Fpopup

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