Vendredi 1er juin, l’Union Syndicale CGT des services publics proposait, à L’annexe Eugène Varlin de la Bourse du Travail, un film sur les transformations du 104 : La mort en Seine, de Cathy Bruno-Capvert.
Ce bâtiment du 104 de l’ancienne rue des Vertus, devenue rue d’Aubervilliers, construit en 1874, sous le contrôle de Baltard, a abrité, pendant plus d’un siècle, le Service des Pompes Funèbres, d’abord religieux, puis, depuis la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, en 1905, municipal (il devient ainsi le SMPF). Dans les années 80-90, il a connu le processus habituel de privatisation, accéléré par deux incendies successifs de l’usine de fabrication des cercueils (qui s’est installée, sous forme d’entreprise privée, en Corrèze, avec, pour actionnaire principale, Bernadette Chirac) : le monopole municipal des Pompes funèbres a été supprimé en 1993, et le service a fermé ses portes en 1997. Tiberi, alors maire de Paris, envisageait de détruire le lieu pour en faire un parking, mais il a heureusement été classé dans la liste des monuments historiques, et a pu renaître en 2008 en tant que lieu culturel, le nouveau 104.
La réalisatrice interviewe, au cours d’une série de retours sur les lieux, un groupe d’anciens fonctionnaires du SMPF : l’image qui se dégage est celle d’une ruche ouvrière (toutes sortes de métiers y étaient représentés, de tourneur ou couturière à régleur de convois funèbres), une véritable ville dans la ville (à son apogée, c’est 1400 personnes qui y travaillaient), comme l’était l’usine Renault de l’Ile Seguin, qui partageait aussi avec le SMPF un taux élevé de syndicalisation. (En 1968, le 104 a fonctionné en auto-gestion).
Mais, bien sûr, le SMPF n’était pas un service public comme les autres, et C. Bruno-Capvert s’intéresse tout particulièrement à son rôle dans la mise en scène de la mort. Le film nous emmène d’abord dans l’atelier (désaffecté) de couture : on y trouve encore, rangés, ou jetés par terre, des modèles de décoration funéraire. C’est ici en effet qu’on préparait les tentures qu’on accrochait à l’entrée des immeubles pour signaler la présence d’un mort, ou les catafalques, estrades ornementales qui supportaient le cercueil à l’église. On voit, à titre d’exemple, l’entrée de l’immeuble de L’Humanité, tendu de noir, d’où est parti le cortège funèbre de Marcel Cachin en 1958.Mais ces coutumes se sont perdues dans les années 80, en même temps que les insignes les plus voyants du deuil (on ne s’habille plus en noir même pour suivre l’enterrement d’un proche).
C’est ainsi que la réalisatrice installe un parallèle entre la disparition des rites funéraires et celle des services publics et, notamment, du SMPF. Ils ont en effet en commun la notion de collectivité : les services publics travaillent pour la collectivité et impliquent une priorité donnée à la société sur l’individu. De même, les rites funèbres signifient la prise en charge de la mort par la collectivité (village, corporation, ou famille au sens large).
Leur disparition a été vécue comme une victoire de la spontanéité et de la liberté : à quoi bon afficher sa douleur ? elle est intérieure. A quoi bon obéir à des rites archaïques ? laissons parler librement nos sentiments. L’ennui c’est que, souvent, les sentiments ne savent pas s’exprimer et que les funérailles aujourd’hui sont devenues ternes et frustrantes. On se rend compte que les rites n’étaient pas un carcan étouffant les sentiments, mais au contraire un canevas qui les guidait et leur permettait de s’extérioriser de façon à faire son deuil : ainsi, les pleurs rituels opéraient une catharsis tandis qu’aujourd’hui, on pleure peu et le chagrin est refoulé.
En outre, la disparition des rites signifie que l’individu est resté seul et que, n’étant plus soutenu par une communauté, il lui est beaucoup plus difficile d’affronter la mort. Dans ses Essais sur la mort en Occident du Moyen-Age à nos jours (parus en 1975), Philippe Ariès observe que le décorum des obsèques devient de plus en plus discret à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, c’est-à -dire depuis que la Révolution industrielle s’est imposée et, avec elle, l’idéologie du progrès et du bonheur obligatoire.
Dans ce cadre, l’optimisme est de rigueur : l’Humanité ne peut que progresser, de génération en génération, et chaque homme ne peut se fixer qu’un objectif, être plus heureux de jour en jour (cette idéologie a trouvé son expression privilégiée dans les pubs pour biscottes ou eaux minérales, dont la consommation vous rend « plus jeune chaque jour »). Toutefois, cette doctrine bute évidemment sur la mort ; aussi la mort est-elle devenue tabou. On ne peut la nier carrément (ce serait verser dans la folie), alors on l’éloigne le plus possible, dans le temps (« Profite de l’instant présent »), comme dans l’espace.
La mort a en effet déserté l’espace public (saturé par contre d’affiches de pub) : on ne voit plus de corbillards (mais des voitures grises banalisées), on ne défile plus à pied en cortège (mais en voiture ou minibus), et les cimetières se sont de plus en plus éloignés. L’épopée de Grenouille, le héros du Parfum, de Suskind, commençait dans le secteur le plus pestilentiel de Paris, le quartier des Innocents, qui tenait son nom du charnier des Innocents. C’est là que commence aussi une des enquêtes du commissaire Le Floch, de J. F. Parrot, (qui opère vers 1770), dans une cave qui dégage une odeur pestilentielle, celle des morts du cimetière des Innocents, qui poussent le mur et finissent par envahir la cave ! Aujourd’hui, heureusement, nous ne connaissons plus de telles promiscuités. Au contraire, ce qui nous attend, ce sont d’anonymes cimetières de périphérie, ou, encore plus moderne, ces « jardins du souvenir » où on vide les cendres recueillies dans une urne : on est ainsi arrivé à une complète dématérialisation de la mort.
Sommes-nous pour autant soulagés du poids de la mort ? Jean Ziegler, qu’on entend à la fin du film, rappelle que la mort est ce qui fait notre identité personnelle : chacun construit sa vie en sachant qu’elle est limitée et en fonction de son rapport avec la mort. Or, nous sommes aujourd’hui dépossédés de notre mort, d’abord par la fièvre consumériste, puis, aux approches de la mort, par les protocoles hospitaliers qui, pour nous éviter toute souffrance, nous font passer du sommeil artificiel au trépas. Nous approchons de la mort de la personne humaine telle qu’elle est annoncée dans Le Meilleur des Mondes.
Cette angoisse explique sans doute le regain d’intérêt pour les rites de la mort qu’on observe au cinéma : en 2009, Departures, du Japonais Yojiro Takita, mettait en scène un musicien au chômage, qui devient croque-mort malgré lui, mais, guidé par un collègue plus âgé, découvre, dans ces derniers services rendus à autrui, sa véritable vocation. En 2010, Le Dernier Voyage de Tanya, d’Alexeï Fedorchenko, décrivait les rites funèbres d’une antique tribu russe, celle (imaginaire ! ) des Meria. Cette année, on a pu voir, dans Amador, les rites funèbres imaginés par Marcela pour obtenir son pardon du défunt qu’elle soignait, et qu’elle conserve, une fois mort, pour continuer à toucher son salaire, redonnant ainsi une actualité aux antiques croyances à la solidarité entre morts et vivants (encore vivantes dans l’Amérique indienne).
La mission du nouveau 104 est un autre type de service public : la culture ; un des spectateurs a, au cours du débat, lancé une idée pour boucler la boucle : organiser au 104 des expositions, des débats, sur la place de la mort et ses rites dans les diverses sociétés. Remettre ainsi la mort au coeur du vivre ensemble, voilà qui briserait un vrai tabou, tout en nous rappelant à notre solidarité humaine.