« Ceux qui peuvent vous faire croire des absurdités peuvent vous faire commettre des atrocités. » François-Marie Arouet -"Voltaire" (1694-1778.)
J’ai cette conviction profonde que le devoir du journaliste consiste à faire des comptes-rendus, à mettre en lumière des lieux souvent sombres, à servir de voix pour ceux dont la voix, les craintes, la détresse risquent de ne pas être entendues ou révélées. Écrire à propos des émotions que l’on peut parfois sentir en faisant ce devoir est un anathème et une redondance, de toute façon. Le but du journaliste est de tenter d’attirer l’attention sur les torts, non pas de pleurnicher sur les effets qu’ils peuvent avoir. Cela relève de la vie privée et c’est précisement ce qu’elle devrait être : privée. Si les politiciens désirent se dépouiller de leur dignité et faire allusion à tout, à leur vie sexuelle, à l’utilisation de leur deuil personnel pour gagner des votes de sympathie, ceux qui possèdent une parcelle de respect de soi ne souhaitent pas les imiter. Ici, je brise mon tabou, pour une bonne raison.
Depuis plusieurs semaines j’ai à nouveau fait des recherches en profondeur sur les atrocités de l’invasion de l’Irak, exhumé l’inconcevable, fait abstraction de toute émotion et lu à propos de la terreur, de la torture, de monstrueuses cruautés, d’un insupportable mot à l’autre. J’ai ensuite revisité Fallujah [1], où des documents, l’un après l’autre, révélaient les tréfonds des dépravations les plus sombres que peut toucher le « fils » ou la fille « d’une mère quelconque ». En effet, le père ou la mère d’un enfant quelconque est capable d’abattre les enfants, les bambins, les bébés des autres, de sang froid, de leur rouler dessus avec des chars d’assaut, laissant leurs restes pathétiques en pâture aux chiens errants.
Parmi les photographies observées, nombreuses étaient celles que même les enquêteurs les plus endurcis jugeaient « trop troublantes à voir ». Cela n’est pas mon point de vue. Si des membres de familles ayant survécu peuvent regarder, identifier, enterrer leurs proches avec amour et respect, si des travailleurs d’urgence (lorsqu’ils n’ont pas été incinérés par les troupes étasuniennes elles-mêmes) et du personnel médical (lorsqu’il n’a pas été abattu, emprisonné, torturé ou ligoté, un sac sur la tête) peuvent photographier les corps soigneusement, noter l’heure et le lieu de leur découverte pour ensuite les numéroter, les envelopper et les conserver un certain temps avant l’inhumation, dans l’espoir que des parents viennent réclamer les corps calcinés, mutilés ou pire, les restes des dépouilles, alors il s’agit d’un devoir pour ceux qui ont une quelconque « voix » aux États-Unis et au Royaume-Uni, les pays responsables du premier génocide documenté du 21e siècle, d’y attirer l’attention, à la mémoire et en l’honneur des victimes sans voix, sans nom et non dénombrées, dans l’espoir que tôt ou tard, un recours légal s’ensuive.
En réalité, c’est la compassion qui a triomphé de tout : des corps et des visages brûlés jusqu’à en être presque méconnaissable, des cadavres éviscérés, de tous les yeux, au regard souvent fixe, lançant encore un silencieux appel à l’aide mêlé de totale stupéfaction. « On fait fuir la racaille », a écrit un marine sur son site web. « On leur a brûlé la cervelle », a écrit un autre, alors que bon nombre d’entre eux prenaient des photos de ces âmes perdues et les envoyaient à des sites porno en échange de visionnement gratuit. Et entre les occupants étasuniens (redésignés « conseillers » de manière surréaliste - même voiture, nouvelle peinture) et ce que Hussein al-Alak d’Iraq Solidarity Campaign a nommé « le gouvernement de Vichy aux passeports étrangers, imposé par les États-Unis », qui se battra pour la justice envers les Irakiens ?
Par ailleurs, comme depuis 1991, cette guerre est également une guerre contre les enfants à naître, les nouveaux nés et les moins de cinq ans. En plus des cadavres, des ruines, des décombres, du sang et des membres sanguinolents, il y a les difformités : les nouveaux nés, venus au monde sans yeux, sans cerveau, avec un oeil de cyclope, sans tête, avec deux têtes, sans membres ou sans doigts ou avec des doigts en trop. Un pays biblique transformé en armagédon génétique et écologique pour les générations actuelles et futures, jusqu’à la fin des temps. « Mission accomplie », a déclaré George W. Bush dans sa petite combinaison de vol ridicule, à bord de l’USS Abraham Lincoln le 1er mai 2003. « Que la liberté règne », a-t-il griffonné après les premières « élections » corrompues, meurtrières et jonchées de cadavres. Résultat : « Que le génocide commence ».
Le « vice-roi » nommé par les États-Unis en Irak, J. Paul Bremer, vêtu pour le rôle, à l’hollywoodienne, dans ses ridicules bottes lacées ou bottes d’armée, dépendant de votre perception, est arrivé peu après l’invasion, croyant apparemment à la réduction de la population. Il aurait demandé quelle était la population de l’Irak et on lui aurait répondu environ vingt-cinq millions. Il aurait alors rétorqué : « Beaucoup trop, disons cinq ». Mais à l’époque, il était l’homme de Kissinger Associates.
En lisant, j’écoutais les grands de ce monde au sein de divers corps légaux se demander si les événements au Congo et au Rwanda devaient être « classés » comme génocide. En juillet 2004, alors que les troupes étasuniennes s’entraînaient pour le massacre de Fallujah au mois de novembre suivant, la Chambre des représentants des États-Unis a voté à l’unanimité une résolution qualifiant la tragédie du Darfour de « génocide ». Les élus ont demandé à l’administration d’envisager une action « multilatérale ou même unilatérale » pour mettre un terme à ce génocide. Hésiter à prendre des mesures proactives afin de prévenir davantage de pertes de vie était selon eux « criminel ».
De nos jours, les génocides sont selon toute apparence commis uniquement par des Africains ou des Européens de l’Est, non par ces grands bastions de la démocratie que sont les États-Unis, le Royaume-Uni et l’allié Israël, « la seule démocratie au Moyen-Orient ». Les Forces israéliennes de défense ont entraîné des troupes étasuniennes pour le pogrom de Fallujah en novembre 2004 [2]. « Si ça bouge, tirez dessus », était l’ordre du jour. Comme lors des deux guerres mondiales, comme en Corée, au Vietnam, le visage de la libération ne change jamais.
« Leurs tactiques impliquent essentiellement une puissance de feu massive […], le recours à des chars d’assaut et des hélicoptères pour tirer sur des cibles […], la démolition d’édifices, l’installation de tireurs d’élite sur des toits, ils font des trous dans les murs [et] font feu sur tout ce qui bouge. » Cela s’ajoute aux « bombardements aériens et aux tirs d’obus provenant de gros canons de campagne ». La détresse de Fallujah « [n]’était pas complètement comprise en Occident, sauf par certains survivants du ghetto de Varsovie […] [I]ls étaient coincés [comme] des lapins dans un champ de maïs, encerclés pour être fauchés et démembrés par des moissonneuses-batteuses [3]. Les photographies constituent un témoignage de cette effrayante description. Les héros méconnus sont ceux qui ont décidé d’enregistrer ces crimes pour qu’un jour, quelque part, ils soient connus et qu’une justice vengeresse soit demandée. Ces images terribles, pathétiques représentent le témoignage silencieux du premier génocide connu de l’Occident au 21e siècle. Malheureusement, il est presque certain qu’avec le temps, l’Irak et l’Afghanistan produiront davantage de preuves.
L’embargo onusien de plus de treize ans, un génocide silencieux encouragé par les États-Unis et le Royaume-Uni, interdisait à l’Irak tous les besoins de première nécessité. Les enfants mouraient de « causes liées à l’embargo », à raison d’environ six mille par mois. Lors de mes visites à cette époque, le fait d’être témoin du déchirement, de la perplexité face à leur détresse me faisait toujours sentir terriblement coupable de partir. L"on voit et partage, dans une certaine mesure, l’inimaginable perpétré en son nom, pour ensuite partir. De l’autre côté de la frontière, en Jordanie, les lumières étaient allumés, la ville était animée, de l’eau potable coulait du robinet, et les bombes étasuniennes et britanniques ne tombaient pas. Pourtant, si près de là , les enfants mouraient, les gens mouraient, en notre nom à « Nous, le peuple … ».
En regardant les photos, en lisant sur les abîmes pratiquement incompréhensibles de la destruction sadique de leurs semblables dans lesquelles peuvent sombrer uniformément des hommes et des femmes en uniformes, je pouvais du même coup m’échapper à la fin de la journée. Je pouvais me faire un repas, aller écouter un spectacle de jazz dans un de mes pub favoris ou simplement me verser un verre de vin et écouter de la musique, entourée de nombreux livres, d’une collection de photographies et d’articles que j’aime, dans une maison que j’apprécie, avant d’aller chercher la chaleur du duvet et un lit confortable.
Toutefois, si la conscience peut se fermer, de toute évidence, le subconscient ne le peut pas. Une nuit, le cauchemar, qui n’était certes pas un cauchemar, mais la réalité, m’a frappée. Dans le monde surréel des cauchemars je me suis « réveillée » pour me retrouver trempée, du sang coulant sous mes bras. En me demandant ce qui se passait et quoi faire, j’ai fait, au pays des cauchemars, ce que je fais fréquemment lorsque je tente de résoudre un problème (quoique je n’aie pas l’habitude de le faire à 3 heures du matin) : j’ai rassemblé mes outils et je suis allée dans mon jardin. Comme toujours, j’ai taillé et soigné des plantes et des buissons. La plupart se sont développés à partir de petites boutures d’un quart de pouce. Elles ont été traitées aux petits soins à l’intérieur jusqu’à ce que la température soit clémente, ensuite plantées dehors dans un abri chaud, à nouveau nourries et entretenues jusqu’à ce que soudainement, comme du jour au lendemain, une extension vibrante et colorée, se tenant sur ses propres racines, soit prête à faire face à toutes les saisons. Toutefois mon jardin, avec ses haies protectrices (des fleurs blanches en été, des baies orange en hiver et des buissons épineux pour dissuader les intrus), avait disparu. Il n’y avait que des traces de bulldozer, profondes, dévastatrices, n’ayant laissé ni feuille, ni tige, ni fleur, seul un désert.
Puis, dans le monde des cauchemars, en pyjama, ensanglantée, j’ai réalisé que je n’avais pas de clés pour retourner à l’intérieur. Et si quelqu’un me trouvait dans cet état ? Je me suis retournée vers la porte d’entrée afin de tenter de trouver une solution, mais l’édifice avait disparu. J’étais seule, sanguinolente, presque nue et tout avait disparu. Soudainement, en me retournant vers d’autres édifices familiers, il n’y avait plus rien, que des ruines, des décombres, une terre à l’abandon à perte de vue. Ma vie, mes livres, ma zone de confort n’existaient plus. Les vêtements ensanglantés dont j’étais vêtue étaient tout ce qui restait.
Évidemment, comme en fuite, je me suis réveillée, trempée et grelottante, avec un bain chaud, une machine à laver, un placard-séchoir chaud et plein de literie propre et mon jardin, toujours intact. Le peuple irakien, avec ses maisons, ses jardins, ses vergers, ses palmeraies ou ses plantations sur les balcons ou les toits plats, tous détruits et les Palestiniens souffrant de la même calamité, depuis soixante-deux interminables années, sans oublier les Afghans, dans leurs quartiers rasés, détruits au même titre que leurs vergers et leurs jardins de fleurs et d’abricots, ces peuples vivent un cauchemar duquel ils ne se réveillent jamais.
J’ai repensé à l’enfant irakien, dont les parents avaient un beau jardin et qui, avant l’invasion, nous avait montré, à une amie et à moi, son cahier de dessins. Un des dessins abondait de fleurs, soigneusement colorées de nombreuses teintes et, à côté, des soldats étasuniens, tirant sur elles. « Pourquoi les soldats tirent-ils sur les fleurs ? », avons-nous demandé. « Parce que les Étasuniens détestent les fleurs », a-t-elle répondu solennellement. Ce fut un moment extrêmement triste : elle représentait tant d’enfants pour qui les Étatsuniens ne représentaient rien d’autre que la colère, la peur et la privation. Elle ne savait rien de ces Étasuniens qui avaient travaillé sans relâche pour renverser la situation. Si elle a survécu, elle est devenue une adulte. Il est peu probable que sa vision ait changé.
Au Royaume-Uni, le parlementaire Dr. Bill Wilson [4] s’acharne à traîner Tony Blair devant la justice. Pour servir sa cause, il a écrit au premier ministre écossait Alex Salmond et au secrétaire du ministère de la Justice Kenny MacAskill en réclamant que le corps législatif écossais adopte la définition internationale de crime d’agression, récemment approuvée. Sa lettre va comme suit :
« Plus tôt cette année, à Kampala, la Conférence d’examen du Statut de Rome par la Cour pénale internationale [5] a adopté une résolution par laquelle elle amendait le Statut afin d’inclure une définition du crime d’agression et les conditions dans lesquelles la Cour peut exercer sa compétence à cet égard. Le présent exercice de compétences sera soumis à une décision après le 1er janvier 2017 par la même majorité d’États partis, comme cela est requis pour l’adoption d’un amendement au Statut. Je crois cependant qu’en ce moment il n’existe pas d’obstacle légal pour les pays désirant inclure individuellement cette nouvelle définition de crime d’agression dans leur législation. J’espère que vous serez d’accord qu’il serait à l’honneur de l’Écosse si nous pouvions être l’un des premiers pays à le faire. Pour l’actuel gouvernement écossais, il s’agirait par ailleurs d’un bel héritage à laisser au moment où son mandat s’achève. »
Il a ajouté qu’en plus, puisque la Cour pénale internationale a approuvé une définition du crime d’agression, « [il] croit que bien que la CPI ne peut pas elle-même engager de poursuites sur cette base pour le moment, rien n’empêche les pays d’inclure immédiatement cette définition dans leur propre législation. Si l’Écosse le faisait, il servirait d’excellent exemple au reste du monde et enverrait un message clair en ce qui concerne notre respect pour le droit international. Cela encouragerait aussi fortement l’actuel gouvernement du Royaume-Uni et les suivants à réfléchir prudemment avant de se lancer dans une guerre ».
« Je crois que la majorité des Écossais ne souhaite pas que la tragédie que nous avons vue se dérouler en Irak se répète. Cela pourrait être une façon de prévenir de telles aventures malavisées. » Le Dr. Wilson est catégorique : L’Écosse est en mesure de « mener sur le plan éthique en adoptant la définition de crime d’agression » et un avis juridique l’approuve. Il envisage d’utiliser Fallujah comme exemple de ce genre d’agression, mais indique également qu’il en existe sûrement de nombreux autres, lesquels ne sont pas documentés pour l’instant.
Comme le rappelle John Pilger, Tony Blair a promis que l’invasion (illégale) de Bagdad se ferait « […] sans bain de sang et qu’à la fin, les Irakiens célébreraient […] En réalité, la conquête criminelle de l’Irak a écrasé une société, tué jusqu’à un million de personnes, chassé quatre millions de personnes de leur maison, contaminé des villes comme Fallujah avec des poisons cancérigènes et laissé une majorité de jeunes enfants mal nourris, dans un pays autrefois décrit par l’Unicef comme un "modèle" ». (New Statesman, 30th September, 2010.)
Alors que le Pakistan, l’Iran, le Yémen et la Somalie semblent se trouver dans de futures visées impériales, il est certainement nécessaire d’établir un précédent qui servira de mise en garde aux chefs mal intentionnés. Le Dr Gideon Polya, qui a travaillé sur la surmortalité due aux invasions depuis 1950, déclare ceci à propos de l’Afghanistan : « Le taux de décès annuel sous l’occupation en Afghanistan est de 7 % pour les moins de 5 ans, comparativement à 4 % pour les Polonais et à 5 % pour les juifs français pendant l’occupation nazie de la Pologne et de la France.
Les États-Unis et le Royaume-Uni, dont les chefs ont claironné les dangers d’un « nouveau Hitler » dans les pays qu’ils ont prévu anéantir, ont surpassé les nazis. Ca suffit.
Felicity Arbuthnot. Article original en anglais : The Nightmare : The Iraq Invasion’s Atrocities, Unearthing the Unthinkable, publié le 9 octobre 2010
Traduit par Julie Lévesque pour Mondialisation.ca.
Notes
1. http://www.globalresearch.ca/index.php?context=va&aid=212121
Voir aussi : www.billwilsonmsp.org
2. "War Crime or Just War", Nicholas Wood, South Hill Press, 2005.
3. Voir 2.
4. Voir 1.
5.http://www2.icc-cpi.int/menus/icc/press%20and%20media/press%20releases/review%20conference%20of%20the%20rome%20statute%20concludes%20in%20kampala