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La véritable première victime de la guerre

illustration : Avi katz - http://www.avikatz.net

La censure par le journalisme est virulente en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis - et cela peut faire la différence entre la vie et la mort pour les gens des pays lointains.

[Avril 2006] : Dans les années 1970, alors que je filmait clandestinement en Tchécoslovaquie, alors sous une dictature stalinienne, le romancier dissident Zdenek Urbánek m’a dit : ’À certains égards, nous sommes plus chanceux que vous en Occident. Nous ne croyons rien de ce que nous lisons dans les journaux et regardons à la télévision, rien de la vérité officielle. Contrairement à vous, nous avons appris à lire entre les lignes, parce que la vérité est toujours subversive.’

Ce scepticisme aigu, cette capacité à lire entre les lignes, est aujourd’hui devenu une nécessité urgente les sociétés supposées libres. Prenons le cas d’un reportage sur une guerre parrainée par l’État. Le cliché le plus ancien est que la vérité est la première victime de la guerre. Je ne suis pas d’accord. C’est le journalisme qui est la première victime. De plus, le journalisme est devenu une arme de guerre, une censure virulente qui n’est pas reconnue aux États-Unis, en Grande-Bretagne et dans d’autres démocraties ; une censure par omission, dont le pouvoir est tel qu’en temps de guerre, elle peut faire la différence entre la vie et la mort pour les populations de pays lointains comme l’Irak.

Journaliste depuis plus de 40 ans, j’ai essayé de comprendre comment cela fonctionne. Au lendemain de la guerre des Etats-Unis au Vietnam, dont j’ai parlé, la politique de Washington était la vengeance, un mot fréquemment utilisé en privé mais jamais en public. Un embargo médiéval a été imposé au Vietnam et au Cambodge ; le gouvernement Thatcher a coupé les livraisons de lait aux enfants du Vietnam. Cet assaut sur le tissu même de la vie dans deux des sociétés les plus touchées du monde a rarement été signalé, ce qui a entraîné des souffrances massives.

C’est à cette époque que j’ai réalisé une série de documentaires sur le Cambodge. Le premier, en 1979, Year Zero : the silent death of Cambodia , décrit le bombardement américain qui avait servi de catalyseur à la montée de Pol Pot, et montre les effets humains choquants de l’embargo. Year Zero a été diffusée dans une soixantaine de pays, mais jamais aux États-Unis. Lorsque je me suis rendu à Washington et que je l’ai offert au radiodiffuseur public national, PBS, j’ai reçu une curieuse réaction. Les dirigeants de PBS ont été choqués par le film et en ont parlé avec admiration, alors même qu’ils secouaient collectivement la tête. L’un d’entre eux a dit : « John, nous sommes troublés par le fait que votre film affirme que les États-Unis ont joué un rôle si destructeur, alors nous avons décidé de faire appel à un arbitre journalistique ».

L’expression ’arbitre journalistique’ est tiré d’Orwell. PBS a nommé un certain Richard Dudman, un reporter du Post-Dispatch de St Louis, et l’un des rares occidentaux à avoir été invité par Pol Pot pour visiter le Cambodge. Ses dépêches ne reflétaient pas la sauvagerie qui enveloppait à l’époque ce pays ; il louait même ses hôtes. Il n’est pas surprenant qu’il ait asséné à mon film le coup de grâce. Un des cadres de PBS m’a confié : « Les temps sont durs sous Ronald Reagan. Votre film nous aurait attiré des ennuis. »

Le manque de vérité sur ce qui s’était réellement passé en Asie du Sud-Est - le mythe médiatique d’une ’bévue’ et le silence sur l’ampleur réelle des pertes civiles et des meurtres de masse, et même l’omission du mot ’invasion’ - a permis à Reagan de lancer une deuxième ’noble cause’ en Amérique centrale. La cible était une nation pauvre sans ressources : le Nicaragua, dont la ’menace’, comme celle du Vietnam, était d’essayer d’établir un modèle de développement différent de celui des dictatures coloniales soutenues par Washington. Le Nicaragua a été écrasé, en grande partie grâce aux grands journalistes américains, conservateurs et libéraux, qui ont censuré les triomphes des sandinistes et encouragé un débat spécieux sur une ’menace’.

La tragédie irakienne est différente, mais pour les journalistes, il y a des similitudes lancinantes. Le 24 août de l’année dernière, un éditorial du New York Times déclarait : « Si nous avions tous su ce que nous savons maintenant, l’invasion [de l’Irak] aurait été stoppée par un tollé populaire. » Cet aveu étonnant disait en effet que l’invasion ne se serait jamais produite si les journalistes n’avaient pas trahi le public en acceptant et en amplifiant les mensonges de Bush et de Blair, au lieu de les contester et de les dénoncer.

Nous savons maintenant que la BBC et d’autres médias britanniques ont été utilisés par le MI6, le service de renseignements secrets. Dans le cadre de ce qu’on a appelé ’Operation Mass Appeal’, des agents du MI6 ont diffusé des histoires sur les armes de destruction massive de Saddam Hussein - telles que des armes cachées dans ses palais et dans des bunkers souterrains secrets. Toutes ces histoires étaient fausses. Mais là n’est pas le problème. Le fait est que les actions occultes du MI6 étaient tout à fait inutiles. Récemment, on a demandé à la directrice de l’information de la BBC, Helen Boaden, d’expliquer comment un de ses journalistes « intégrés » en Irak, après avoir accepté les dénégations américaines quant à l’utilisation d’armes chimiques contre des civils, pouvait encore affirmer que le but de l’invasion anglo-américaine était d’ « apporter la démocratie et les droits de l’homme » en Irak. Elle répondit avec des citations de Blair que c’était effectivement le but recherché, comme si les propos de Blair et la vérité étaient en quelque sorte liés. A l’occasion du troisième anniversaire de l’invasion, un rédacteur de la BBC a qualifié cet acte illégal et non provoqué, basé sur des mensonges, de « faux calcul ». Ainsi, pour reprendre la phrase mémorable d’Edward Herman, l’impensable fut normalisé.

Une telle servilité à l’égard du pouvoir de l’État est vivement niée, mais pourtant elle est courante. La plupart des médias britanniques ont omis le véritable chiffre des victimes civiles irakiennes, ignorant délibérément ou tentant de discréditer des études respectables. ’En émettant des hypothèses conservatrices’, ont écrit les chercheurs de l’éminente Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health, en collaboration avec des chercheurs irakiens, « nous pensons qu’environ 100 000 décès supplémentaires, ou plus, sont survenus depuis l’invasion de l’Irak en 2003. ... qui étaient le fruit d’actions militaires menées par les forces de la coalition. La plupart des personnes tuées par les forces de la coalition étaient des femmes et des enfants... » C’était le 29 octobre 2004. Aujourd’hui, ce chiffre a doublé.

Le langage est peut-être le champ de bataille le plus crucial. Des mots nobles tels que ’démocratie’,’libération’,’liberté’ et ’réforme’ ont été vidés de leur véritable sens et rechargés par leurs contraires. Les contrefaçons dominent l’actualité, de même que les étiquettes politiques malhonnêtes, telles que ’à gauche du centre’, l’étiquette favorite collée à des seigneurs de la guerre comme Blair et Bill Clinton, alors qu’elle signifie le contraire. « La guerre contre le terrorisme » est une fausse métaphore qui insulte notre intelligence. Nous ne sommes pas en guerre. En réalité, nos troupes combattent les insurrections dans les pays où nos invasions ont causé le chaos et la souffrance, dont les preuves et les images sont occultées. Combien de gens savent que, pour se venger des 3 000 vies innocentes prises le 11 septembre 2001, jusqu’ à 20 000 personnes innocentes sont mortes en Afghanistan ?

En revendiquant l’honneur de notre métier, sans parler de la vérité, nous, les journalistes, devons au moins comprendre la tâche historique qui nous a été assignée – à savoir réduire le reste de l’humanité en termes d’utilité, ou d’autre chose, pour ’nous’, et préparer l’opinion publique pour les attaques ravageuses contre des pays qui ne représentent aucune menace. Nous arrondissons les angles en les déshumanisant, en écrivant sur le « changement de régime » en Iran comme si ce pays était une abstraction et non une société humaine. Les angles sont en train d’être arrondis pour le Venezuela d’Hugo Chávez, et ce des deux côtés de l’Atlantique. Il y a quelques semaines, Channel 4 News a diffusé un reportage important qui aurait pu être diffusé par le département d’État américain. Le journaliste Jonathan Rugman, correspondant à Washington, a présenté Chávez comme un personnage de dessin animé, un bouffon sinistre dont les manières folkloriques latines cachaient un homme « prêt à rejoindre une galerie de dictateurs et de despotes voyous - le dernier cauchemar latino de Washington » . En revanche, Condoleezza Rice fut traitée avec respect et Donald Rumsfeld autorisé à comparer Chávez à Hitler.

En effet, presque tout dans cette parodie de journalisme fut présenté du point de vue de Washington, et seulement quelques bribes de point de vues des barrios du Venezuela, où Chávez jouit d’une popularité de 80%. On a omis de dire qu’il avait remporté neuf élections et référendums démocratiques - un record mondial. Dans le style cinématographique brut soviétique, on l’a montré avec des personnalités comme Saddam Hussein et Mouammar Kadhafi, bien que ces brèves rencontres n’aient porté que sur OPEP et le pétrole. Selon Rugman, le Venezuela, sous Chávez, aide l’Iran à mettre au point des armes nucléaires. Aucune preuve n’a été fournie en appui de cette absurdité. Les gens n’auraient aucune idée que le Venezuela est le seul pays producteur de pétrole au monde à utiliser ses revenus pétroliers au profit des pauvres. Ils n’auraient aucune idée de l’évolution spectaculaire de la santé, de l’éducation, de l’alphabétisation, ni de l’absence de prisons politiques au Venezuela, contrairement aux États-Unis.

Donc, si l’administration Bush se décide à mettre en œuvre ’l’opération Bilbao’, un plan d’urgence pour renverser le gouvernement démocratique du Venezuela, qui s’en souciera, car qui le saura ? Nous n’aurons que la version des médias, à savoir qu’un autre démon a reçu une punition méritée. Les pauvres du Venezuela, comme les pauvres du Nicaragua, les pauvres du Vietnam et d’innombrables autres endroits lointains, dont les rêves et la vie n’ont aucun intérêt, seront invisibles dans leur chagrin : ce sera un triomphe de la censure par le journalisme.

On dit que l’internet offre une alternative, et ce qui est merveilleux avec les esprits rebelles sur le web, c’est qu’ils font souvent le travail que les journalistes devraient faire. Ce sont des dissidents dans la tradition des trublions tels que Claud Cockburn, qui a dit : ’Il ne faut croire en rien avant que ce ne soit officiellement démenti’. Mais l’internet est toujours une sorte de samizdat, un underground, et la majorité de l’humanité n’est pas connectée, tout comme la plupart ne possèdent pas de téléphone portable. Mais le droit de savoir devrait être universel. Tom Paine, autre grand trublion, a averti que si la majorité des gens se voyaient privés de vérité, il serait alors temps de prendre d’assaut ce qu’il appelait la ’Bastille des mots’. Ce temps est arrivé.

John Pilger

avril 2006

Version abrégée d’une allocution,’Reporting War and Empire’, par John Pilger à l’Université Columbia, New York, en compagnie de Seymour Hersh, Robert Fisk et Charles Glass

Traduction "11 ans plus tard... et quoi ?" par Viktor Dedaj pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.

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