Comme tous les militants de la cause palestinienne, et plus particulièrement ceux qui soutiennent la campagne BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions), les signataires de cette lettre se trouvent journellement confrontés à l’accusation d’antisémitisme. C’est l’arme absolue destinée à disqualifier toute critique de la politique menée par le gouvernement israélien, qui en fait un usage délibéré et systématique. On ne peut que déplorer que cette accusation soit relayée par notre propre gouvernement, même au prix d’un mensonge, comme lorsqu’un premier ministre en exercice dénonce un fantasmatique "boycott des produits kasher" dont on ne trouve de trace que dans son propre discours.[1] Toute cette propagande crée un climat malsain, et nous souhaitons un retour à la réalité.
Cette réalité ne peut être vue que sur le terrain, en Cisjordanie et à Gaza. C’est là seulement qu’on peut voir et vivre ce que sont l’occupation et la colonisation. Elles morcèlent l’espace physique et structurent l’espace social. La bande de Gaza est une prison à ciel ouvert, et la Cisjordanie est un gigantesque jeu de go, où chaque village arabe est marqué par une colonie, comme les pions blancs marquent les pions noirs. Ce territoire est traversé de routes interdites aux Palestiniens mais ouvertes aux colons, moyens de communication pour les uns et obstacles pour les autres, unifiant l’espace physique pour les uns et le morcelant pour les autres. La route inscrit l’apartheid dans le territoire, comme le mur de séparation, ou les checkpoints avec leurs miradors. Pas plus que le territoire, le temps du Palestinien ne lui appartient : il ne peut pas faire de plans, le simple fait d’arriver à l’heure à un rendez-vous n’est jamais assuré. C’est que le moindre déplacement est hasardeux : les routes autorisées font de long détours pour contourner les colonies et sont parsemées de checkpoints, volants ou fixes, que l’on n’est jamais assuré de franchir. Et par-dessus ces difficultés quotidiennes, il y a la conscience que chacun peut être arrêté et détenu sans même savoir pourquoi, sous le régime de la détention administrative. Les clivages sont nets : le soldat contre le civil, l’occupant contre l’occupé, le colon contre l’indigène. La force est toute entière d’un côté, et au cas où on l’oublierait, la géographie vous le rappellerait.
Bien sûr, de France, on peut confortablement ignorer la réalité sur le terrain en Palestine. De temps en temps, il y a une crise, comme lors de l’opération Plomb Durci ou l’abordage du Mavi Marmara, et les informations vous sautent à la figure, mais la plupart du temps la Palestine est loin de nos préoccupations quotidiennes. Ce qui se passe là-bas sort de toutes façons du champ de notre expérience, et nous n’avons pas vraiment de références qui nous permettent de nous le représenter : la France n’a plus été occupée depuis 1945, et nous avons du mal à imaginer ce qu’est une occupation militaire. Le clivage occupant/occupé n’est plus structurant pour nous, mais d’autres clivages, montés des profondeurs de notre histoire, le sont : le juif contre l’antisémite, le colon contre le colonisé, le français de souche contre l’indigène. À défaut d’une expérience directe, ce sont eux qui structurent notre vision du monde, et notamment de ce qui se passe en Palestine. C’est une représentation du monde qui finit par s’imposer à la réalité elle-même, dans la mesure où elle est partagée par d’autres, et se trouve relayée par des groupes, des partis politiques et des médias. Ainsi, le fait indéniable que les citoyens israéliens ne sont pas tous juifs, et que les juifs ne sont ni tous citoyens israéliens, ni tous solidaires de l’ État d’Israël, est occulté au profit d’une représentation qui fait du gouvernement israélien le représentant et le porte-parole de tous les juifs du monde, et qui permet donc de taxer ses adversaires d’antisémitisme. Notons que ceux qui attribuent à un complot juif mondial le soutien accordé à la politique israélienne par les gouvernements et les médias occidentaux parlent sans le savoir le même langage.
Descartes évoquait l’aveugle qui attire le clairvoyant dans la cave pour se battre avec lui. Il faut exorciser ces représentations, extirper ces clivages, et pour cela chercher sur quel imaginaire elles se fondent. Nous pensons qu’elles se ramènent toutes à une même idée, à savoir que certains êtres humains le sont moins que d’autres : il y aurait des gens qui non seulement ne sont pas comme nous, mais sont moins bien que nous, soit que leur niveau de culture ne leur permette pas d’apprécier les bienfaits de notre civilisation, soit que par nature ils soient réfractaires aux valeurs humanistes qui inspirent notre action, si bien qu’on ne saurait partager avec eux un monde commun. Nulle part cette séparation n’est plus criante qu’en Palestine historique où le gouvernement israélien a restructuré l’espace géographique pour que deux populations, qui vivent sur la même terre, ne se rencontrent pas.
L’idée que certains êtres humains souffriraient d’un défaut d’humanité engendre la haine et la mort par une logique implacable. S’il est considéré comme définitif, ceux qui en souffrent sont promis à l’esclavage ou à l’extermination. Si l’on considère qu’il n’est pas inscrit dans leur nature, et que l’éducation ou la conversion soient susceptibles d’y porter remède, on pourra avec bonne conscience spolier la génération présente, en attendant que l’avenir radieux de leurs descendants viennent un jour compenser les maux qu’ont subi leurs ancêtres. C’est la justification de l’esclavage, de la colonisation, de l’apartheid, des racismes et du sexisme, de la Shoah et des génocides qui ont émaillé le si sanglant vingtième siècle. Ses ravages ont suscité un sursaut de la conscience universelle, qui s’est manifesté par le vote de traités internationaux, comme les conventions de Genève et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, et la création d’institutions internationales, comme l’ONU et la Cour Internationale de Justice. Bref, au sortir de deux guerres mondiales, on a érigé le droit international humanitaire comme un rempart. En dépit de ses limites et de ses imperfections, ce droit s’est constitué sur la base de l’égalité de tous les êtres humains, indépendamment de leur origine, de leur sexe, ou de la couleur de leur peau. Il pose une norme, il n’a pas les moyens de la faire respecter, mais il est de l’intérêt général qu’elle le soit. Nous personnellement nous reconnaissons dans les valeurs qu’il promulgue, ainsi que la majorité des citoyens de notre pays, et les gouvernements dits occidentaux, notamment les gouvernements européens, s’en réclament, même quand ils ne mettent pas leurs actes en accord avec leur discours. C’est alors notre devoir de citoyen de les dénoncer quand ils contournent, ignorent ou violent ouvertement ces droits.
Nous devons donc revenir à la réalité, c’est-à-dire agir pour que les êtres humains soient traités sur un pied d’égalité partout dans le monde, et combattre les représentations contraires. Il faut écouter ceux qui vont sur le terrain en Palestine, lire les rapports des organisations internationales, et appliquer les avis de la Cour internationale de Justice. Il faut combattre les violations du droit international que constituent l’occupation militaire prolongée et la colonisation des territoires palestiniens conquis en 1967. En même temps il faut combattre l’antisémitisme, l’islamophobie et toutes les formes que peut prendre l’idée que certains êtres humains le sont moins que d’autres. C’est le même combat ! La Palestine n’est pas une ligne de front, où l’Occident se défend contre les barbares. Il y a de part et d’autres des êtres humains qui ont des valeurs communes, et la meilleure manière de les faire partager est de les défendre, de part et d’autre de cette ligne, et même de les imposer en tant que citoyens si nos gouvernants ne le font pas avec les moyens que l’état met à leur disposition. C’est le sens de la campagne BDS : elle n’aurait pas lieu d’être si l’Union Européenne appliquait les sanctions contre Israël prévues par le traité de coopération qui nous lie, comme le Parlement Européen le lui a demandé voici longtemps.
Mais, nous dira-t-on, il y a bien d’autres États de part le monde où vous pourriez trouver à redire : il vaut mieux être palestinien que syrien, tibétain ou nord-coréen. Cet acharnement sur Israël peut-il être dû à autre chose qu’à de l’antisémitisme ? Mais il ne viendrait à l’idée de personne que le gouvernement syrien, le gouvernement chinois ou le gouvernement nord-coréen s’inspirent des valeurs de liberté et d’égalité qui sont les nôtres ! Du reste, ils sont combattus, plus ou moins fermement, par les gouvernements occidentaux au nom de ces mêmes valeurs, de telle sorte qu’il est clair aux yeux de tous qu’ils sont en opposition avec elles. Le gouvernement israélien, par contre, se réclame ouvertement de ces valeurs que nous défendons, il prétend les défendre, et nos propres gouvernements accréditent cette prétention par le soutien inconditionnel qu’ils lui accordent. Bref, aux yeux du monde, Israël c’est nous, et quand Israël viole le droit international, parle un double langage et bafoue les valeurs qu’il prétend défendre, c’est nous qui le faisons, dans la mesure où, du point de vue politique comme du point de vue idéologique, Israël fait partie des puissance occidentales.
Comme citoyens français et comme personnes, nous n’acceptons pas l’image de nous-mêmes que le gouvernement israélien nous renvoie, et c’est pour cela que nous nous en désolidarisons publiquement. Comme citoyens du monde, nous appelons au respect du droit international humanitaire et des institutions internationales.
Sonia Dayan-Herzbrun
Professeure émérite à l’université Paris-Diderot, vice-présidente de l’AURDIP
Ivar Ekeland
Ancien Président de l’Université Paris-Dauphine, Ancien Président du Conseil Scientifique de l’École Normale Supérieure, Président de l’AURDIP
Notes
[1] François Fillon, discours au CRIF le 4 Février 2010