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La problématique de la neutralité entre les Palestiniens et Israël

CounterPunch.org (e-magazine étasunien) du dimanche 18 juillet 2004

Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier

(Kathleen Christison, ancienne analyste politique à la Central Intelligence Agency (CIA), est journaliste indépendante depuis sa démission de la CIA en 1979. Elle est spécialisée dans le conflit palestino-israélien. Son livre, Les perceptions de la Palestine et leur influence sur la politique moyen-orientale américaine [Perceptions of Palestine : Their Influence on U.S. Middle East Policy] a été publié en 2001. En 2002, elle a publié un deuxième ouvrage : La Blessure de la dépossession : Raconter l’histoire de la Palestine [The Wound of Dispossession : Telling the Palestinian Story]. On peut la contacter à l’adresse e-mail ci-après : christison@counterpunch.org..)

*** *** ***

Une amie m’a dit, récemment, qu’elle en était venue à penser que le niveau des violences israéliennes à l’encontre des Palestiniens était aujourd’hui si élevé qu’une approche équilibrée entre les deux parties au conflit - cette voie médiane prônée par de si nombreux groupes pacifistes - était désormais devenue totalement intenable. Une autre amie, Israélienne d’origine américaine, de retour aux Etats-Unis après plusieurs mois passés en Israël, a été témoin d’un tel niveau de violence de la part d’Israël, non seulement à l’encontre les Palestiniens mais aussi, envers de rares manifestants israéliens, qu’elle s’est juré de s’y opposer.

Elle avait tranché : elle ne pouvait plus « sauver sa peau » en se contentant de regarder. « Je ne me souciais plus du tout de ma sécurité personnelle ». Elle mettait sa vie en danger, au nom de la justice pour les Palestiniens.
Ces deux amies ont pris conscience de l’imbécillité (qu’elles dénoncent catégoriquement) de l’attitude consistant à adopter une position neutre entre deux camps opposés par le conflit le plus déséquilibré qui se puisse imaginer. Dans tout conflit caractérisé par un déséquilibre flagrant dans la puissance des protagonistes, la neutralité est probablement une gageure. Il s’agit, en tous les cas, d’une position immorale. S’ingénier à emprunter une voie médiane entre un camp totalement impuissant et un autre camp disposant, lui, d’un pouvoir absolu : voilà qui est effectivement de nature à lever toutes les inhibitions dans le camp dominant. C’est néanmoins la posture d’organisations pacifistes américaines qui se mettent en avant et se campent en avocats d’on ne sait quelle réconciliation palestino-israélienne. Elles ne prennent pas parti, entre les Palestiniens et Israël : elles se contentent de promouvoir des plans de paix tels l’Accord (non officiel) de Genève. Bien entendu, elles ne font rien, fût-ce verbalement, contre l’occupation israélienne. Résultat : ces mouvements donnent à Israël le temps et la possibilité de dévaster le territoire (palestinien), d’entreprendre son épuration ethnique et de détruire toute perspective d’une indépendance palestinienne. Leur refus d’adopter une position claire contre la politique oppressive d’Israël revient, de leur part, à affirmer des sentences qui risquent fort de faire jurisprudence : « les politiques répressives sont acceptables », et - plus grave - « la justice (pour les Palestiniens) est moins importante que le pouvoir (pour Israël) ».

Mais soyons sérieux : quand, dans l’Histoire, les gens honnêtes ont-ils vu dans l’équilibrisme et la neutralité une réponse appropriée face à des conflits moraux ou nationaux opposant un camp surpuissant à un camp impuissant ?

Examinons l’analogie suivante : des militants bien intentionnés, dans l’Amérique de la fin des années 1850, espèrent mettre fin à l’esclavage, sans recourir à la guerre.
Ils proposent que les deux camps s’efforcent de se réconcilier, que les esclaves s’assoient à la table des pourparlers avec les propriétaires d’esclaves, et qu’ensemble ils s’efforcent de vider leur querelle, par la négociation. Ces militants pensent que l’esclavage institutionnalisé est oppressif, qu’il représente une violation des droits de l’homme et qu’il doit prendre fin. Mais ils reconnaissent aussi les droits de propriété des esclavagistes sur leurs esclaves, ainsi que les droits des propriétaires d’esclaves sur la vie et le gagne-pain de ceux-ci - bref : le droit des propriétaires esclavagistes à l’existence et à ne pas être massacrés au cours d’une insurrection généralisée des esclaves. Ils proposent une voie médiane entre les deux camps, affirmant que, les uns comme les autres, ils sont responsables du conflit qui les met aux prises (les esclaves ont fait montre d’une propension à la rébellion, ce qui a conduit les esclavagistes à resserrer leur emprise oppressive...). Mais cela revient à penser que tant les esclaves que leurs « propriétaires » ont des droits égaux à une existence libre, paisible et sûre. Cela revient à renvoyer les deux camps dos-à -dos.

Vous trouvez ça absurde ? Imaginez maintenant un scénario similaire impliquant une tentative d’assurer une médiation, dans une atmosphère équilibrée et dépourvue de toute culpabilisation, entre des prêtres catholiques (déviants) et les enfants qu’ils ont agressés sexuellement. L’absurdité de la neutralité est tout aussi évidente, dans ce type de situation.

Ce qu’il y a d’absurde, dans ces deux scénarios (et ce qui les apparie), c’est l’idée de suivre une voie médiane ou prétendument neutre entre deux parties aux prises dans un conflit caractérisé par un total déséquilibre de pouvoirs. Est-il sérieux d’imaginer que des esclaves, absolument démunis de tout pouvoir (excepté celui de se rebeller, à l’occasion) pourraient rechercher une quelconque forme de solution équitable entre eux-mêmes et leurs seigneurs et maîtres ? Quelqu’un peut-il sérieusement suggérer que des enfants abusés sexuellement, totalement impuissants (susceptibles, tout au plus, de se débattre et de crier) peuvent négocier avec leurs violeurs ?

Pensons maintenant à certains des conflits coloniaux du vingtième siècle : peut-on imaginer un scénario où des pacifistes ou des commentateurs et des faiseurs d’opinion auraient pensé que ces conflits pouvaient être solutionnés simplement en faisant la part des choses et en recherchant une improbable voie médiane entre les deux camps opposés ? Au Vietnam, en Algérie, en Afrique du Sud, dans d’autres conflits coloniaux en Afrique et en Asie - conflits qui, de par leur nature même impliquaient une puissance écrasante imposant sa domination absolue sur une population civile virtuellement impuissante - aucun médiateur, aucun commentateur, aucun mouvement militant n’a jamais proposé avec un minimum de crédibilité que le conflit soit résolu en agissant, à partir d’une position neutre, afin de tenter de « réconcilier » les protagonistes.

C’est pourtant là , pour l’essentiel, ce que pratiquement tout le monde - depuis le discours public, en général, tenu par les politiciens américains opportunistes des deux partis majoritaires, jusqu’aux principaux mouvements pacifistes, en passant par les commentateurs des médias bien pensants - propose afin de solutionner le conflit palestino-israélien. L’idée de jouer l’arbitre, d’être « neutre », rassure la plupart des gens, car elle est - en apparence (seulement) - équitable. Elle est optimiste, elle est positive, elle permet de tenir à l’écart toute négativité et toute attitude cassante. Mais une position équilibrée, dans une situation déséquilibrée, représente inévitablement un déni de justice. Dans le cas de la Palestine - Israël, c’est une posture immorale que de chercher à rester neutre entre des Palestiniens impuissants (qui n’ont que la possibilité d’assassiner, à l’occasion, des Israéliens innocents, mais aucun pouvoir leur permettant de conduire voire même de préserver leur propre existence) et un Israël surpuissant et omnipotent, disposant de moyens militaires illimités, contrôlant l’ensemble du territoire. Dans ce cas d’espèce, rester neutre, cela revient à refuser de choisir entre les esclaves et leurs propriétaires, ou encore entre des enfants violés et des prêtres qui auraient abusé d’eux.

(Comme plaisir d’amour), plaisir de neutralité ne dure qu’un moment

Michael Lerner, rédacteur en chef de la revue Tikkun et créateur d’un réseau d’organisations de base, dans l’ensemble des Etats-Unis, que l’on désigne collectivement du nom de « Communauté Tikkun », est sans doute le plus en vue des avocats du pacifisme neutraliste, bien que d’autres organisations adoptent une approche similaire. Lerner a énoncé une position, qu’il qualifie de « voie médiane progressiste », consistant à rechercher une réconciliation palestino-israélienne basée sur une adhésion scrupuleuse à la notion voulant que les deux peuples seraient responsables du conflit, que l’un comme l’autre auraient eu des comportements immoraux et inhumains, et que le seul espoir de paix résiderait dans l’abstention de toute condamnation de l’un ou l’autre camp et dans la mise au point de plans de paix qui apportassent « le bien-être aux uns comme aux autres ». Le président national de la Communauté Tikkun a récemment écrit dans un courrier des lecteurs que l’objectif de Tikkun est de reconnaître que les deux peuples ont des besoins légitimes, que l’un comme l’autre « sont responsables de la création du conflit », et que l’un et l’autre doivent faire preuve de responsabilité dans la recherche d’une solution aux questions pendantes qui les opposent.

Superficiellement, cette belle neutralité clinquante a positivement l’air éclairée. Qui pourrait critiquer un programme affirmant que « la meilleure chance des deux peuples d’obtenir une sécurité durable réside dans un nouvel esprit de générosité, une réconciliation sincère et un authentique engagement à la non-violence » ? Et, de fait, le soutien appuyé de Tikkun à l’accord de Genève (une initiative de paix non officielle mise au point par d’anciens ministres palestiniens et israéliens et lancée avec une considérable fanfare de tambours et trompettes en décembre dernier), représente un effort louable de concrétiser l’appel à la réconciliation. L’accord de Genève comporte beaucoup d’injustice à l’encontre du peuple palestinien, en particulier en matière de droit au retour des réfugiés. Mais ce projet, tel qu’il est conçu, donne au moins un point de départ acceptable pour négocier les détails d’un accord de paix définitif - s’il existait le moindre espoir qu’il soit pris en compte tant par le gouvernement israélien que par le gouvernement américain.
Malheureusement, cet espoir est totalement illusoire. Il faut ramener ces gens à la réalité. Il n’est pas vrai, historiquement, que les deux camps endossent une égale responsabilité dans l’apparition du conflit : de plus, dans la situation désespérément déséquilibrée à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés, les deux camps, c’est très clair, ne peuvent endosser une égale responsabilité dans sa solution. Le refus des neutralistes (et des partisans de « Genève », ndt) de l’admettre traduit leur incapacité volontaire à prendre en compte la situation réelle, sur le terrain.

La neutralité et la « générosité » envers l’un et l’autre camp : voilà qui semble bel et bon. Mais c’est totalement irréaliste.
Vous imaginez-vous un seul instant en train d’exhorter Ariel Sharon, ou n’importe quel dirigeant israélien - voire même, de fait, la majorité des Israéliens, aujourd’hui - à faire preuve d’esprit de générosité et de réconciliation cordiale ? Vous imaginez-vous en train d’exhorter Bush à oeuvrer au bien-être des Palestiniens, autant qu’à celui des Israéliens ? En tant que guides spirituels dans la vie, la générosité et la réconciliation à coeur ouvert, c’est très bien. Mais, comme programme d’action politique, cela n’a aucun sens. Se contenter de formuler des banalités aimables, tandis qu’Israël poursuit sans encombre le chamboulement total du paysage palestinien, la destruction des aspirations nationales palestiniennes et l’épuration ethnique du peuple palestinien : voilà qui revient à tourner en dérision tout « esprit de générosité ».
L’optimisme obessionnel et l’adhésion à la « voie du milieu » peuvent conduire à une forme de pensée perverse. Ainsi, Lerner dénonce tous ceux qui ont osé critiquer l’accord de Genève ainsi que quiconque dénonce les violations par Israël des droits de l’homme « sans dénoncer d’autres violations bien pires commises en la matière par d’autres pays ». Il les qualifie de « gauchistes » ou encore, lorsqu’il se lâche (cela lui arrive parfois) - comme lorsqu’il a attaqué un journaliste, militant de vieille date, dans la Bay Area, des faubourgs de San Francisco - d’ « idiots antisémites ». Lerner accuse les « gauchistes » de diviser le mouvement pacifiste et, par conséquent, de saper sa capacité à contraindre Bush à exercer des pressions sur Sharon afin qu’il adopte l’accord de Genève - chose qu’il affirme, sans sourciller, être une possibilité réelle... Lerner est tellement furax de l’échec de l’accord de Genève qu’il affirme qu’il ne serait pas autrement surpris s’il découvrait un jour que « certains des plus acharnés, parmi les ultra-gauchistes, aujourd’hui, qui ont réussi à paralyser les forces progressistes en raison de leur hostilité unilatérale envers Israël... s’avéraient les agents volontaires et stipendiés de la droite israélienne ou américaine » !

Lerner a également une fichue tendance - étonnante pour quelqu’un qui, comme lui, tient à rester scotché « au juste milieu » - à parler des Palestiniens en disant « les Autres ». Bien qu’il utilise ce terme dans un contexte amical - comme dans « avoir du respect pour l’Autre », par exemple - cette terminologie est en réalité révélatrice quant à la véritable nature de sa neutralité. Aussi conciliant veuille-t-il paraître, au plus profond de lui-même Lerner se considère à l’évidence lui-même, ainsi qu’Israël, comme situés de « ce côté-ci » de cette piste médiane imaginaire entre « eux » et « nous ». Il en résulte que son intérêt premier est manifestement Israël. Cela ne doit pas être particulièrement sexy, pour la majorité des Palestiniens qui recherchent une authentique réconciliation, d’être de la sorte tenus à l’écart à bout de bras. C’est aussi particulièrement désagréable pour des Américains non juifs et non Palestiniens, qui ne sentent tenus à aucune loyauté envers Israël, d’entendre un autre Américain parler de la sorte d’Israël en le plaçant manifestement du côté du « nous », alors que les Palestiniens sont caractérisés comme aliènes d’une manière on ne peut plus transparente.

L’immoralité du neutralisme réside en ce que cette voie moyenne a contribué à maintenir un silence mortel autour de la destruction d’existences et de biens palestiniens qui se poursuit jour après jour dans les territoires occupés. Parce qu’ils refusent de voir les réalités du terrain, les neutralistes ne peuvent même pas imaginer l’étendue de l’oppression à laquelle les Palestiniens sont confrontés du fait d’Israël. Ils ne peuvent pas imaginer le déni de justice grotesque que représente l’adoption d’une position médiane entre l’oppresseur et l’opprimé. Les checkpoints, les blocs de ciment en travers des routes, les balles des tireurs d’élite, les bombardements aériens, les assassinats « ciblés », les colonies, les routes de contournement réservées aux seuls Israéliens, les confiscations de terres, la dévastation au bulldozer des oliveraies, les démolitions de maisons et de quartiers résidentiels entiers, l’épouvantable labyrinthe de murs et de barrières qui emprisonne désormais des communautés villageoises palestiniennes entières, interdisant tout déplacement, les paysans séparés de leurs terres, les enfants séparés de leur école, les malades interdits d’hospitalisation, les frères empêchés de voir leurs frères : tous ces aspects disparates du système oppressif israélien et la magnitude de leur résultante ont échappé aux lunettes roses de ceux qui se contentent de suivre la voie médiane. Leur silence et leur aveuglement mettent de l’huile dans les rouages de l’oppression. Ils ne sont en aucun cas compensés par d’occasionnels attentats suicides.

Leur silence ouvre la voie à une violence israélienne accrue, rendant plus aisée à Israël la tâche consistant à avaler encore plus de territoires palestiniens pendant que le monde regarde ailleurs. Assurément, les neutralistes ne sont pas à eux seuls responsables de la perpétuation de l’oppression israélienne ; eux-mêmes mènent un vaillant combat au sommet des collines contre le sentiment pro-israélien consensuel et tapageur de la droite rapprochée et de la droite extrême, dans les associations juives, chez les chrétiens intégristes, dans les médias, et chez les hommes politiques des deux principaux partis américains. Mais le mouvement de la paix représente une voix minoritaire non négligeable, qui pourrait tenir une place plus importante dans le discours public, si seulement il daignait dénoncer l’oppression. Son obstination à se contenter d’être exclusivement une voix de gentillesse et de lumière, à ne formuler que très exceptionnellement une critique, à toujours mettre l’accent sur le positif, obère très sévèrement son propre impact et permet à Israël de faire ce qu’il veut, tandis que le reste du monde se tait.

L’ « équilibre », version de droite

Le débat public, en général, et beaucoup de monde dans la communauté pro-israélienne tapageuse, en particulier, prennent conscience de l’intérêt qu’il y a, du point de vue des relations publiques, à apparaître équilibré et ouvert aux Palestiniens. Le lobby pro-israélien de droite « The Israel Project », emmené par les consultants du parti Républicain Frank Luntz et Jennifer Lazlo Mizrahi, a organisé récemment des séminaires afin de former ses militants à faire passer plus efficacement le message israélien, en mettant l’accent sur l’importance qu’il y a à être optimiste et à ne pas démoniser les Palestiniens. Il est bien difficile de distinguer ce genre de fausse (et délibérément trompeuse) apparence d’ « équilibre » de celui qui est prôné par les centristes du mouvement pacifiste. En terme de situation sur le terrain, la différence est nulle. Quant à ses résultats dans le réel, le neutralisme est l’endossement, au minimum implicite et bien souvent explicite, de l’ensemble de la politique israélienne ; il aboutit à une occultation virtuellement totale de la manière dont cette politique affecte la vie quotidienne des Palestiniens et leur avenir national. Ce sont les pacifistes neutralistes qui ont rendu cela possible.

C’est dans l’atmosphère ainsi créée que George Bush continue à déblatérer ses inepties au sujet de deux Etats vivant en paix côte à côte, pendant qu’Israël s’empare des terres sur lesquelles l’Etat palestinien devrait en principe être instauré - terres qu’il s’emploie à nettoyer ethniquement. C’est le silence induit par la position médiane du mouvement pacifiste qui rend possible cette mascarade. La communauté internationale persiste, comme l’a montré la décision récente du Quartet (représentant l’ONU, l’Union européenne, la Russie et les Etats-Unis) d’endosser le projet de « désengagement » unilatéral de Gaza présenté par Sharon - initiative qualifiée par le militant israélien Uri Avnery de « scandaleuse » et qui apporte la confirmation, par la communauté internationale, que les Palestiniens n’ont pas voix au chapitre dans la détermination de leur propre sort. L’aval du Quartet a été accordé avec une précipitation indécente, juste après qu’Israël eut remisé au hangar ses tanks après une campagne de dévastation de Rafah et de la bande de Gaza, durant plusieurs semaines, campagne au cours de laquelle il a détruit des quartiers d’habitation entiers, laissant sans toit des milliers de Palestiniens, et tiré des missiles sur des foules de manifestants pacifiques, créant l’horreur.

Non seulement les centristes ont rendu tout cela possible, mais l’une des organisations centristes, Brit Tzedek, a avalisé le plan de Sharon pour Gaza, certes avec quelque pessimisme, mais en le saluant comme une indication certaine que Sharon a bien l’intention de partir de Gaza - peu importe qu’un retrait soit dans le meilleur des cas plus que douteux, peu importe que, même si Israël se retire, 1,3 million de Gazaouis resteront dans ce que d’aucuns ont qualifié de poulailler de concentration, claquemurés et enclos, sous gardiennage israélien, toujours à la merci d’Israël, sans liberté de se déplacer, ni de se gérer eux-mêmes, voire même d’exprimer le moindre désaccord quant au sort qui leur est imposé. Brit Tzedek fait semblant de croire que c’est l’accord de Genève qui aurait forcé Sharon à proposer son plan et que ce projet représenterait « un tournant majeur, Sharon se détournant de l’extrême droite et se tournant, du même coup et par conséquent, vers la gauche modérée ». (On l’aura compris : la « gauche modérée » de Brit Tzedek n’est autre chose que le « centre progressiste » de Tikkun. Comme quoi, tout est relatif !). Croire que Sharon a agi pour toutes sortes de motifs, mais en aucun cas par pur opportunisme politique, afin de marquer des points politiquement et d’apparaître aux yeux des gogos comme un homme de paix en préconisant le retrait de l’armée et des colons d’une lichette de territoire auquelle il n’a jamais tellement particulièrement tenu, de surcroît, : voilà qui incarne incontestablement le triomphe de l’espoir sur le réalisme !

Longue est la liste des victimes faciles et volontaires de ces tromperies. En juin dernier, 407 membres du Congrès et 95 Sénateurs américains ont adopté des résolutions louangeant le projet sharonien de désengagement et appuyant l’aval donné unilatéralement par Bush à l’intention israélienne d’annexer les territoires occupés et de dénier aux réfugiés palestiniens tout droit au retour. La présidente du groupe minoritaire (opposition démocrate) au Parlement, Nancy Pelosi, a tenté d’excuser la résolution honteusement partisane adoptée par la Chambre en faisant observer qu’elle-même et plusieurs autres Sénateurs étaient concernés par le sort des Palestiniens, mais satisfaits que la résolution exhorte les deux parties à négocier et reconnaisse la nécessité absolue de la création d’un Etat palestinien. En tout et pour tout, sept Représentants, seulement, ont voté contre cette résolution odieuse.

Les médias, eux aussi, ont été largement trompés - ou se sont trompés eux-mêmes - allant jusqu’à penser que le projet de Sharon veut dire quelquechose. Le généralement plus futé Christian Science Monitor est tombé dans le panneau de l’optimisme mal placé, dans un récent éditorial saluant dans le projet de Sharon sur Gaza quelque chose qui « booste d’ores et déjà les perspectives de la paix au Moyen-Orient ». A généralement motiver cet optimisme incongru, pas seulement dans le Monitor, mais ailleurs dans les médias et parmi les incorrigibles optimistes centristes, des sondages, qui montrent une large majorité d’Israéliens favorables au retrait de Gaza et même au démantèlement de plusieurs colonies en Cisjordanie, d’autres sondages qui montrent que les juifs américains sont majoritairement favorables à l’accord de Genève et la conviction largement répandue - fausse, mais tenace chez bien des pacifistes béats, que non seulement la gauche israélienne, mais également la droite, reconnaissent qu’Israël perdra son caractère d’Etat juif s’il ne renonce pas rapidement au contrôle de certains territoires palestiniens.

En réalité, la droite n’hésiterait nullement à se débarrasser des Palestiniens en recourant à quelque moyen que ce soit, si nécessaire. Par conséquent, elle n’est nullement inquiète de sa capacité à pérenniser le caractère juif de l’Etat d’Israël. Quant aux sondages, ils ont mis en évidence des attitudes relativement ouvertes, durant quelques années, mais aucune de ces bonnes pensées n’a incité les personnes interrogées, ni leurs gouvernements, tant en Israël qu’aux Etats-Unis, à procéder à des changements sur le terrain. Aussi, tandis que le mouvement pacifiste se contente de ne rien faire, se berçant de la certitude confortable que la majorité des gens, partout, « veut la paix », Israël continue-t-il à avaler de plus en plus de territoires, et à tuer de plus en plus de Palestiniens, sans être dérangé par qui que ce soit.

L’optimisme béat prévalant aujourd’hui provient généralement du fait qu’il n’y a plus eu d’attentat suicide en Israël depuis plus de trois mois. Plutôt que de voir en cela un motif d’espoir, le correspondant du quotidien Ha’aretz, Danny Rubinstein, bien plus réaliste que les neutralistes du mouvement pacifiste, a fait observer récemment que, loin d’inciter les Israéliens à s’intéresser à la paix, ce répit probablement temporaire dans leur peur de tous les instants les a au contraire amenés à faire preuve de complaisance satisfaite vis-à -vis d’eux-mêmes et à ignorer encore plus qu’avant le sort des Palestiniens. « L’opinion israélienne est désormais totalement sourde à la souffrance palestinienne », écrit-il, parce qu’une équation très simple a été inscrite dans la mentalité israélienne : tant qu’ « en face », les Palestiniens souffriront, nous, les Israéliens, nous serons tranquilles : les bombes kamikazes ne sauteront plus, ni nous avec. Il n’est pas jusqu’aux centristes du mouvement pacifique qui n’aient tendance à penser la même chose, et un cercle vicieux né du silence induit par leur entêtement à l’équilibre et à la neutralité joue ainsi son rôle, en facilitant la souffrance palestinienne.

Et c’est ainsi que dernièrement, à Rafah, Israël a détruit la quasi totalité de la ville, tandis que le monde entier, avide de neutralité, regardait et se taisait.

Ce que « neutralité » veut dire, à Rafah

La grande satisfaction qu’il y a à être positif et à se tenir sur le chemin du milieu, c’est que cela vous donne le sentiment apaisant qu’enfin quelque chose est fait. Vous pouvez alors éviter de faire face à la conscience accablante que non seulement rien de positif ne se produit, mais même que les choses ne font qu’empirer, jour après jour. La neutralité vous permet d’oublier des histoires comme celle-ci, relatée au correspondant du Ha’aretz, Gidéon Lévy, au lendemain de la destruction de Rafah, en mai dernier. Manal Awad est une jeune architecte qui habitait à Rafah mais se trouvait dans la ville de Gaza, où elle travaillait, le jour où les tanks israéliens ont détruit la maison de sa famille. « Je n’oublierai jamais ce jour-là  », a-t-elle dit à Gidéon Lévy. « Ma soeur m’a appelé au téléphone et elle m’a dit qu’il y avait un tank, tout près de chez nous... Mais, même dans nos pires cauchemars, nous n’avions imaginé que notre maison serait détruite un jour... C’était la première fois, de ma vie, que j’entendais ma mère hurler de la sorte... En 1948, notre famille s’est enfuie de notre village, près de Ramléh, et elle s’est réfugiée dans une grotte. En 1972, Sharon a démoli notre maison, dans le camp de réfugiés de Shabura : à l’époque, j’étais bébé. Et aujourd’hui : notre troisième maison... Ma mère est une forte femme, mais maitenant, elle est brisée. Pour elle, c’est la fin. Elle a toujours rêvé de la première maison d’où ils avaient été chassés, mais elle était attachée à la maison, dans le camp de réfugiés. Maintenant, tout cela n’a plus aucun sens. Elle a le sentiment d’avoir vécu pour rien... J’ai perdu tous mes souvenirs, dans ces ruines. Une maison, c’est loin de n’être que des murs...
... Les photos de nos parents et amis chéris, de nos joies et de nos peines - toutes : détruites... Il ne reste absolument plus rien. La maison est détruite. Notre vie est détruite... C’était une simple maison de réfugiés, mais pour moi, elle était si belle, vue de l’intérieur... »

La réaction, d’une côte à l’autre des Etats-Unis, face à la brutalité horrifiante d’Israël à Gaza, tout au long des mois de mai et de juin, a mis en évidence un effort concerté, presque obsessionnel, des partisans d’Israël, de tous poils, appartenant à toutes les mouvances politiques, dont la majorité des centristes (= Démocrates + Républicains, ndt) pour excuser, couvrir, détourner l’attention - en fait, pour encourager l’ignorance de ce qui se passait, en réalité. Mais l’ignorance ne saurait constituer une excuse, il en va exactement de même qu’avec les Allemands. Leurs dénégations, leurs protestations qu’ils ne savaient rien au sujet du massacre des juifs durant l’Holocauste ne constituaient en rien une excuse. Promouvoirdes plansdepaixpar-dessousla jambe,dans le videfait de destructions et de dévastation laissé derrière lui par Israël, sans dénoncer les agissements d’Israël ni la complicité des Etats-Unis, ne saurait suffire. Cela aurait équivalu à promouvoir un plan de paix au beau milieu des tueries au Rwanda, sans rien entreprendre afin d’arrêter le massacre.

Néanmoins, la dévastation à Gaza semble avoir laissé la plupart des Américains sans voix. L’éditorialiste du New York Times Thomas Friedman a couvert la totalité de la campagne de dévastation israélienne sans mentionner ne serait-ce qu’une seule fois la tuerie, les tirs d’hélicoptères et de tanks contre des manifestants pacifiques, les tirs des snipers tuant des enfants en train de ramasser le linge de leur mère ou d’acheter des confiseries, les démolitions massives de maisons à Rafah, comme celle décrite plus haut ; les milliers de civils se retrouvant sans abri ; les files de réfugiés fuyant devant les bulldozers en emportant meubles et couvertures sur des charrettes asinotractées ; la destruction massive de biens de particuliers, de serres agricoles et même d’un zoo ; les vies ruinées.
Du Friedman pur sucre. Il ne s’est jamais fendu, non plus, de prendre le moins du monde en compte le siège meurtrier imposé par Israël à la ville de Jénine, il y a de cela deux ans. Contrairement à Jénine, cette fois-ci, il y a eu des images. Littéralement, des centaines d’images, disponibles dans le monde entier, sur Internet, voire même, occasionnellement, sur les unes des journaux consensuels, dont le propre journal de Friedman : des photos d’enfants perdant leur sang, d’enfants tués, de cadavres d’adultes à la morgue, de femmes éplorées recherchant quelque maigre souvenir dans les décombres de leurs maisons. Mais Friedman est au-dessus de tout ça. Friedman ne se déclarerait sans doute pas lui-même partisan de la voie médiane de Michael Lerner, mais il est fondamentalement un centriste, et il se croit un critique équitable d’Israël, tout particulièrement de sa politique de colonisation. Mais qu’Israël commette un crime de guerre caractérisé, quelque chose qui soit de nature à véritablement marquer sa conscience, et voilà que Friedman n’a plus rien à dire, comme si rien ne s’était jamais passé...

Sans doute convient-il de ne pas casser trop de sucre sur le dos de Friedman. En effet, à côté de lui, très peu nombreux sont les hommes publics à avoir été outragés par la dévastation à Gaza, voire même à l’avoir remarquée. Au plus fort de la dévastation, George Bush fit son apparition devant le lobby pro-israélien aux Etats-Unis, l’Aipac, et, devant une ovation debout, il reconnut à Israël le « droit à se défendre » ; tandis que les destructions atteignaient un niveau gênant, fusse pour l’actuelle Maison-Blanche, tout ce que l’administration se montra capable de faire, ce fut de prononcer à mi-voix quelques mots de reproche, et de s’abstenir sur une résolution fondamentale du Conseil de Sécurité de l’ONU, signe d’une légère brouille avec Israël, mais rien qui s’assimilât, ni de près, ni de loin, à une condamnation. (Voici deux ans, après qu’Israël eut passé au bulldozer une vaste proportion de Jénine, Bush estima que ces exactions faisaient d’Ariel Sharon un « homme de paix ». John Kerry n’a pas jugé de son intérêt politique de dire quoi que ce fût à propos de l’incursion israélienne à Gaza. Aucun membre du Congrès, non plus, ne pipa mot. Aucun membre du Congrès n’en parla jamais. Rares aussi furent les groupes pacifistes à ressentir une quelconque indignation dans leurs coeurs apirant à la paix. Tikkun ne poussa pas les hauts-cris ; ni Brit Tzedek ; ni le mouvement Unis, pour la Paix et la Justice.

Tout le monde se retrouve ensuqué par des années de perceptions contradictoires accumulées. L’idée, par exemple, qu’Israël ne fait après tout que « se défendre », comme il est supposé avoir dû le faire année après année contre des Arabes supposés imbibés de haine, mais cette fois contre un réseau de tunnels à travers lesquels des « terroristes » palestiniens faisaient passer clandestinement des « armes », cette idée aide bien à dominer ce qu’il y a de déplaisant à devoir regarder les images d’un peuple innocent face à l’agression militaire. Le fait qu’une famille de colons israéliens, dont quatre enfants, ait été assassinée par des attaquants palestiniens et que des « terroristes » (que l’on aurait appelés résistants ou guérilléros dans n’importe quel autre contexte) aient tué treize soldats israéliens en route afin d’aller envahir Rafah, voilà qui semble de nature à dispenser la plupart des Américains de toute obligation de respecter un minimum de proportionnalité, de se demander si abattre des enfants palestiniens et laisser des milliers de civils qui n’en peuvent mais sans toit représente vraiment une riposte appropriée. Les réalités, à savoir que ce ne sont pas plus de deux ou trois tunnels qui ont été découverts au cours de cette dévastation, ou que l’immense majorité des Palestiniens tués ou sinistrés sont des civils innocents, que les Palestiniens qui avaient abattu les membres de la famille de colons et les soldats israéliens avaient été eux-mêmes tués depuis bien longtemps, et que les armes qui d’aventure seraient passées en contrebande par ces tunnels s’avèrent être des pétoires inopérantes : tout cela est passé inaperçu.

Le fait qu’Israël ait baptisé son orgie de destructions « Opération Arc-en-ciel » contribue aussi à faire diversion, en passant une couche de vernis chatoyant et festif sur une atrocité. Mais le fait que cette manoeuvre constitue une duperie grossièrement hypocrite - l’équivalent aurait consisté, pour les nazis, à baptiser leur assaut contre le ghetto de Varsovie, par exemple, « Opération Rayon de Soleil » - voilà ce dont tout le monde se moque. L’idée ô combien naïve (mais néanmoins entretenue avec zèle) qu’Ariel Sharon mènerait le bon combat afin de retirer les soldats et les colons israéliens de la bande de Gaza, en devant affronter des ministres de droite récalcitrants, ajoute au soulagement de ceux qui veulent désespérément croire qu’Israël est capable du meilleur et trouver des excuses à ses agissements. Mais il y a aussi un autre adjuvant psychologique : la perception, dont nous nous sommes tous imbibés depuis notre tendre enfance, qu’Israël est fondamentalement « bon » - tout entier fait d’innocence, et toujours du côté de la victime - et que l’on ne doit jamais juger sévèrement ce qu’il fait parce qu’il est par essence incapable de faire quoi que ce soit de mal. Toutes ces perceptions ont contribué à créer une attitude mentale, vis-à -vis d’Israël, dans l’ensemble de la société américaine, qui génère une sorte de rétractation du genou sous le marteau de caoutchouc du médecin, une quasi-horreur électrique, face à toute critique radicale d’Israël. La prime réaction des journalistes, hommes politiques, amis d’Israël, groupes pacifistes neutralistes, et de la plupart des Israéliens eux-mêmes - bref, de tous ceux qui ne veulent pas admettre la réalité des atrocités perpétrées par Israël - consiste à se détourner des réalités dérangeantes, à fermer les yeux et à se boucher les oreilles.

Beaucoup d’Israéliens ne sont pas aussi malhonnêtes. Les correspondants du quotidien Ha’aretz Amira Hass et Gidéon Lévy sont allés à Gaza, et ils ont vu et décrit de manière saisissante ce qui s’y passe. Jeff Halper, anthropologue israélien et militant dont l’association reconstruit les maisons palestiniennes détruites par l’armée israélienne, fut un des premiers à avertir le monde de l’ampleur des méfaits perpétrés par Israël dans la bande de Gaza.
Le militant pacifiste Uri Avnery qualifie les dévastations israéliennes de « viol ». Il les dit animées par un « esprit mauvais » venu de l’extérieur et soufflant en Israël, et auquel on donne libre cours afin de complaire à des « émotions primitives ». La militante de gauche, de vieille date, Shulamit Aloni, a elle aussi dénoncé la « manière arrogante et primesautière dont nous tuons et assassinons collectivement des Palestiniens... avant de prétendre que les victimes, c’est nous... » Comparant de manière directe les Israéliens aux Allemands des années 1940, elle les accuse de se vautrer majoritairement dans une « hystérie patriotique » qui les incite à rester cois, et à ne rien vouloir savoir de ce qui se passe, à refuser de lire les reportages envoyés par les Amira Hass et autre Gidéon Lévy depuis les territoires occupés.

Mais il est extrêmement rare que l’on entende ce genre de discours venant de la part d’Américains, et encore plus rarement de la part de militants pacifistes neutralistes. De fait, ces militants sont devenus experts ès minage de ce genre de témoignage provenant d’Israéliens vivant les événements sur le théâtre des opérations : Gidéon Lévy vit avec une Palestinienne, fait-on remarquer d’un air entendu (cela se veut, à l’évidence, une révélation capitale, susceptible de nuire à son objectivité ; avoir une petite amie juive ne saurait, à l’évidence, en aucun cas, constituer un quelconque empêchement en matière d’objectivité) ; on critique Amira Hass parce qu’elle serait obsédée et pas très équilibrée (en dépit du crédit qu’on lui fait en tant que fille de rescapés de l’Holocauste et malgré - ou peut-être grâce à - sa connaissance effective, acquise non pas par des lectures, mais en étant le témoin direct de ce que les Palestiniens subissent sous l’occupation israélienne) ; Jeff Halper est considéré trop critique vis-à -vis des Israéliens et trop favorable aux Palestiniens (encore le Manque d’Equilibre, vous dis-je : péché rédhibitoire !) ; Uri Avnery aurait, dit-on, un passé obscur (bien que personne ne semble posséder de détails croustillants), ou bien alors, il se fait vieux, tout simplement. Quant à Shulamit Aloni, ce serait une has-been (une longue expérience de la vie politque israélienne, cela n’a donc aucune valeur ?...). De toute manière, ces Israéliens sont - tous - ce que d’aucuns qualifieraient de « gauchistes ».

La véritable objection que l’on oppose sans le dire à ces Israéliens, c’est qu’ils disent une vérité qui dérange ; ils savent ce qui se passe réellement, ils savent qu’Israël est en train de perpétrer des atrocités et ils n’ont pas peur de dire que l’Etat juif conduit des politiques immorales et perpètre des agissements immoraux. On ne saurait les contredire sur les faits. Aussi les associations pacifistes doivent inventer des prétextes pour ne pas les écouter et pour ne pas élever la voix. La supposée obligation d’équilibre et de neutralité n’est qu’un cache-sexe. Des Israéliens comme eux sont les porte-voix les plus dangereux, pour les militants « pacifistes », car ils s’adressent à la conscience et ils sapent les fondements centristes (neutralistes) mêmes sur lesquels ces groupes pacifistes sont échafaudés.

Sait-on jamais : peut-être un petit écart vers la gauche, en-dehors de la voie médiane, de la part des associations pacifistes américaines, aurait amené Bush à contraindre Sharon de siffler ses chiens échappés à Rafah ? Peut-être que non... Mais, à l’évidence, cela en aurait voulu la peine. La possibilité que beaucoup de vies de Palestiniens innocents auraient pu être sauvées, si le « centre progressiste » (à la mode Tikkun, ndt) avait bien voulu prendre position, n’est de toute évidence pas aussi fantasmatique que la notion développée par Lerner, selon qui Bush aurait été galvanisé et obligé de faire pression sur Sharon, eût la gauche progressiste (américaine) fait preuve d’un tout petit peu moins de gauchisme...

Du neutralisme comme « panacée »

Un militant pacifiste centriste (neutraliste) a fait récemment observer qu’il est absolument essentiel de rester, envers et contre tout, positif. Après qu’on l’eut mis au courant d’exactions israéliennes particulièrement odieuses, il a déclaré avoir dû s’asseoir un instant pour reprendre son souffle, parce que cette nouvelle information constituait un défi pour son centrisme. Il fut inquiet, un instant, car il se voyait finir par défendre les Palestiniens, s’il ne prenait pas immédiatement un temps de réflexion pour restaurer son attitude positive à tout crin.
Ahurissant, non ? Une attitude positive, c’est très bien. Mais si cette attitude nous rend aveugle à tout ce qui pourrait s’avérer négatif, c’est tout à fait déplorable. Ignorer le négatif, cela n’aurait pas permis de mettre fin à l’apartheid en Afrique du Sud. Etre positif en permanence, cela n’aurait pas permis d’expulser les colonialistes français de l’Algérie. Ce n’est ni la douceur exquise ni un sourire lumineux qui nous ont fait déguerpir du Vietnam. Le centrisme et le refus de toute critique (politique) ne vont certainement pas faire décaniller George Bush. L’injustice a rarement - voire jamais - cessé parce qu’on aurait refusé de la remarquer, et de la dénoncer. L’absorption et la judaïsation par Israël des territoires occupés sont en train de vider jour après jour de son sens une solution à deux Etats et, la possibilité d’une solution équitable s’éloignant à grands pas, l’idée consistant à approcher le conflit en l’abordant par son barycentre devient de jour en jour plus absurde. Il est grand temps de mettre l’accent sur ce qui ne va pas. Ce qui ne va pas, c’est quoi ? C’est le côté négatif ! Alors : cessons de positiver connement !

Ceux qui sont sur le terrain savent mieux que les activistes neutralistes ce qui se passe, ils connaissent la réalité. Confrontez l’atttude de ces pacifistes centristes avec celle d’un jeune pasteur luthérien palestinien, à Bethléem, qui parle d’espoir d’une manière totalement différente. Traitant des profondes difficultés qu’il y a à exercer un ministère religieux qui ait un quelconque sens au sein d’une communauté soumise à occupation militaire étrangère, le révérend Mitri Raheb écrit, dans Bethléem Assiégée, qu’avec le discours de paix sur la Terre qui la caractérise, la période de Noël est devenue désormais particulièrement difficile à vivre, pour lui. L’emphase est généralement mise, à l’approche de Noël, sur ce qu’il appelle une « paix au rabais », qui n’est en réalité qu’un « voeu pieux [auquel on ne s’engage] que parce qu’on n’est pas prêt à faire plus ». Pour les Palestiniens, « négociation de paix » s’avère bien souvent n’être qu’une simple formule pour gérer le conflit plutôt que le résoudre - c’est une situation où « le monde continue à parler paix, pendant qu’Israël fait tourner les bétonneuses pour construire le mur ». Au début du processus de paix, explique le pasteur Raheb, les Palestiniens avaient un espoir réel, mais ces dernières années, l’espoir s’est évaporé. « Notre vision de paix est devenue irréaliste ; la justice était impossible, la coexistence n’était qu’un mythe... Une vision d’espoir ne saurait être faite que de mots, de déclarations, ou de résolutions. En réalité, les gens ont renoncé à l’espoir parce qu’il y avait un hiatus évident entre ce qu’ils voyaient et ce qu’ils entendaient. Ils entendaient les faux prophètes répéter « Paix, paix ! ». Mais, dans la réalité, sur le terrain, il n’y avait pas de paix... Attendre, rester passifs, entretenir un optimisme béat pour l’avenir - ça, c’est le faux espoir. »

L’ignorance - volontaire - du monde pour la destruction arbitraire, par Israël, des biens, des vies et des gagne-pain à Rafah, et en général pour l’oppression obscène qu’incarne l’occupation militaire, est stupéfiante. Néanmoins, bien que des minorités d’Israéliens et de juifs américains courageux élèvent la voix pour s’y opposer, la plupart de ceux qui se disent centristes, aux Etats-Unis, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du mouvement pacifiste, n’osent toujours pas affronter les gouvernements israéliens d’une manière qui ait un minimum d’impact. Les centristes sont restés attachés trop longtemps à une réticence mal inspirée à déroger à ce que le Palestinien Mitri Raheb appelle amèrement « le faux espoir de l’ « équilibre », de la passivité et de l’optimisme forcé ». Par leur pusillanimité, les centristes renforcent dans une très grande mesure ceux qui, tant aux Etats-Unis qu’en Israël, ont pour objectif de débarrasser la Palestine des Palestiniens.

Kathleen Christison

 Source : Point d’information Palestine N° 240 du 21 août 2004
La Maison d’Orient - BP 105 - 13192 Marseille Cedex 20 - FRANCE

 Infos, soutien : lmomarseille@wanadoo.fr.

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