La période maoïste (1949-1976)
D’une pauvreté inouïe, la Chine, en 1949, est un pays ravagé par quarante ans de guerre et d’anarchie. Composée à 90% de paysans faméliques, la population a le niveau de vie le plus faible du monde : il est inférieur à celui de l’Inde ex-britannique et de l’Afrique sub-saharienne. Sur cette terre où l’existence ne tient qu’à un fil, l’espérance de vie est réduite à 36 ans. Abandonnée à son ignorance, la population compte 85% d’analphabètes. C’est au regard de cet état initial qu’il faut juger des progrès accomplis. En 2021, l’économie chinoise représente 18% du PIB mondial en parité de pouvoir d’achat, et elle a dépassé l’économie étasunienne en 2014. La Chine est la première puissance exportatrice mondiale. Sa puissance industrielle représente le double de celle des États-Unis et quatre fois celle du Japon. Premier partenaire commercial de 130 pays, elle a contribué à 30% de la croissance mondiale au cours des dix dernières années. La Chine est le premier producteur mondial d’acier, de ciment, d’aluminium, de riz, de blé et de pommes de terre.
Ce développement économique a amélioré les conditions d’existence matérielle des Chinois de façon spectaculaire. L’espérance de vie est passée de 36 à 64 ans sous Mao (de 1949 à 1976) et elle dépasse aujourd’hui 77,5 ans, soit plus que les États-Unis et beaucoup plus que l’Inde. Le taux de mortalité infantile est de 7‰ contre 30‰ en Inde et 6‰ aux États-Unis. L’analphabétisme est éradiqué. Le taux de scolarisation est de 98,9% dans le primaire et de 94,1% dans le secondaire. Selon l’étude comparative des systèmes éducatifs (PISA), la République populaire de Chine est numéro un mondial avec Singapour. Avec 400 millions de personnes, les classes moyennes chinoises sont les plus importantes du monde, et 150 millions de Chinois sont partis en vacances à l’étranger en 2019. En vingt ans, 700 millions de personnes ont été extraites de la pauvreté, et le salaire moyen a été multiplié par huit. La grande pauvreté a été totalement éradiquée en 2021. Ce développement inouï est le résultat de 70 ans d’efforts titanesques, accompagnés d’immenses sacrifices. Les Chinois ont inventé un système socio-politique original, mais que les catégories en usage en Occident peinent à décrire. Loin d’être une dictature totalitaire, c’est un système néo-impérial dont la légitimité repose sur l’amélioration des conditions d’existence du peuple chinois. Pour conduire le développement du pays, les communistes chinois ont bâti une économie mixte pilotée par un État fort.
Il y a deux siècles, la Chine était encore l’atelier du monde. Aggravant ses contradictions internes, l’impérialisme occidental et japonais a ruiné l’empire mandchou vieillissant. Les guerres du XXe siècle, à leur tour, ont plongé le pays dans le chaos. Aux yeux des Chinois, la République populaire de Chine a pour vertu d’avoir mis fin à ce long siècle de misère et d’humiliation qui commence en 1839 avec les « guerres de l’opium ». Libérée et unifiée par Mao, la Chine s’est engagée sur la voie étroite du développement accéléré d’un pays arriéré, semi-colonial et semi-féodal. D’une pauvreté aujourd’hui inimaginable, isolée et sans ressources, elle a exploré des chemins inconnus. Afin de sortir le pays du sous-développement et la population de la misère, le Parti communiste chinois a accéléré le développement des forces productives, tout en procédant à la transformation révolutionnaire des rapports sociaux. La formule de l’expérience maoïste, en effet, c’est la lutte des classes plus le développement productif ; la conviction qu’il faut traquer sans cesse la résurgence du vieux monde pour consolider le socialisme ; la croyance que l’édification d’une société nouvelle passe par une mobilisation permanente, un effort prométhéen pour supprimer les séquelles du féodalisme et du capitalisme.
Au lendemain de la proclamation de la République populaire de Chine, le pays est à reconstruire. La révolution gronde dans les campagnes, et il faut rebâtir une économie viable. Déjà insuffisante avant-guerre, la production agricole et industrielle est en chute libre. Installés aux commandes du pays, les communistes entreprennent sans tarder les réformes de structure. Deux grandes lois vont alors transformer la société chinoise. D’une importance décisive, la loi sur le mariage, en 1950, met fin à la famille patriarcale. L’épouse cesse d’être une mineure, elle peut demander le divorce et pratiquer l’avortement. Instaurant l’égalité entre les sexes, la loi interdit le mariage d’enfants et la polygamie. Simultanément, la loi agraire confirme et élargit les acquis de la révolution commencée en 1946. Les terres des propriétaires fonciers, mais aussi des clans familiaux, des temples et autres institutions traditionnelles, sont attribuées aux paysans pauvres. A la fin de l’année 1952, 45% des terres cultivables ont été redistribuées à 60% des paysans. La majorité de la paysannerie est désormais composée de paysans moyens, qui disposent d’une parcelle suffisante pour satisfaire leurs besoins. Révolution agraire d’une ampleur sans précédent, qui s’accompagne de l’élimination brutale de nombreux propriétaires fonciers, surtout lorsqu’ils ont collaboré avec les Japonais.
La révolution suit aussi son cours tumultueux dans les villes chinoises. Le « mouvement des Trois Anti » vise à éradiquer la bureaucratie, la corruption et la prévarication. Puis c’est le « mouvement des Cinq Anti » contre les pots-de-vin, la fraude fiscale, les escroqueries dans les fournitures de l’État, les contrats truqués et la diffusion d’informations confidentielles. En prenant pour cibles les entrepreneurs privés, les communistes mettent la main sur une grande partie de l’économie. En 1953, l’État contrôle 63% de la production industrielle. Avec la ligne de la « Nouvelle Démocratie », toutefois, le pouvoir proclame l’union des quatre classes révolutionnaires : la classe ouvrière, la paysannerie, la petite bourgeoisie et la bourgeoisie nationale. Si le prolétariat est représenté par le parti communiste, la bourgeoisie comprend une aile progressiste alliée aux forces populaires et une aile « compradore » soumise à l’étranger. Des formes diverses d’économie pourront donc coexister, durant une quinzaine d’années, afin de favoriser le développement des forces productives. Puis la collectivisation réalisera graduellement le socialisme, ce dernier jetant les bases de la phase finale du processus révolutionnaire, le communisme.
Or cette ligne politique, qui préserve une économie mixte assise sur la petite propriété paysanne, révèle rapidement ses limites. Comment assurer à la Chine son indépendance si elle ne se dote pas d’un appareil industriel moderne ? Et comment accélérer le développement industriel en maintenant les facteurs de production dans le carcan de la petite exploitation ? « On se fait battre en restant arriéré », répète Mao. Autant de contradictions qui vont trouver leur résolution dans l’accélération de la marche vers le socialisme. Certains dirigeants, privilégiant l’agriculture et l’industrie légère, auraient préféré une stratégie de développement graduel. Mais la guerre de Corée souligne l’urgence de l’industrialisation. Soumise à l’embargo occidental, la Chine se tourne vers l’URSS et s’inspire du modèle soviétique. Fondée sur la planification, ce dernier élève l’industrie lourde au rang de priorité absolue. Il implique la nationalisation des moyens de production, la gestion centralisée de l’économie et le réinvestissement systématique des excédents. Lors du lancement du premier plan quinquennal (1953-1957), Mao remplace la « Nouvelle Démocratie » par la « Ligne générale de transition vers le socialisme » : il s’agit de « réaliser, pendant une période de 10 ou 15 ans maximum, l’industrialisation socialiste et la transformation socialiste de l’agriculture, de l’artisanat, de l’industrie et du commerce capitalistes ».
Le financement du premier plan quinquennal traduit cette orientation : la majorité des fonds sont destinés à l’industrie lourde. Afin d’accumuler les capitaux nécessaires à l’industrialisation, le gouvernement instaure le monopole d’État sur le commerce des matières premières et des produits agricoles. Dans les campagnes, la réforme agraire a éliminé les propriétaires fonciers et créé une myriade de petites exploitations familiales. Mais ces cultivateurs ne possèdent ni machines agricoles, ni semences de qualité, ni engrais chimiques. Avec ses faibles rendements, l’économie rurale reste vulnérable aux aléas climatiques. Sa croissance lente compense à peine la poussée démographique. Pour accroître la productivité, le gouvernement encourage la constitution de coopératives d’entraide. Avec le premier plan quinquennal, le mouvement s’amplifie, et les coopératives de production, qui sont de taille beaucoup plus importante, se multiplient. Dans un premier temps, les paysans demeurent propriétaires de leur parcelle, et la coopération fait appel au volontariat. Mais le parti se range à l’avis de Mao qui préconise une généralisation des « coopératives supérieures », grosses unités de travail dans lesquelles les terres, les bêtes et les outils sont collectivisés. En 1957, ces coopératives regroupent la quasi-totalité des paysans chinois. Initialement programmée sur une période de 10 à 15 ans, la collectivisation de l’agriculture a été accomplie en trois ans.
Enquêtant sur place en 1956, l’agronome René Dumont note que la collectivisation accélère la modernisation de l’agriculture : « La grandiose transformation en cours n’est pas seulement la suppression du microfundium inadapté au matériel moderne, l’agrandissement des parcelles et des unités de production. Dans l’esprit du Parti et d’une fraction notable des paysans, elle est d’abord la suite de la conquête du sol, de la réforme agraire ». Cette transformation du monde rural passe également par l’éducation : « Il a fallu improviser une élite nouvelle à partir des anciens parias, ex-paysans pauvres et ouvriers, presque tous illettrés au départ. La liquidation de l’analphabétisme débuta dans l’Armée rouge et au village, par les moyens les plus rudimentaires ». Un réseau culturel le complétera, « avec cinémas ambulants, bibliothèques, groupes de théâtre amateur ». Une irruption de la culture de masse dans les villages qui contribue à la popularité des réformes : « Dans l’esprit du paysan chinois, ces rapides progrès culturels sont mis à l’actif du Parti : il a combattu plus volontiers dans l’armée qui se souciait de lui apprendre à lire ». Tout aussi importante est la transformation des rapports entre les sexes : « L’émancipation féminine est aussi portée à son crédit : libre choix de l’épouse, suppression du concubinage, de l’asservissement à la belle-mère ». Le résultat de la loi de 1950 dans les campagnes est palpable : « La paysanne chinoise se voit mieux respectée et considérée ; elle participe davantage au travail des champs – progrès discutable – comme à la direction des affaires du village ». Avec la collectivisation agricole, enfin, la santé publique devient une priorité : « Le paysan met aussi à l’actif du Parti les réalisations en matière d’hygiène ; la sage-femme compétente chasse la vieille matrone, la pouponnière soulage la mère, le dispensaire du village permet les premiers soins, la vaccination se répand » (1).
Avec la « Ligne générale de transition vers le socialisme », ce n’est pas seulement la collectivisation agricole qui est à l’ordre du jour. C’est aussi la socialisation de l’industrie, du commerce et de l’artisanat. Mais contrairement aux propriétaires fonciers, les entrepreneurs ne sont pas considérés comme des ennemis de classe. Ils appartiennent à cette « bourgeoisie nationale » qui est l’alliée historique du parti et dont l’étoile figure sur le drapeau de la République populaire de Chine au côté du prolétariat, de la paysannerie et de la petite bourgeoisie. On n’hésite pas à fustiger ceux d’entre eux dont le comportement est blâmable, mais il n’est pas question de liquider cette catégorie sociale et de confisquer les entreprises privées. Conscient de l’importance des activités industrielles et commerciales, le gouvernement organise leur rachat progressif sous la forme d’entreprises mixtes. Politique conduite avec méthode et précaution, qui a permis d’employer le savoir-faire du secteur privé en l’absorbant peu à peu dans le secteur collectivisé. De toutes façons, les capitalistes n’ont guère le choix. L’État contrôlant le crédit et l’approvisionnement, ils renoncent bon gré mal gré à leurs privilèges. A la fin du premier plan quinquennal, en 1957, la République populaire de Chine a achevé la transformation socialiste de la propriété des moyens de production dans l’agriculture, l’industrie et le commerce. Processus révolutionnaire, cette socialisation s’est souvent effectuée dans l’enthousiasme, mais elle génère de nouvelles contradictions.
L’arriération et le délabrement du pays, en effet, exigeaient une concentration des moyens incompatible avec le maintien de la petite propriété privée. En rationalisant l’allocation du capital, la collectivisation a permis une croissance vigoureuse du produit intérieur brut et l’attribution d’un revenu très faible, mais relativement égalitaire, à l’ensemble de la population. Au prix d’un prélèvement important sur l’activité économique, notamment sur l’agriculture, elle a rendu possible le décollage industriel et porté le taux d’investissement à des hauteurs inégalées. Comme l’industrialisation repose sur le contrôle strict des salaires, cette stratégie nécessite une mobilisation permanente. Faute d’allocation des ressources par les prix, l’incitation liée à la recherche du profit est inexistante. Le développement doit alors s’appuyer sur « des incitations non matérielles », constamment exaltées par des campagnes où l’on vante les mérites du socialisme. Afin de maintenir le contrôle de l’État sur les comportements économiques, toute possibilité d’obtenir un revenu en dehors du système de planification est vouée à disparaître.
Largement inspiré du modèle soviétique, le développement de la Chine repose sur les deux piliers de la collectivisation et de la planification. Il correspond aux données objectives d’un pays extrêmement pauvre où tout est à construire, à nouveaux frais et sans aide extérieure. La mobilisation générale de la population, sous la conduite du Parti, a jeté les bases d’une économie moderne, tout en faisant reculer l’analphabétisme et la maladie. Le pays demeure très pauvre, mais il amorce un processus de développement qui sera ininterrompu jusqu’à nos jours. Politique brutale, qui impose le sacrifice du confort matériel tout en répartissant équitablement la pénurie. Mais politique couronnée de succès, car c’est durant le premier plan quinquennal que la Chine s’arrache à la misère. Le paradoxe, c’est que ces résultats spectaculaires vont pousser le Parti à s’engager dans une voie périlleuse. Avec le Grand bond en avant, lancé en 1958, les dirigeants chinois entendent prendre leurs distances avec le modèle soviétique. L’autonomie des communes populaires, la construction de milliers de hauts fourneaux dans les campagnes et la mobilisation révolutionnaire de la paysannerie pour « réaliser le communisme » représentent une voie chinoise qui tranche avec le système stalinien.
Entreprise prométhéenne aux objectifs démesurés, illusoire voie rapide vers le communisme, le Grand Bond souffre d’abord d’un vice de conception. Mais ce dernier est aggravé par les erreurs et les malversations : certains secrétaires de province truquent les chiffres pour faire valoir des résultats imaginaires. Dopé par les succès initiaux, l’emballement de la machine a des conséquences dramatiques lorsque s’effondre la production agricole. Mais si la situation tourne à la catastrophe, c’est aussi parce qu’aux erreurs humaines s’ajoutent les désastres climatiques. L’année 1958 bénéficie d’un climat favorable, mais le tiers des surfaces cultivables, en 1959-60, subit une sécheresse de printemps suivie de typhons dévastateurs. Situation d’autant plus périlleuse que l’embargo occidental interdit à la Chine d’importer un seul grain de blé en provenance des pays développés. Triplement victime d’un programme erroné, des caprices du ciel et de l’anticommunisme étranger, le pays accuse dès 1959 un net déficit de la production alimentaire. La famine qui en résulte est terrible, mais elle n’est pas la pire de celles qu’a connues le pays au cours du siècle : celle de 1928-30, à l’époque où le Guomindang dirigeait le pays, est au moins aussi meurtrière.
Mais peu importe : il faut discréditer à tout prix l’époque maoïste, et le bilan de la famine de 1959-61 est gonflé comme une baudruche par des auteurs dont la médiatisation est inversement proportionnelle au sérieux de leurs travaux. Le chiffre de 36 millions de morts avancé par Yang Jisheng dans son livre Tombstone (2008), par exemple, ne repose sur aucune étude statistique précise, et il est démenti par l’analyse des taux de mortalité au cours des années 1959-61. « Bien que l’accroissement de la population des années 1959-1961 ait été inférieur à celui enregistré entre 1956 et 1958, il était encore supérieur de 5,6 % à la moyenne mondiale et beaucoup plus élevé que lors des années précédant 1949. Le taux de mortalité de 1959, 1960 et 1961 était respectivement de 1,46 %, 1,79 % et 1,42 %, soit une moyenne de 1,56 %, ce qui est à peu près identique à la moyenne mondiale de l’époque, et bien inférieur au taux de mortalité des années précédant 1949. Pendant les trois années de famine, 30 952 300 personnes sont mortes, et par rapport au taux de mortalité inférieur de 11,4 % entre 1956 et 1958, il y a eu un excédent de 8,3 millions de décès », souligne Mobo Gao, chercheur chinois qui a vécu sur place les années 1959-61 (2). Quant au chiffre avancé par Franck Dikötter dans son livre Mao’s Great Famine (2010), il est proprement délirant : l’auteur décrète que la mortalité pour l’année 1957 est de 10/1000, soit un ratio plus bas que celui de la France en 1960, et il en déduit de façon totalement absurde que la surmortalité imputable à la famine du Grand Bond est de 45 millions de morts.
Les comptes fantastiques des détracteurs du maoïsme visent évidemment à stigmatiser un régime qu’ils tiennent pour criminel. Ramené à des données objectives et situé dans son contexte, le drame des années 1959-61 rappelle surtout que la Chine a longtemps été un pays où la famine rôdait dans les campagnes. Elle a d’ailleurs atteint son paroxysme en 1928-30, où une terrible sécheresse a fait 10 millions de victimes dans le nord du pays. En 1959, le pays demeure extrêmement pauvre en dépit des premiers succès remportés par le socialisme, et il s’extrait à peine de la gangue de misère où il croupissait dix ans plus tôt. Un autre facteur de crise est généralement sous-estimé : la forte croissance démographique. Car les progrès sanitaires et sociaux ont compliqué la tâche des responsables de l’économie chinoise. L’hygiène publique, les campagnes de vaccination et l’amélioration des conditions de vie réduisent la mortalité et stimulent la natalité. Avec le boom démographique, le nombre de bouches à nourrir augmente rapidement, et cette poussée met l’agriculture au défi de fournir l’alimentation nécessaire. A la veille du Grand Bond, la croissance annuelle de la population oscille entre 2 et 2,5 %, tandis que la croissance de la production agricole n’excède pas 2 %. Cet écart ne sera comblé que progressivement, dans les années 70, lorsque l’agriculture disposera de semences sélectionnées, de machines agricoles et d’engrais chimiques.
Ces contraintes objectives, au demeurant, n’empêchent pas la stratégie maoïste de porter ses fruits, et l’échec dramatique du Grand Bond est loin d’avoir brisé l’élan de la révolution chinoise. Jusqu’à la mort de Mao, la politique socialiste connaît des inflexions de trajectoire, mais elle consolide pour l’essentiel les acquis antérieurs. Hormis la séquence chaotique de 1966-68, la période qui suit la fin du Grand Bond est caractérisée par l’amélioration de la situation économique et la consolidation des acquis sociaux. Marquées par le volontarisme du Grand Timonier, les « années Mao » sont des années de progrès incessant sur les plans économique, social, éducatif et sanitaire. Certes le pays demeure très pauvre. Mais le succès de la Chine est impressionnant dans le domaine de l’éducation, avec le recul massif de l’analphabétisme : 85 % en 1949, moins de 15 % en 1975. Il l’est plus encore dans le domaine de la santé, avec l’allongement spectaculaire de l’espérance de vie : atteignant 64 ans en 1976, elle est nettement supérieure à la moyenne mondiale, et elle dépasse de 11 ans celle de l’Inde « démocratique ».
Rien n’est plus instructif, en effet, que la comparaison entre les deux géants asiatiques. En 1950, la Chine ravagée par la guerre se trouve dans un état de délabrement et de misère pire que celui de l’Inde au lendemain de l’indépendance. Aujourd’hui, la Chine est la première puissance économique mondiale et son PIB représente 4,5 fois celui de l’Inde. Il vaut mieux naître en Chine qu’en Inde, où le taux de mortalité infantile est quatre fois plus élevé. Un tiers des Indiens n’ont ni électricité ni installations sanitaires, et la malnutrition touche 30% de la population. Comment expliquer un tel décalage ? « La Chine a généralisé l’accès à l’enseignement primaire, aux soins médicaux et à la protection sociale, et ce bien avant de se lancer dans des réformes économiques orientées vers le marché », souligne l’économiste indien Amartya Sen, Prix Nobel 1998 (3). Cet écart entre les deux puissances asiatiques, c’est le maoïsme qui l’a creusé : en 1976 l’espérance de vie en Chine est de 64 ans contre 53 ans en Inde. L’Inde, contrairement à la Chine, a manqué d’un investissement massif de la puissance publique dans l’éducation et la santé : ce dont elle a souffert, c’est d’un déficit de socialisme.
Aujourd’hui, les Chinois savent bien que « la réforme et l’ouverture » ont été favorisées par les efforts réalisés au cours de la période antérieure. Contrairement aux Occidentaux, ils soulignent la continuité – en dépit des changements de trajectoire – entre le maoïsme et le post-maoïsme. Aussi le regard qu’ils portent sur Mao Zedong est-il très éloigné du discours dominant en Occident. La vérité c’est que Mao a mis fin à cent cinquante ans de décadence, de chaos et de misère. La Chine était morcelée, dévastée par l’invasion japonaise et la guerre civile. Mao l’a unifiée. En 1949, elle est le pays le plus pauvre du monde. Son PIB par tête atteint la moitié environ de celui de l’Afrique et moins des trois quarts de celui de l’Inde. Mais de 1950 à 1980, durant la période maoïste, le PIB s’accroît de façon régulière (2,8 % par an), le pays s’industrialise, et la population passe de 550 millions à 1 milliard d’habitants.
C’est un fait indéniable : malgré l’échec du Grand Bond, et malgré l’embargo occidental, la population chinoise a gagné 28 ans d’espérance de vie sous Mao. Les progrès en matière d’éducation et de santé ont été massifs. La femme chinoise – qui « porte la moitié du ciel », disait Mao –a été éduquée et affranchie d’un patriarcat ancestral. En 1950, la Chine est en ruines. Trente ans plus tard, elle est un pays pauvre, mais c’est un État souverain, unifié, équipé, doté d’une industrie lourde. C’est une puissance nucléaire, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies. L’atmosphère est frugale, la discipline sévère, mais la population est nourrie, soignée et éduquée comme elle ne l’a jamais été. En 1973, Alain Peyrefitte, ministre du général de Gaulle, soulignait les avancées sociales du maoïsme : « La notion des droits de l’individu, au nom de laquelle sont formulées toutes les condamnations de la Chine populaire, garde-t-elle un sens dans un pareil contexte historique ? Et quel sens ? Les critiques sont portées au nom des valeurs de base de la société occidentale, non à celui des valeurs chinoises. Comme la notion de bonheur, celle de liberté est relative. La révolution a donné aux Chinois, non seulement une liberté collective, dont ils étaient privés depuis que leur pays avait été vassalisé et dépecé, mais quelques libertés individuelles que beaucoup ne soupçonnaient pas : elle a libéré les paysans pauvres des propriétaires fonciers ; les affamés, de la disette ; les endettés, des usuriers ; les fils, du despotisme de leur père ; les femmes, de la tyrannie de leur mari ; les fonctionnaires, des prévarications de leur chef ; le peuple, de la misère. La force irrésistible qui avait poussé les masses à se joindre à la croisade menée par l’Armée rouge, ce fut un espoir de libération : qui pourrait dire qu’il a été entièrement déçu ? Croit-on que beaucoup de Chinois n’aient pas conscience que leur destin collectif est meilleur que l’ancien ? Quand ils évoquaient la Libération, il s’agit pour la majorité d’entre eux, en dépit de certaines apparences, d’une réalité. La Chine récapitule en quelques décennies l’évolution que les pays occidentaux ont connue en quelques siècles » (4).
Bruno Guigue
René Dumont, Révolution dans les campagnes chinoise, Seuil, 1957, pp. 340-42.
Mobo Gao, Bataille pour le passé de la Chine, Mao-Tsé-toung et la Révolution culturelle, Delga, 2020, p. 233.
Jean Drèze et Amartya Sen, Splendeur de l’Inde ? Développement, démocratie et inégalités, Flammarion, 2014, p. 83.
Alain Peyrefitte, Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera, Plon, 1973, T. 2, p. 297.
Le 18 juin 2021