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La Femme du ferrailleur : ça bouge en Bosnie.

Bien qu’il nous parvienne avec deux ans de retard, le film de Danis Tanovic (auteur en 2001 de No Man’s Land) est d’une actualité brûlante ; au milieu de grandes manoeuvres dans l’Est, il nous ouvre une fenêtre sur un pays-fantôme, qui avait à peu près disparu des medias depuis le démantèlement de la Yougoslavie et son annexion, morceau par morceau, par l’UE grâce aux accords de Dayton en 1995.

En pleine crise ukrainienne, c’est l’occasion de voir ce que signifie concrètement le rattachement d’un pays ex-soviétique à l’Europe de l’Ouest libérale. Les gens (et pays) heureux n’ayant pas d’histoire, on pourrait croire que la Bosnie Herzégovine sous occupation de l’Eufor (force militaire européenne) est un paradis ? La Femme du ferrailleur nous en donne une tout autre image.

Nous sommes dans un village gitan de Bosnie, dans le canton de Tuzla, au Nord de Sarajevo. Les secteurs "oubliés" par la libéralisation-mondialisation, dans leur pauvreté, permettent encore à leurs habitants de pratiquer une économie de survie (tandis que dans les régions "développées", il n’y a pas de milieu entre bien-être et exclusion) : Nazif gagne la vie de sa famille au jour le jour, en dépeçant des épaves de voiture, dont le métal est vendu au poids (curieusement, alors que l’Allemagne est passée à l’euro, la monnaie bosniaque est le mark – de même que le franc disparu en France a encore cours dans les ex-colonies africaines) ; lorsqu’il n’y a plus de bois pour le poêle-cuisinière, il va abattre un jeune arbre aux abords du village.

Mais un problème de santé va compromettre cet équilibre précaire : Senada fait une fausse couche et a besoin d’une intervention pour éviter une septicémie mortelle. Nazif la conduit à l’hôpital, où on pare au plus pressé, mais où on les renvoie à une clinique pour l’opération. Mais le couple n’est pas assuré, et le chirurgien refuse d’intervenir – scène d’une violence insupportable, car, en disant "je n’y peux rien, c’est la règle", il condamne à mort la jeune femme.

On reconnaît le fonctionnement du système de santé aux Etats-Unis et dans les pays "libérés" où le bloc occidental impose ses règles : la Sécurité n’est plus qu’un système d’assurances privées, et la médecine n’existe que pour ceux qui peuvent la payer (on se rappelle la brillante démonstration de Michael Moore dans Sicko, qui se concluait par une demande d’asile médical à Cuba).

Certes, l’exploitation dramatique de l’intrigue par Tanovic est pauvre : les séquences se traînent, le suspense n’existe pratiquement pas, la caméra portée est parfois irritante par son instabilité ; avec une même histoire (un mari doit trouver l’argent de l’hospitalisation pour sa femme malade), Makhmalbaf, dans Le Cycliste (en 1987), s’élevait jusqu’au symbole et à l’épopée : comme Gilgamesh, le héros devait, pour gagner le prix d’un pari, surmonter l’épreuve de la privation de sommeil pendant sept jours, et, contrairement à lui, il la réussissait (au prix de quelques sympathiques tricheries). Nazif, lui, ne se dépasse pas et ne s’élève pas jusqu’à l’héroïsme ; Tanovic avait d’abord pensé faire de cette histoire vraie un documentaire, et le film qu’il en a tiré ne décolle guère du style documentaire.

Mais l’avantage de ce défaut, c’est la fidélité à la réalité vécue. Nazif essaie de trouver une solution : il va fouiller dans la décharge du village (mais, vu la pauvreté de ses habitants, elle ne peut offrir que des détritus rouillés) ; il a recours à un organisme de "protection de la femme rom", qui apporte sa bonne volonté, mais aucun résultat. Ce sera finalement la solidarité amicale (les voisins et collègues de Nazif) et familiale (les proches de Senada) et la combinazione à l’italienne qui apporteront la solution. Et la vie reprend : Nazif retourne faire une corvée de bois.

Si le film nous apporte une tranche de vie en Bosnie, l’article de Jean-Arnaud Dérens (rédacteur du site du Courrier des Balkans) dans Le Monde Diplomatique de mars 2014 permet de la contextualiser : Tuzla est l’épicentre du mouvement d’insurrection qui se développe depuis le mois de février en Bosnie : à la suite des privatisations, accompagnement obligé de la prise de contrôle par l’Ouest, le pays est en proie au chômage (40 % de la population active), la misère, et à une élite gouvernementale corrompue. La population s’est mobilisée pour contester le système politique et son fondement ethnique imposés par Dayton : "les histoires de haine ethnique font partie de la mythologie de la Bosnie de Dayton", écrit Vedran Dzihic. Et on a vu apparaître le slogan le plus dangereux pour le projet de domination de l’UE : "Mort au nationalisme !". Danis Tanovic lui-même a fondé un parti anti-nationaliste : Notre parti (Nasa Stranka) ; on peut cependant s’interroger sur sa véritable stratégie, car il se présente en même temps comme pro-européen, ce qui équivaut à dénoncer le symptôme tout en conservant la cause du mal.

Quoi qu’il en soit, on constate que les medias de l’Ouest font quotidiennement l’apologie des ultra-nationalistes de Maydan, tout en bloquant les informations sur la révolte anti-nationaliste des Balkans, qui montre les conséquences de la politique de l’UE.

Mais la vérité qui se dégage de La Femme du ferrailleur est aussi plus profonde : Nazif (récompensé par un prix d’interprétation à Berlin) et Senada jouant leur propre rôle, font passer sur l’écran une image de l’humanité réelle, loin des stars refaites et bodybuildées de Hollywood. Nazif n’est pas musclé, Senada est plutôt enveloppée, mais, à la faveur d’un geste, d’un sourire, on les trouve beaux, d’une beauté tellement plus authentique (peut-on vraiment trouver beaux ces acteurs de Hollywood qui ne font passer aucune émotion humaine ?).

Mais cette vérité physique s’étend aux relations entre hommes et femmes : alors que les films occidentaux privilégient, entre homme et femme, les relations d’hostilité et de haine, et les histoires de divorce (comme dans le récent Arrête ou je continue), La Femme du ferrailleur met en scène les rapports homme/femme tels que les vit l’immense majorité de l’humanité : la coopération (et la solidarité et la tendresse qui en découlent) entre un homme et une femme comme condition fondamentale de la survie ; et voir Nazif et Senada unis pour affronter les épreuves de la vie est autrement plus émouvant que déchiffrer "les indices de la désunion annoncée" (article du magazine Trois couleurs) dans un couple de la bourgeoisie lyonnaise.

Le même Trois couleurs du mois de mars nous offre d’autres nouvelles de l’ex-Yougoslavie : Emir Kusturica a fondé, en 2008, un festival de cinéma, dans un village créé de toutes pièces, Drvengrad, dans les montagnes entre la Serbie et la République Serbe de Bosnie. Vingt ans après Voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina, réquisitoire de Peter Handke contre l’intervention du bloc occidental en Yougoslavie, un réveil semble s’annoncer dans les Balkans : sera-ce encore une "révolution orange", ou un vrai printemps anti-occidental et anti-libéral ?

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