Témoignage de Laurence Mazure, notre correspondante
"Il faut espérer qu’il y ait des journalistes qui aillent aussi avec la guérilla pour montrer un peu ce que les combattants ont à dire, parce que ce conflit-là n’est pas couvert" : ces paroles de Roméo Langlois, prononcées le 30 mai au moment de sa libération après 32 jours passés aux mains des FARC, nous rappellent ce qui devrait être la base normale de notre travail. Or ce n’est pas le cas, comme j’ai pu le constater au cours des dernières années, en tant que correspondante de La Libre en Colombie.
Déjà , il faut rappeler que ce conflit armé qui ravage depuis plusieurs décennies la Colombie et déstabilise sa région, ne se réduit pas aux seules forces de sécurité gouvernementales d’un côté, et aux FARC de l’autre. Les armées paramilitaires et aujourd’hui néo-paramilitaires, les groupes mafieux dédiés au contrôle de la chaîne de production et de vente de la drogue (cocaïne, mais aussi héroïne, avec l’explosion des cultures de pavots), les alliances ad hoc des uns avec les autres, y compris dans le cas des forces de sécurité, les stratégies de survie de populations rurales abandonnées de l’Etat et utilisées par tous les acteurs du conflit, multiplient les visages d’une guerre dont il est impossible de parler en termes simplistes, comme le voudrait le traitement rapide et "people" qui tend à prédominer dans l’information.
La couverture des actions de guerre qui se déroulent journellement dans le pays requiert de pouvoir passer d’un groupe à l’autre. Mais le degré de stigmatisation des très rares journalistes comme Jorge Enrique Botero, qui ont couvert le conflit à partir des rangs de la guérilla, est difficilement imaginable : menaces de mort, insultes et absence totale de solidarité de la part des journalistes des grands médias locaux proches de l’establishment qui, le plus souvent, ne traitent le conflit qu’à partir du discours officiel du gouvernement et de l’armée. Ceux qui remettent en question ce point de vue unilatéral sont assimilés à la guérilla : la suspicion est jetée sur eux au travers de la sempiternelle question "qu’est-ce que vous faisiez là ?", alors que le terrain est là où notre métier exige que nous nous trouvions. Le lynchage médiatique de Langlois par les tweets de l’ex-président Uribe, les insultes et propos haineux à son égard par les lecteurs des plus grands quotidiens colombiens, encore en ligne aujourd’hui, témoignent d’une hostilité bien organisée qui n’a pas alarmé les modérateurs des publications concernées.
L’autre approche du conflit porte sur les violations des droits humains et des conventions de Genève. Là aussi, le travail se fait en se rendant sur l’incontournable terrain pour parler avec les familles des victimes de disparitions forcées, exécutions sommaires, tortures, ainsi que les personnes sujettes au déplacement forcé. Hollman Morris est un journaliste colombien qui a assumé cette approche, et ce, au prix de menaces de mort et persécutions contre lui et sa famille, émanant, entre autres, des services secrets colombiens (1). Cette situation vient d’une scission profonde : d’un côté, les grands groupes médiatiques et des journalistes, locaux et parfois étrangers, qui reprennent le discours officiel et passent sous silence tout ce qui ne s’inscrit pas dans cette vision. De l’autre, les nombreux médias communautaires et alternatifs qui, dans les villes comme dans les zones rurales, sont ceux qui connaissent le mieux le conflit économique, social et armé, et aident les journalistes indépendants, locaux ou étrangers, à accéder à ce fameux terrain.
En Colombie, que ce soit auprès des victimes, avec les troupes régulières, ou celles de la guérilla, l’exigence de notre travail de journaliste reste la même : rendre visible ce que la guerre cherche à maintenir dans l’ombre.
Laurence MAZURE
(1) La Libre a suivi les différentes tentatives de censure et judiciarisation exercées contre ce journaliste au cours des années 2009/2010 durant le mandat de l’ex-président Uribe.
SAVOIR PLUS
La Libre en Colombie
L’enlèvement et la libération du journaliste Roméo Langlois ont été l’occasion pour "La Libre" de s’interroger sur la façon dont elle-même traite le conflit armé en Colombie. En écho à l’appel du journaliste français invitant à "couvrir le conflit des deux côtés", Laurence Mazure, notre correspondante sur place pendant des années, livre sa vision de ce qu’un journaliste peut/doit tenter de réaliser. Elle rappelle les exigences du métier et énumère les difficultés propres à la couverture des conflits armés.
source : http://www.lalibre.be/actu/international/article/741615/l-urgente-necessite-de-couvrir-la-guerre-en-colombie.html