Après les déclarations du Président de la République, le 14 janvier 2014, il est indispensable de faire un retour en arrière pour apprécier la pertinence de ses propos. Celui-ci a officiellement reconnu son identité social-démocrate. Depuis, les « experts » médiatiques bien en cours, se félicitent de cet aveu pourtant tardif. Par une analyse des 30 dernières années, il apparait clairement que ce tournant social-démocrate a été endossé par les responsables du PS dès 83-84, et que depuis, il y a eu dérive social-libérale complètement aboutie et assumée en ce début d’année 2014.
Pour ne pas être taxé de faire un procès d’intention, je vais justifier mes propos sur cette dérive en revenant sur le début des années 80, en montrant que celle-ci s’est faite en parallèle à la transformation libérale de l’UE, impulsée par le PS et la droite. La connivence, à ce sujet, de ces deux forces politiques a influencé depuis 84 le Service Public de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (SPESR). Son évolution est en effet un bon marqueur idéologique de cette entente.
Vu le cadre contraint de cette tribune, je suis dans l’obligation d’être très synthétique, au risque d’être schématique, et de ne pas pouvoir aborder certains points pourtant importants.
Lors de son congrès à Metz en 79, le PS, veut accéder au pouvoir, et parce que le PCF a des résultats électoraux au-dessus de 15%, met en perspective des réformes radicales reposant sur l’idée du rôle déterminant de l’Etat sur le contrôle de l’économie, orientation déclinée en 80 dans les 110 propositions pour l’élection présidentielle. Après la victoire de François Mitterrand en mai 81, le rapport de forces découlant des résultats du premier tour s’est concrétisé par des réformes importantes, en particulier la Loi de Programmation du SPESR (Loi Savary). Cela dit, il faut noter que le socialisme de transformation sociale n’a pas duré longtemps. François Mitterrand, en renforçant la dimension présidentialiste des institutions de la Vème République, a imposé au PS le tournant social-démocrate dès 83-84. La cohérence du programme de 81 a été remise en cause profondément, la logique de marché a balayé la volonté politique d’encadrer le capitalisme. Mitterrand a astreint son gouvernement à une politique d’austérité en bloquant les salaires, en abaissant les charges des entreprises, en réduisant les dépenses publiques et sociales, pour soi-disant favoriser la compétitivité des entreprises et donc l’emploi, air repris aujourd’hui pour le Pacte de responsabilité. Dès cette époque, le tournant social-démocrate du PS est complet, après les fluctuations des gouvernements socialistes de 3ème force sous la IVème république.
On peut regretter qu’en 1983, deux ministres sur quatre (Anicet Le Pors et Marcel Rigout) n’aient pas accepté que les 4 ministres communistes claquent la porte du Gouvernement pour manifester leur désaccord sur cette dérive, qualifiée par P.Mauroy d’un « Bad Godesberg rampant » après son remplacement au poste de Premier Ministre, par Laurent Fabius. Ce tournant en 84 n’a plus eu pour objectif de bâtir un compromis entre le travail et le capital, mais d’accompagner, voire d’anticiper les transformations du capitalisme mondialisé.
Au même moment, François Mitterrand engage nettement la France dans la construction européenne. S’appuyant sur la Présidence française de l’UE, lors du premier semestre 84 et en imposant en 85 Jacques Delors à la tête de la Commission Européenne (CE), il participe activement à l’objectif du marché unique. Depuis, tous les textes de l’UE ont été votés par la droite et la majorité du PS. Au fil des cohabitations et des alternances politiques, il y a toujours eu accord sur le fond entre ces deux forces politiques, quant à l’évolution libérale de l’UE, avec deux moments symboliques : la Stratégie de Lisbonne signée par Jacques Chirac et Lionel Jospin en 2000 et le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance (TSCG) en 2012, dit pacte « Merkozy », devenu pacte « Merkollande ». La droite gaulliste des années 70 a dérivé vers l’ultra-libéralisme et la social-démocratie des années 80 vers le social-libéralisme. Cette connivence idéologique a eu des effets sur le SPESR avec deux moments également symboliques : la Loi Pécresse relative aux Libertés et Responsabilités des Universités (LRU) en 2007 et la Loi Fioraso relative à l’Enseignement Supérieur et la Recherche en 2013.
Avant de faire un survol rapide des 30 dernières années pour pointer les étapes significatives des réformes du SPESR, en parallèle avec la construction de l’UE, il est indispensable de dire quelques mots sur la Loi Savary du 24 janvier 84 qui abrogeait la Loi Faure. Acteur syndical, participant à l’élaboration de cette Loi, je peux attester que sa rédaction s’est faite dans de bonnes conditions : après la Loi Recherche de 82, les débats sur Loi Savary ont duré jusqu’en 84 sans aucune discrimination quant aux participants, sans sujet tabou, avec la volonté d’aboutir à un large consensus avec la communauté universitaire et les acteurs sociaux. Le résultat, malgré quelques limites, a été de qualité, avec référence explicite à la dimension nationale du SPESR avec toutes ses missions traitées à égalité, maillage universitaire du territoire par souci de démocratisation, crédits d’Etat et personnels titulaires à la hauteur des besoins, coopération entre établissements et renforcement de la vie démocratique par la collégialité….
Depuis, tous les gouvernements, de droite ou à majorité PS, ont transformé les valeurs et le rôle social du SPESR :
86, pour mémoire, tentative avec le projet de Loi Devaquet, de mettre en concurrence les établissements. Projet retiré devant la mobilisation étudiante avec, en particulier, l’UNEF-SE en pointe. Il est regrettable que l’unification des deux UNEF en 2001 se soit soldée par un syndicalisme étudiant d’accompagnement des réformes libérales. A ce sujet, la présence de J-B.Prévost, (ex-Président de l’UNEF de 2007 à 2011), au cabinet de Geneviève Fioraso depuis 2012 est significatif de cette alliance tactique entre l’UNEF et le PS ;
90, Lionel Jospin, avec son plan Université 2000 (U 2000) a permis au patronat de peser sur les formations, de dégager 7 grands pôles européens devenus en 2006, des PRES et enfin de permettre un transfert de l’État vers les régions, via les Contrats de Plan Etat Régions (CPER) ;
96, François Bayrou, avec ses États Génaux du Supérieur, déboucha sur des stages diplômants en entreprise, sous la férule du CNPF, organisation patronale devenue le MEDEF en 98 ;
99, Claude Allègre et son plan Universités du 3ème millénaire (U3M) a renforcé la logique U2000 avec la poursuite du désengagement de l’Etat, en augmentant la contribution des collectivités territoriales, entraînant des disparités importantes entre les régions ;
99, Claude Allègre avec sa Loi Recherche et Innovation, avait comme objectif d’asservir le SP aux exigences des lobbies financiers et du patronat, au détriment des autres missions ;
99, Claude Allègre, après la Déclaration de la Sorbonne, suite au rapport Attali (98), a impulsé le Processus de Bologne qui va modifier les valeurs du SPESR et la hiérarchie de ses missions, pour répondre aux exigences d’intégration à l’Europe libérale.
A ce stade de l’inventaire des répercussions négatives sur le SPESR des différentes réformes citées ci-dessus, il est indispensable de faire un détour par l’évolution de l’UE car tous ces textes ont été influencés par le cadre d’un libéralisme impulsé en 85 par Jacques Delors, Président de la CE, avec des choix institutionnels et macroéconomiques qui répondaient aux préconisations de l’OCDE et de la Banque Mondiale. Ces choix se sont traduits par la construction d’un « Espace européen de l’Education, de la Recherche et de l’Innovation » avec un discours considérant que ces secteurs ont une finalité essentiellement économique. L’« économie de la connaissance » débouchant sur une approche libérale des formations supérieures et de la recherche, avec un enfermement du SPESR dans des activités essentiellement marchandes.
Cette politique libérale s’est renforcée à l’époque de la « vague rose ». Celle-ci a concerné les principaux états de l’UE, avec des figures de proue du social-libéralisme : 96, R.Prodi, Italie ; 97, Tony Blair, Angleterre ; 98, Gerhardt Schröder, Allemagne,… La convergence social-libérale de 11 pays de l’UE sur 15 a permis l’adoption de la Stratégie de Lisbonne dans un large consensus. Elle décline une représentation libérale de la société où la recherche de compétitivité économique est le maitre mot. Elle ne propose, au-delà des discours généreux sur la cohésion sociale, rien de concret pour l’amélioration du volet social des salariés. La doxa d’une concurrence par la compétitivité économique est sensée constituer la base du progrès social, alors qu’elle provoque des désastres sociaux et écologiques.
Il faut rappeler que cette Stratégie a été signée lors du Conseil Européen des 23-24 mars 2000 par J.Chirac et L.Jospin. Trois jours plus tard, le 27 mars 2000, lors du premier remaniement du Gouvernement Jospin, il aurait été souhaitable que les 4 ministres communistes quittent ce gouvernement vu le contenu et les conséquences prévisibles de la Stratégie de Lisbonne. A ce sujet, lors de ce remaniement, J-L.Mélenchon a été nommé Ministre délégué à l’Enseignement Professionnel et lors d’un colloque de la FSU en octobre 2000 sur la Formation Professionnelle, parlant de cette Stratégie, il n’a pas formulé de critique de fond. Visiblement à l’époque « la radicalité concrète » n’était pas à l’ordre du jour.
A partir de 2000, les coups de boutoir de C.Allègre contre le SPESR vont provoquer un déferlement de réformes ultra-libérales de la droite et du PS, sous couvert d’harmonisation européenne :
2002, J.Lang en application du Processus de Bologne, met en place la nouvelle organisation des cursus, Licence-Master-Doctorat (LMD), avec pour conséquence la disparition de la valeur nationale des diplômes, la disparité des formations sous la pression des milieux patronaux locaux (cf. Licence Pro) ;
2004-2005, François Fillon concocte secrètement le projet de Loi d’Orientation et de Programmation pour la Recherche et l’Innovation (LOPRI) qui aurait fragilisé la Recherche publique, au profit du capital et du patronat, ainsi que le statut des chercheurs, augmenté les précaires et mis en perspective les pôles de compétitivité ;
2006, Gilles de Robien promulgue la Loi de Programme pour la Recherche, texte qui reprend toutes les orientations de la LOPRI. De plus deux agences sont créées (ANR et AERES) qui fonctionnent dans l’opacité, concentrent les lieux de décision et imposent le financement de projets-contrats-crédits fléchés, comme le fait la CE, depuis plusieurs années avec ses Programmme-Cadre de Recherche et Développement Technologique (PCRDT) au seul bénéfice des grands groupes industriels ;
2007, Valérie Pécresse impose la Loi LRU, qui sous-couvert d’une pseudo autonomie, fragilise les universités et les laboratoires de recherche, engageant ceux-ci vers une gestion managériale. Des principes fondamentaux comme l’égalité entre étudiants, la liberté académique, la gestion collégiale… sont mises en danger par la concurrence entre établissements et la répartition des moyens publics en fonction de critères de rentabilité à court terme. De plus, le patronat fait une entrée en force dans les conseils d’administration ;
2008, Valérie Pécresse, avec son Plan Campus, poursuit la même logique que les deux plans précédents (U2000 et U3M), désengagement de l’Etat dans le financement du SPESR avec, en plus, le choix de faire appel à des Partenariats Publics/Privés (PPP), solution qui s’avère, à terme, catastrophique ;
2008, forte augmentation du Crédit Impôt Recherche (CIR) au bénéfice des entreprises du CAC 40 et au détriment des PME/TPE, sans aucune évaluation et contrepartie, avec un effet d’aubaine évident ;
2009, mise en place de la Stratégie Nationale de Recherche et d’Innovation (SNRI) qui oriente la Recherche vers des créneaux voulus par le MEDEF en remettant en cause l’indépendance des chercheurs ;
2010, le Grand Emprunt, avec l’usine à gaz des Investissements d’avenir (IDEX …) ayant pour objectif d’asservir complètement le SPESR aux exigences du grand patronat, avec comme conséquence la mise en concurrence des territoires, des établissements et de tous les acteurs du SPESR ;
2011, l’application de la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) aux organismes de recherche, fragilise les fonctions support et soutien dans les laboratoires et introduit une précarisation massive. Le dispositif de Modernisation de l’Action Publique (MAP) mis en place après la victoire de F.Hollande, a les mêmes effets « austéritaires » sur le SPESR ;
2012, Geneviève Fioraso lance les Assises de l’ESR. A l’opposé des débats sur la Loi Savary, elles ont été corsetées par le ministère, à travers un comité de pilotage, composé d’anciens responsables de la CPU, imposant un cadre très contraignant des débats. Au niveau territorial, les Assises ont été organisées par les Préfets, les Recteurs et les Présidents de Région en marginalisant les acteurs de la Recherche et de l’Université, évacuant leurs revendications exprimées depuis plusieurs années ;
2013, Fioraso impose sa Loi sur l’ESR, sans les voix du Front de Gauche. Sur le fond, pas de grand changement par rapport à la LRU et même sur certains points, une aggravation à la soumission d’une logique libérale européenne, avec la réduction des dépenses publiques et ses conséquences sur les établissements. Actuellement, plus d’1/4 d’entre eux sont en grande difficulté financière, avec des conséquences sur les formations et les personnels. La mise en place de grands complexes universitaires va mettre en concurrence encore plus les régions et faire disparaitre la cohérence nationale du SPESR, au profit d’une organisation régionale d’inspiration européenne. Dernière initiative de Geneviève Fioraso, qui confirme, s’il en est besoin, l’instrumentalisation du SPESR par le patronat, la création du Comité Sup’emploi, qui sous-couvert d’insertion professionnelle ouvre toutes grandes les portes des universités au MEDEF.
On peut constater une forme de schizophrénie du PS, car lorsqu’il est dans l’opposition, il exprime des désaccords sur les réformes de fond du SPESR, faites par la droite, alors qu’il les reprend en l’état ou même les aggrave, lorsqu’il est au pouvoir. Cette posture s’explique par sa connivence avec la droite sur la politique de l’UE. Les deux derniers traités ratifiés de concert sont révélateurs :
le Traité sur le Fonctionnement de l’UE (TFUE) dit Traité de Lisbonne, ratifié en 2007, après un déni démocratique suite au référendum de 2005, qui impose aux Etats l’application stricte du principe de la « concurrence libre et non faussée » qui impacte, en particulier, les SP ;
le TSCG, ratifié en 2012 avec sa « règle d’or », responsable de l’austérité actuelle, prive notre pays de sa souveraineté quant à ses choix budgétaires et notamment les crédits pour les SP, avec comme conséquences que leurs missions soient privatisées et permettent aux capitalistes d’amasser des profits.
Après cet inventaire des réformes de l’ESR sur 3 décennies, il est possible de faire une synthèse des principales conséquences du libéralisme sur ce SP (en sachant que les mêmes causes provoquent des effets comparables sur d’autres SP). Ces réformes ont pour effet de considérer les connaissances scientifiques comme une marchandise. Elles deviennent un outil de la concurrence au sein du capitalisme mondialisé et, de ce fait, sont limitées aux seuls rapports strictement économiques de l’innovation et de l’insertion professionnelle, au bénéficie quasi exclusif du capital et du grand patronat. Cela remet en cause toutes les autres missions du SPESR, notamment les questions d’émancipation, de citoyenneté et d’enrichissement culturel ainsi que le développement d’une recherche fondamentale détachée du principe de la concurrence et de la marchandisation sur le marché mondial de la connaissance. Ces orientations influencent les étudiants qui limitent souvent leurs choix aux seules formations rentables du point de vue des débouchés à court terme (logique « adéquationiste ») en écartant des formations soi-disant inutiles sur le marché du travail actuel. Ce qui écarte toute évolution prospective des formations, et qui hypothèque l’avenir de notre pays.
Devant ce constat alarmant, il est urgent que le peuple de gauche se rassemble autour d’organisations, d’associations et de syndicats, porteurs de propositions alternatives. Bien que la situation soit difficile, deux échéances politiques cette année peuvent permettre à ces forces alternatives, en particulier le Front de Gauche, de changer réellement le court des choses. Les élections municipales de mars 2014 doivent être un moment de rassemblement du peuple de gauche, dans toutes ses sensibilités, chaque fois que le programme le permet. L’enjeu communal, dans sa dimension locale, peut-être un ferment, permettant de convaincre tous les citoyens qu’une autre politique est possible. Toutes invectives et diatribes sur les choix stratégiques de ce rassemblement sont contre-productives. Les élections européennes en mai 2014, seront également un moment crucial pour défendre le projet d’une « autre Europe ». Pour cela, il est important que les forces politiques et sociales, pour une alternative au plan européen, prennent des initiatives en France, mais aussi dans les autres pays de l’UE, afin de construire un rapport de force suffisant et créer un front de résistance le plus large possible contre les dérives libérales actuelles.
L’ultra-libéralisme et le social-libéralisme, même combat contre les services publics ?
Jean-Pierre ADAMI
Enseignant-Chercheur en retraite