Le Front populaire espagnol reste encore un de ces quasi-silences de l’histoire, qu’il faut faire parler. Pour la droite, ces cinq mois de « Frente crapular » demeurent un cauchemar qu’elle tente d’effacer, de dénaturer. Pour la plupart des Espagnols, ce printemps social, d’accélération des réformes, se révèle encore peu connu.
La République victorieuse le 14 avril 1931 déçoit très vite les espoirs de changement social, à tel point que la droite et les secteurs fascisants gagnent les élections législatives du 9 novembre 1933. Dès lors commence la fascisation, l’entrée au gouvernement de l’extrémiste Confédération espagnole des droites autonomes (Ceda), la revanche de classe, la répression sauvage contre les mineurs des Asturies (octobre 1934) et les luttes paysannes, la suspension de la modeste réforme agraire, du statut d’autonomie de la Catalogne, etc.
Le Front populaire, bref et intense (de février à juillet 1936), demeure l’objet de caricatures révisionnistes : la violence politique, « la révolution en marche » auraient entraîné et justifié le coup d’État militaire.
Le « Pacte » (les mots « Front populaire » n’apparaissent pas), signé le 15 janvier 1936 sur un programme minimal et réformiste, rassemble la quasi-totalité des partis de gauche et des forces républicaines. Il bénéficie de la sympathie de la majorité des anarchistes, vu qu’il s’engage à libérer tous « les prisonniers politiques et sociaux ». L’électorat populaire, y compris celui qu’influencent les libertaires, se mobilise puissamment.
Le « Front national » des classes dominantes, autour de la Confédération espagnole des droites autonomes, n’a, lui, pour programme que la restauration et la stratégie de la déstabilisation ; il dénonce furieusement « la révolution et ses complices », le « pacte bolchevique ». Les élections législatives du 16 février 1936 donnent une courte majorité au Front populaire (FP), 47,1 %, contre 45,6 % à la droite. La loi électorale amplifie les résultats en nombre de députés : 263 pour le FP et 156 pour la droite. La nuit même, c’est la panique dans les ministères et l’appareil d’État conservateurs : le communisme s’avance ! Franco et quelques généraux tentent en vain d’obtenir la déclaration de « l’état de guerre ». Ils sont gentiment « éloignés » de Madrid.
Le gouvernement constitué, soutenu par le PCE, le PSOE, n’est composé que de républicains modérés. Le 1er mars, une énorme manifestation madrilène exige que les engagements pris soient tenus. Le président conciliateur Alcala-Zamora est destitué par le Parlement. Manuel Azaña lui succède. L’Espagne devient une sorte de laboratoire ; la politique du Front populaire, soumise à l’épreuve de la pratique, intéresse au plus haut point les communistes français.
Le mouvement social ne marque pas de pause. 30 000 prisonniers politiques sortent des prisons. Les élus de 1931 démis, les travailleurs licenciés retrouvent leur poste, le processus d’autonomie des régions reprend, etc. Une importante mobilisation sociale agite les campagnes. Les occupations de terres, les grèves agraires se multiplient, sans provoquer, comme le clame encore aujourd’hui la droite, le « désordre civil », le « noir tunnel qui conduit à l’inévitable guerre civile ».
La réforme agraire, lente et bureaucratique depuis 1931, demeure l’axe historique de la revendication populaire. Des centaines de milliers de « jornaleros » (ouvriers agricoles) crève-la-faim, de prolétaires au chômage, exigent de la terre et des crédits pour la travailler, la dévolution des terrains usurpés aux petits propriétaires, la réinstallation des expulsés… Les latifundistes résistent à l’aspiration séculaire à la réforme agraire. La Fédération nationale des travailleurs de la terre (FNTT) appelle à des journées de forte lutte les 15 mars et 26 mars 1936.
Une démonstration de force sans précédent. 80 000 paysans occupent les immenses « fincas » (propriétés). 70 000 sans-terre sont « asentados » (installés), sur 230 000 hectares, par l’Institut de la réforme agraire (Inra), contraint souvent d’entériner les occupations. L’anarchosyndicaliste CNT, hostile au « gouvernement bourgeois », prône le « communisme libertaire ». Le PCE appelle à l’unité. En juin, les jeunesses communistes et socialistes fusionnent pour créer la Jeunesse socialiste unifiée (JSU).
Le gouvernement annule les municipales du 12 avril, cédant au chantage de la droite qui craint la défaite, conspire et s’arme. Dans la rue, les « pistoleros » fascistes sèment la peur, se livrent à des assassinats ciblés, face à un gouvernement trop passif. Le Parlement devient un champ de provocation pour les leaders de l’extrême droite (Gil Robles, Calvo Sotelo). L’atmosphère de tension qu’ils parviennent à créer n’explique pas et ne justifie pas le « golpe » des 17 et 18 juillet 1936. Les classes dominantes entendent écraser les ouvriers des villes et des campagnes pour que plus jamais ils ne relèvent la tête.
Le « Pacte » d’unité : un texte minimal
Le « pacte » d’unité fut signé par deux partis bourgeois, la Gauche républicaine du président Manuel Azana, « Unité républicaine », le PSOE, le petit Parti communiste d’Espagne, les Jeunesses socialistes, le syndicat socialiste UGT, le Parti ouvrier d’unification marxiste (Poum). Ce pacte avait son pendant catalan : le « Frente d’Esquerres ». Le pacte restait très en retrait par rapport aux revendications essentielles des travailleurs. Il s’engageait à amnistier tous les « délits politiques et sociaux », à libérer les victimes de la répression du système, à réintégrer les élus déchus de leur mandat durant les « deux années noires » : 1934-1935. Il relevait plus d’une volonté d’en finir avec le régime préfascisant que de la volonté de changements profonds… Le mouvement populaire déborda rapidement ce cadre limité.
Jean ORTIZ
Repères
16 février 1936. Le Front populaire, avec 34,3 % des voix, remporte 254 sièges aux Cortes, battant le Front national (33,2 %, 191 sièges).
8 mars. Première réunion des conjurés, à Madrid, sous la direction de Sanjurjo, en exil au Portugal depuis sa tentative ratée de coup d’État de 1932.
17 juillet. Début du soulèvement au Maroc espagnol où Franco prend le commandement des troupes.