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L’évangile révolutionnaire haïtien dans le prisme d’un certain pragmatisme circonstancié

Dans la cacophonie d'un temps géostratégique indigent qui se reconfigure et se déconfine sur les formes les plus sophistiquées du fascisme, les factions qui structurent la gangstérisation polymorphe stratifiée de la société haïtienne se reconfigurent elles-aussi dans de nouvelles alliances, pour offrir une passerelle de résurgence à l’indigence locale invariante. Je propose cette tribune pour contester le pragmatisme circonstancié promu par l'économiste Leslie R. Péan pour justifier une adhésion populaire à l'une des factions de la criminalité qui lutte pour sa survie et celle du système indigent, en s'opposant à une autre faction en décomposition. Par cette tribune, j'essaie de rappeler, comme l'enseigne l'ouvrage La sculpture du vivant de Jean-Claude Ameisen que "La complexité du vivant dépend d'un équilibre fragile entre phénomènes de reconstruction et de déconstruction. L'autodestruction fait partie intégrante de la vie, et la capacité des cellules à s'autodétruire est sans doute aussi ancienne que la vie elle-même". De même quand des factions résurgentes et obsolètes d'une même indigence s'entre-déchirent, ce n'est pas forcément une révolution pour changer le système, sauf si de nouvelles factions autonomes, indépendantes et porteuses d'un autre projet peuvent entrer en jeu pour mettre en échec les factions qui réorganisent la sculpture de l'indigence.

Introduction

Face au pourrissement des structures du néolibéralisme, le monde se reconfigure sur sa face déshumanisante. Laquelle face, manifestement indigente, a été enjolivée pendant ces 30 dernières années par les mythes de la bonne gouvernance et de l’État de droit. Ces mythes, ébranlés par le poids de leurs impostures, ont volé en éclats dans l’impensé sanitaire mondial révélé par le COVID. Ils laissent retentir le tumulte assourdissant du fracas mondes qui s’ébranlent sous leurs craquelures. Mondes épuisés, car mis à l’épreuve par les vagues foudroyantes et invariantes de la spirale de l’indigence. Celle-ci semble inexorablement converger vers les écosystèmes tant précaires que sécuritaires pour uniformiser les expériences humaines et les fléchir vers ce standard minimum insignifiant culturel que, depuis 1956, Günther Anders avait prophétisé comme le temps de L’obsolescence humaine. Dans la cacophonie de ce temps géostratégique qui se reconfigure et se déconfine sur les formes les plus sophistiquées du fascisme, les factions qui structurent la gangstérisation polymorphe stratifiée de la société haïtienne se reconfigurent elles-aussi dans de nouvelles alliances, pour offrir une passerelle de résurgence à l’indigence locale invariante.

Reconfiguration de l’indigence

Et comme toujours, pour que l’indigence soit acceptable et moins critiquable, il lui faut une aura intellectuelle. Comme dit le postulat de la boite noire de l’axiomatique de l’indigence : pour que la merde soit commercialisable et vendable, il lui faut un emballage enjolivé et un label somptueux. Le drame est que certains de ceux qui se prêtent à ce rôle n’ont pas toujours conscience qu’ils sont exploités comme des fumiers par la géostratégie mondiale pour produire l’enfumage qui obscurcit la gouvernance du shithole.

Par un de ces paradoxes de la vie, détours sinueux ou raccourcis intelligibles empruntés par l’histoire pour se dérouler, c’est une figure emblématique de l’intelligentsia haïtienne, en la personne de l’économiste Leslie R. Péan, qui offre, inconsciemment sans doute, sa personne et son aura en 2024, pour servir de passerelle anoblie pour la reconfiguration l’indigence locale haïtienne. En effet, dans une tribune parue sur Alter Presse , Leslie Péan, assume et prône un scandaleux pragmatisme circonstancié, pour camper Guy Philippe, et les troupes à ses ordres, comme les figures iconiques d’une certaine révolution haïtienne en marche.

Tout en ayant un grand respect pour Leslie Péan, pour ses travaux et les multiples échanges intellectuels que j’ai eus avec lui ces 5 dernières années, je me sens en devoir de réfuter sa thèse. Car elle est dangereuse et ouvre le flan, non pas à une brèche pour une sortie possible de l’indigence, mais à une errance de la pensée stratégique devant un improbable pragmatisme circonstancié. En taillant à Guy Philippe le profil incarnant l’héroïsme révolutionnaire pour sortir Haïti des griffes du gangstérisme d’état que préside le gouvernement illégitime d’Ariel Henry, Leslie R. Péan embarque, inconsciemment, le pays sur la trajectoire d’une nouvelle déroute de l’intelligence.

Je dis inconsciemment, car honnêtement il me semble déceler chez Leslie R. Péan davantage d’usure et de fatigue cognitive, face à une situation qui exaspère, que de posture de mécréance. J’assume le risque de me tromper de bonne foi en lui prêtant des vertus intellectuelles qui rendent improbables, voire impossibles, toutes accointances avec la mécréance. Aussi, il est essentiel de réfuter ses prises de position sans verser dans le dénigrement de sa personne, en sous entendant qu’il aurait vendu sa conscience aux indigents. D’abord, il faut rappeler que l’œuvre de Leslie R. Péan est consacrée à montrer les ramifications corrompues qui relient les structures de l’État marron aux élites sociales puantes haïtiennes, spécialisées dans la fabrication d’une économie de casse, de rente, de paupérisation et de criminalité. En outre, durant ces 13 dernières années, Leslie R. Péan n’a jamais hésité à montrer la face hideuse de ce gangstérisme d’état derrière l’intronisation du pouvoir du PHTK. Ce serait malhonnête et méchant de croire qu’il puisse, à son âge, dilapider son capital réputationnel, en se mettant au service d’une faction reconstituée du PHTK. Pour moi, il s’agit essentiellement d’une erreur d’analyse venant d’une lassitude et d’une usure devant les incertitudes insoutenables qui ébranlent le pays. Et c’est sur ce point que je vais centrer ma réfutation.

De la légitimité de ma parole citoyenne

J’aime autant déclarer sur l’honneur que je n’ai aucun lien d’affaires, ni d’accointances personnelles avec Leslie R. Péan ; pas plus que je n’ai d’inimitiés et de comptes à régler avec lui. Je le précise, car globalement les intellectuels haïtiens sont incapables de supporter la contradiction à leur endroit. Toute critique de leur pensée est assimilée à de l’aigreur ou à un crime de lèse-majesté intellectuelle. Mais il me semble que Leslie Péan échappe à ce totalitarisme intellectuel qui ramène tout à la mesure de ses certitudes insignifiantes.

Je crois que Leslie R. Péan a une honnêteté et une bienveillance intellectuelles que je me dois de ne pas salir, tout en étant en désaccord avec lui. J’insiste à croire que la probité et la bienveillance intellectuelles sont des qualités humaines rares dans un pays peuplé exclusivement de marrons culturels qui sont incapables d’assumer quoique ce soit publiquement, tout en se présentant en privé avec les soutiens les plus dithyrambiques. Ma trajectoire humaine m’a appris à ne pas regarder les étendards militants, mais les postures humaines ; notamment dans leur rapport spontané, sans intérêt et sans références, avec l’autre. Que Leslie Péan soit rassuré que je ne cherche pas à le crucifier, mais à réfuter le pragmatisme circonstancié qu’il prône pour une adhésion populaire avec le prétendu mouvement révolutionnaire de Guy Philippe.

Que cela soit aussi clair, par cette prise de parole citoyenne, je ne revendique aucune légitimité académique pour rivaliser avec Leslie R. Péan. Et encore moins une frénésie intellectuelle de rejouer les querelles du passé, en cherchant à me hisser au rang des illustres comme René Depestre et Jacques Stephen Alexis qui eurent à s’affronter intellectuellement dans le passé, dans des circonstances tout aussi troubles pour le pays. Moi, étant essentiellement dans une approche contextuelle, je ne fais qu’approprier la pensée complexe (vulgarisée par Edgar Morin), dans sa dimension transdisciplinaire, pour éclairer les contours enfumés de la réalité de mon pays et trouver la brèche d’un levier de responsabilité pour un autre possible humain. Fort de ceci, je n’ai pas peur de prendre des risques, de me découvrir et de m’aventurer, avec mes lacunes, sur les théâtres académiques reluisants où se performent les meilleurs pour magnifier, sans aucune légitimité académique, mon authentique aversion envers ce qui est en perte de sens avec le contexte problématique intelligible de mon pays. Perte de sens qui, du reste, structure l’errance collective séculaire qui déshumanise la population, à laquelle j’appartiens et m’identifie authentiquement.

Heureusement que Leslie R. péan, comme moi, sait qu’on n’a pas besoin de faire Yale ou Harvard pour admettre que quand il faut rechercher la légitimité, pour resituer ce qui est défaillant sur un territoire et restituer ce qui a été déshumanisé au cœur de son collectif, c’est ailleurs que dans la performance universitaire et académique, ailleurs que dans ‘‘l’énoncé de régularités utiles et pragmatiques’’, mais dans les divergences structurantes, les dissensus profonds, la prise de parole authentique, véridique et courageuse qu’il faut le trouver. C’est donc en rupture du consensus, c’est-à-dire au plus profond du dissensus que je porte la légitimité de cette parole citoyenne critique pour réfuter la thèse pragmatique brandie par Leslie Péan, mais aussi par d’autres dans d’autres circonstances.

Les failles du pragmatisme circonstancié de Leslie R. Péan

Si on devait caricaturer la prise de position récente de Leslie R. Péan sur Guy Philippe pour une promotion cinématographique, je pense que les lignes ci-dessous conviendraient parfaitement.

Oyez, oyez citoyens, citoyennes d’Haïti ! Dans le fleuve pestilent de la gangstérisation, une nouvelle icône révolutionnaire a germé. Elle se nomme Guy Phillipe, ses pétales fleuries ne sont que légions de bravoure, et sa semence prometteuse laisse augurer de fructueuses moissons pour nourrir tout Haïti. D’ailleurs, pour le prouver, dans un acte de bravoure inégalé, ce nouveau Spartacus a pris une barque, au cœur de la nuit froide et glacée, sur les rives impétueuses de Pestel, malgré vents, marées et les innombrables sociétés de loups-garous dressées sur sa route. Dans une gloire éblouissante, semblable à celle qui envoûta jadis Capois La Mort, dans la bataille de la ravine à couleuvres, il s’est présenté à Pétion Ville, comme promis, avec l’entêtement résolu de conduire la nouvelle indépendance d’Haïti. Gloire à son nom ! Que tous et toutes se soumettent à son leadership, pour enfin défaire le pays des démons qui le cauchemardisent depuis 1804, en renversant le gouvernement illégitime d’Ariel Henry.

Évidemment, c’est là un récit imagé et déformé ironiquement pour montrer, par la légèreté de l’humour, la gravité de la prise de position de Leslie R. Péan. Car postuler que renverser Ariel Henry dans les circonstances actuelles peut conduire à la révolution en Haïti, c’est reconduire le discours malicieux de 2004, par lequel les mêmes qui sont aujourd’hui en face d’Ariel Henri, s’étaient unis avec Ariel Henry, dans une alliance tactique et pragmatique de 184 contre 1, de GNB contre Attila, pour promouvoir un nouveau contrat social pour la population. Or 20 ans plus tard, c’est ce contrat social improbable qui a livré tout le pays aux Gangs et l’économie à la grande criminalité, en plongeant la population haïtienne dans le plus exsangue des paupérisations. Donc, il y a un déficit d’apprentissage et d’intelligence à vouloir reproduire le même scénario avec les mêmes acteurs et espérer un autre résultat.

On notera surtout que Leslie R. Péan, au-delà de son article, a aussi donné une entrevue au journaliste Gotson Pierre, de Alter Radio, pour défendre la révolution prônée par Guy Philippe, en mettant en avant un certain pragmatisme circonstancié de 10 contre à 1, qu’il propose d’atteindre prioritairement, au mépris de toute stratégie, pour chasser l’illégitime gouvernement d’Ariel Henry.

Disons-le honnêtement, s’il est unanimement reconnu qu’Ariel Henry est un problème majeur dont il faut se débarrasser, mais il est simplifiant de dire qu’Ariel Henry cristallise à lui seul les problèmes du pays depuis 1804. De même qu’il est dangereux de proposer des alliances malsaines et contre natures, provenant des mêmes factions de la criminalité, pour le renverser. La thèse de Leslie R. Péan est à ce titre triplement dangereuse. En effet elle est :

• Épistémiquement fausse, si l’on tient compte rigoureusement des évènements du passé et des données contextuelles qu’ils génèrent sur la tectonique éruptive qui cisaille Haïti ;
• Pragmatiquement inadaptée pour le présent, en tenant compte de la configuration des forces sociales, économiques et politiques :
• Et prospectivement et éthiquement dommageable pour l’avenir.

Fausseté épistémique

Reconnaissons que le besoin de se débarrasser du gouvernement d’Ariel Henry procède d’un triple constat : il n’a pas de légitimité ; il n’a pas de projet intelligent et digne pour le pays ; et en trois ans, il n’a pas su fédérer la conscience collective en prouvant son indépendance vis-à-vis du gangstérisme étatique intronisé par le PHTK depuis 2011. Toutefois, on ne peut pas dire que ce gouvernement résume la cause de tous les malheurs du pays. Il me semble plus intelligent de préciser qu’Ariel Henry et son gouvernement ne sont qu’une version actualisée de l’invariante mécréance stratégique par laquelle, depuis 1804, le pays est piloté erratiquement par la géostratégie internationale. Mais l’errance du pays n’est pas seulement due à la mécréance stratégique que structurent les forces politiques et économiques médiocres. L’insignifiance académique des élites culturelles est aussi en cause. D’ailleurs, si gouverner c’est prévoir, mais pour prévoir, il faut savoir. Et savoir exige de se confronter au réel problématique et de dépenser des trésors d’imagination. Car plus l’intelligence est contextuellement enracinée dans le socle problématique des contraintes, plus grande est sa capacité d’agir sur la complexité.

Or les élites haïtiennes n’habitent pas authentiquement et responsablement Haiti, et leur imaginaire se complaît à se propulser dans les rêves d’ailleurs en récitant les injonctions de leurs maîtres occidentaux. Le territoire d’Haïti n’est pour eux qu’un lieu d’encanaillement et/ou d’enrichissement, comme il fut jadis un lieu de transit et de rapt pour la flibuste. C’est pourquoi, elles sont si confortables dans ce processus d’enfumage qu’elles jouent, consciemment ou inconsciemment, au travers de l’anoblissement qu’elles reçoivent des puissances néocoloniales dont elles dépendent existentiellement. Les diplômes et titres académiques qu’elles reçoivent dans les grandes universités européennes ou américaines sont la réussite, le mistral gagnant de leur vie. C’est à travers ce rayonnement indigent qu’elles se sentent exister. Tant pis si les gangs contrôlent la majorité du territoire, tant pis si les écoles et les universités ne sont que des fabriques de lettrés malicieux, corrompus et insignifiants, tant pis si la population fuit vers d’autres lieux ou s’adapte aux médiocrités sociales en déformant ses postures humaines, érodant ainsi la dignité nationale. Il suffit que Pap Jazz puise se tenir, que livres en folie puisse faire miroiter le rêve de nouveaux écrivains sur les traces de Danny Laferriere à l’académie française, de Lyonel Trouillot fait chevalier de l’ordre blanc ou d’Emmelie Prophète anoblie par le Blanc pour être mieux investie comme fumier obscurcissant le fonctionnement de la justice. Qu’importe si la justice est dysfonctionnelle, tant qu’ils peuvent, en postures d’étonnants voyageurs, déambuler et dire le réel indigent en singeant les contes de la folie ordinaire pour être reconnu par le Blanc, tout est pour le mieux. Ainsi, ils ont popularisé le mythe du peuple résilient tout en structurant l’impuissance collective.

Alors que partout le savoir et la culture permettent d’agir sur le réel, en Haïti le savoir et la culture sont des objets de luxe, de rente, de mystification. Si bien qu’aujourd’hui en Haïti, pour être bien vu, il faut avoir été en contact avec un lieu international, ou avoir un parrain blanc. C’est ce goût pour les rêves blancs qui empêche à la population d’apprendre à habiter dignement le pays, car elle voit son avenir dans la réussite de ceux qui sont influents.

Dans ce contexte s’extraire de l’errance ne peut pas se résumer à changer la mécréance politique, si l’insignifiance académique, qui lui sert d’adjuvant, est structurée pour toujours offrir de nouvelles passerelles à l’indigence. Autrement dit, en renversant la mécréance politique, il faut s’assurer de combler responsablement le fossé qu’elle représente ; notamment en sachant répondre aux trois défaillances qui justifient son remplacement : un besoin de légitimité, un projet intelligent et digne de gouvernance et un gage d’indépendance vis-à-vis des réseaux mafieux économiques locaux et géostratégiques internationaux.

Pragmatisme inadapté

Il est manifeste que Guy Philippe et son entourage ne peuvent en aucun cas cristalliser ces 3 exigences, pour des raisons si évidentes que je ne perds pas de temps à les citer. Et cela, Leslie Péan le sait plus que quiconque. Pourtant, il s’entête à penser qu’il faut savoir être pragmatique et profiter des contradictions du système en s’engouffrant dans la brèche derrière Guy Philippe.

C’est justement cet argument pragmatique qui renferme toute la faiblesse à la fois stratégique et tactique de la thèse de Leslie Péan. L’apprentissage contextuel provenant de l’observation intelligente de la nature ne nous a jamais montré une brebis courir à renforcer une meute de jaguars qui affrontent une meute de lions sous prétexte qu’il faut se débarrasser des lions en urgence. Comprendre les contradictions d’un système qui s’autodétruit en opposant ses propres factions n’est pas une invitation à faire alliance avec ses factions. Savoir profiter des contradictions d’un système, suppose savoir anticiper stratégiquement et pragmatiquement comment neutraliser les factions ennemies avec qui on se rallierait de manière circonstanciée.

La vraie intelligence pragmatique suggère que quand on n’a pas toutes les ressources pour faire face à un contexte de crise, il faut se mettre en postures d’apprentissage. Quand on ne sait pas, on apprend. Car c’est pendant cette phase de recomposition et de décomposition du système par des incertitudes nouvelles qu’on peut modéliser ses formes de reproduction et apprendre comment agir pour lui substituer un autre système de valeurs. C’est stratégiquement imprudent de croire qu’on peut toujours s’en tirer par le pragmatisme et les alliances circonstanciées. L’erreur des élites haïtiennes formatées par les mythes occidentaux est de croire que seuls ceux qui ont été anoblis par le Blanc sont producteurs de savoirs. Et la certitude qu’elles ont le monopole d’un savoir venu des hauts lieux de la puissance les empêche de se mettre en postures d’apprentissage de leur contexte. Or l’écosystème d’un contexte humain est le meilleur attracteur de l’intelligence collective. Et depuis des années nous insistons à proposer des pistes de ce nouvel apprentissage contextuel, mais faute d’intelligence dans l’écosystème haïtien, elles sont ignorées.

Le pragmatisme a une valeur d’intelligence que si on doit réagir tactiquement face à une incertitude à l’intérieur d’un scénario dont on a la maîtrise stratégique. Quand on n’a pas de stratégie, et quand on ne maîtrise pas les différentes phases de la stratégie en cours, il n’y a nulle intelligence à se précipiter dans la souricière qui s’ouvre pour broyer les potentielles forces de résistance et d’intelligence, et faire ainsi perdurer l’indigence par impuissance et désengagement.

Errance prospective et éthique

Enfin, c’est une errance éthique que propose Leslie Péan, ce qui induit une défaillance de sa capacité prospective. Car la pensée systémique suggère que quand il faut résoudre intelligemment un problème, il ne faut pas se focaliser sur la manifestation perçue du problème ; mais sur l’ensemble de ses causes enfouies et connues, et sur ses modes de reproduction. Et ceci dans une perspective éthique pour s’assurer que la solution ne sera ni la même ni pire que le problème actuel que l’on veut résoudre.

En se focalisant sur une manifestation du problème, on l’isole du faisceau de causes qui le structure ; et on ajoute ce faisant une possibilité qu’une nouvelle ramification de causes s’autogénère dans une indépendance qui compliquera davantage la complexité initiale. Ce qui induira découragement, désengagement et confortera l’impuissance. En me plaçant sur ce terrain prospectif, je mets le doigt sur la grande faille de l’écosystème stratégique haïtien : un impensé sous la forme d’une incapacité à se projeter dans l’avenir pour anticiper l’axe et le centre de valeurs sur lesquels forger le levier de responsabilité pour agir dans le présent, en tenant compte des errances du passé.

Et justement cette prospective éthique que j’assume, dans mes postures professionnelles, me permet de questionner les effets dévastateurs du pragmatisme circonstancié que propose Leslie R. Péan sur les générations d’après ; mais encore, elle me permet de revenir en arrière pour demander si en 1987, les héros, qui se proposaient de guider Haïti vers la démocratie, n’étaient pas des Guy Philippe magnifiés par des influenceurs aussi fatigués cognitivement que Leslie Péan.

Perspectives

Alors vient la question : que faire ?

D’abord, il faut assumer de dresser le bilan de la trajectoire d’errance du pays. Ensuite, il faut imputer l’invariance des structures sociales haïtiennes, en dépit de multiples réformes politiques conduites par une expertise internationale et nationale, au déficit de l’imaginaire des élites qui pilotent les institutions haïtiennes. Quand un peuple regarde son avenir dans le prisme enfumé de ses élites indigentes à l’imaginaire est défaillant, il ne peut que sombrer dans l’errance.

Ce bilan invite à reconnaître la défaillance de la prospective, mais pas que, qui devait animer les réseaux académiques et stratégiques du pays. Aucun effondrement ne survient de manière spontanée. Il y a toujours des signaux faibles qui ont été ignorés. Ce qui signifie que ceux qui sont en postures d’élites dans ce pays ont failli à leur mission de décoder ces signaux et d’anticiper les ruptures pour guider l’évolution de la société vers l’innovation. Si ces élites ont failli, soit, elles sont corrompues et ont volontairement ignoré ces signaux pour sécuriser leur zone de confort. Soit, elles n’ont pas les connaissances ou ne savent pas utiliser les connaissances disponibles pour interpréter et traiter ces signaux. Et peut-être même qu’elles soient à la fois corrompues et incompétentes.

Donc, le vrai problème, c’est de repenser l’utilisation du savoir et le rôle de la culture dans l’évolution anthropologique du collectif haïtien, en se laissant guider par la question : Pourquoi apprend-on ? Le collectif haïtien doit cesser d’être un peuple improbable pour devenir un peuple responsable, attaché à son territoire, ayant une mémoire collective qui vivre de valeurs éthiques pour ensemencer l’intelligence.

L’intelligence pragmatique des luttes sociales est plus sérieuse qu’une simple urgence d’évacuer un vide illégitime, si on doit se précipiter dans un autre vide qui ne fera que donner une légitimité et un nouveau souffle au cycle du vide. Dans l’ouvrage la sculpture du vivant, Jean-Claude Ameisen nous explique que la sculpture du vivant est telle que les cellules programment leur mort pour laisser l’aventure de la vie s’innover. Il faut donc savoir laisser mourir un système qui n’a plus de souffle pour se reproduire et qui a besoin en permanence de légitimité et de passerelle pour se recycler. Le pragmatisme n’a de sens que s’il s’allie á l’épistémique et à l’éthique pour former la reliance des 3 brins de la guirlande éternelle structurant la boussole prospective participant au devenir des sociétés et qui les guide vers les ruptures de demain.

C’est donc dans la culture du cycle long l’apprentissage contextuel, en imitation de la nature, qu’il faut inscrire le projet haïtien. Cycle qui doit nous interdire de nous précipiter dans l’urgence, laquelle est toujours génératrice d’impensé et motrice de toutes les errances. L’impensé, qui empêche de trouver du temps pour apprendre de son contexte, faire germer du sens et relier les données distribuées du contexte, est le moteur de l’ingénierie du chaos qui cisaille le monde. Et les élites académiques et culturelles haïtiennes représentent une des branches de cette tenaille indigente. Pour en parler, nous y reviendrons.

Références bibliographiques

1-) Leslie J.-R. Péan, Haïti, économie politique de la corruption. De Saint-Domingue à Haïti (4 tomes)
2-) Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, 1956, Editions de l’Encyclopédie des Nuisances.
3-) Edgar Morin, « Sur l’interdisciplinarité », in : Carrefour des sciences, Actes du Colloque du CNRS Interdisciplinarité, Paris : CNRS, 1990.
4-) Jean-Claude Ameisen, La Sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice, 1999, Seuil

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