Depuis 1946 et l’accord Blum-Byrnes, les cinémas français et étatsuniens entretiennent des relations étroites. De grands succès commerciaux ont été financés par des capitaux de l’Empire. Mais il y a plus sérieux : une bonne partie de la distribution des films est entre les mains de compagnies étatsuniennes. Et l’on sait bien que, dans le cinéma d’aujourd’hui, le rôle des distributeurs est plus important que jamais. Pour garantir le succès commercial d’un film, ils peuvent imposer des coupures dans le scénario, obliger des acteurs français à jouer - plus ou moins bien - en anglais. Sans même parler de censure, la tendance est à l’internationalisation (c’est-à -dire l’étatsunisation) des produits. Comme dans l’édition, on vise à gommer les particularismes pour viser un large public.
En 1975, les États-Unis ne produisaient que 5% des films réalisés dans le monde, mais ils percevaient 50% de toutes les recettes cinématographiques. Si les étatsuniens étaient, et demeurent, plus " performants " que les autres c’est qu’ils avaient choisi d’intégrer dans leurs films des critères culturels précis en tenant compte de multiples données d’ordre psycho-sociologique afin de déterminer à l’avance, le plus scientifiquement possible, le degré d’acceptation de leurs produits sur le marché international. Les Spielberg et autre Lucas ne conçoivent pas uniquement selon leur inspiration (qui est, cela dit, grande) : ils ciblent. Ce type d’oeuvre exige plus que jamais la soumission des vrais créateurs aux gestionnaires.
Une autre raison du succès du cinéma hollywoodien est qu’il a conformé son esthétique à celle des écrans (pardon, spots) publicitaires de la télévision. Les films d’aujourd’hui s’inspirent de l’efficacité visuelle et narrative de ceux-là . Au point qu’un Jean-Luc Godard, ancien thuriféraire du maoïsme, a pu déclarer (affirmation qui ne mangeait pas de pain) que, si Eisenstein revenait, il filmerait pour les Bas Dim ! A y regarder d’un peu près, le mélange des genres entre cinéma et publicité est fascinant. En effet, la plupart des spots se posent comme des mini-fictions (les meilleurs d’entre eux sont d’ailleurs réalisés par de grands noms de la profession en chômage technique provisoire ou devant s’acquitter d’impôts plus lourds que prévu). Ils fonctionnent selon les lois du récit linéaire traditionnel et, au niveau de l’idéologie, imposent la plupart du temps les valeurs de l’individualisme, du succès, de la compétition nécessaire. Par leur vigueur, les spots dans leur narration imprègnent tous les récits télévisés, les feuilletons (ou séries) en particulier, qui sont conçus en fonction des coupures imposées par les annonceurs publicitaires. Et le rythme même des films obéit au rythme de ces écrans. Avant chaque spot, le film doit produire un effet de suspense, l’action doit s’accélérer.
L’un des premiers, le sociologue canadien Marshall Mcluhan avait analysé (dans Medium et message publié dans les années soixante où il théorisait que « Le medium est le message , le message est le massage. Le Medium est en lui même le message ») la spécificité de la mise en scène du monde par les créateurs nord-américains et l’influence du cinéma sur la vie : « Quand vint le cinéma, la totalité du mode de vie américain devint à l’écran une interminable annonce. Tout ce que les acteurs et les actrices portaient, mangeaient ou utilisaient devenait une annonce comme on aurait jamais espéré en inventer. »
Dès 1940, le soldat " US " fut le premier à pouvoir se voir, réellement et fictivement, faire la guerre. En permission, il allait voir des films qui racontaient des histoires de soldats " US " en permission, dansant sur la musique de Glenn Miller, tout en mâchonnant du chewing-gum ou en sirotant du Coca Cola. Ces dernières années, les grandes chaînes de télévision d’outre-Atlantique ont mis en scène les dernières guerres, avec deux minutes consacrées aux prévisions météorologiques : ciel nuageux, bombardement (frappes chirurgicales) pas heureux. Sous Carter, la chaîne de télévision ABC avait programmé, durant les deux premiers mois de la prise d’otages américains à Téhéran, chaque soir à 23 heures, un magazine d’actualités consacré exclusivement à cette fort gênante péripétie. Le générique annonçait : « Crise iranienne : les otages américains ». Ce titre, commun à toute la série, était suivi du numéro de l’épisode : « 34ème jour ». A la fin de l’émission, un carton promettait ; « Demain, 35ème jour », comme s’il s’était agi d’un quelconque feuilleton à suspense. On imagine qu’ABC mit fin au feuilleton pour les raisons suivantes : après deux mois, les otages n’étaient toujours pas libérés, il y avait risque de lassitude chez les spectateurs, donc chez les annonceurs ; on ne pouvait éternellement mélanger les genres, même si la culture de masse repose sur cette pratique. Et puis, les réalisateurs durent admettre que la médiatisation d’un événement n’était pas forcément l’événement lui-même, d’autant qu’un des protagonistes (les Iraniens) n’avait ni l’intention d’entrer dans le schéma de pensée " US " ni de gérer la crise comme les réalisateurs d’ABC.
Je m’aiderai aujourd’hui du Colpron, un dictionnaire d’anglicismes publié au Québec en 1994. Nous approchons de la fin de cette rubrique et il convient de mettre les choses au clair.
Les auteurs classent les anglicismes en six catégories :
– Les anglicismes sémantiques : lorsque l’on donne à un mot français son acception anglaise ou lorsqu’on traduit littéralement un idiotisme anglais (contrairement à ce qu’il semble impliquer, l’idiotisme, c’est le génie de la langue). On parlera d’une conférence de presse (press conference) et non d’une réunion, d’un vol domestique (domestic) et non d’un vol intérieur. Dans le doublage de 40000 feuilletons, on entendra « Je suis désolé » (I am sorry) au lieu de « Excuse-moi », « Je te demande pardon », tandis que, dans les tribunaux de première instance, on apostrophera le président par un « Votre honneur ».
– Les anglicismes lexicaux. Nous ne sommes pas dans l’aliénation linguistique puisqu’il y a véritable emprunt : flashback, mais aussi saké, pesto, datcha etc. On ne mourrait pas de honte si on disait « retour en arrière » et non flashback.
– Les anglicismes syntaxiques. L’aliénation est présente car il y a calque : être en charge de (to be in charge of) au lieu d’être responsable de. En français normal, seules les batteries devraient être en charge.
– Les anglicismes morphologiques. Dans ce cas, l’aliénation est à l’oeuvre, quoique modérément, parce qu’il y a erreur : les actifs d’une société (the assets) au lieu de l’actif (l’actif par opposition au le passif).
– Les anglicismes phonétiques. On parlera d’un cent d’euros, prononcé /sÉ›nt/ et non à la française.
– Les anglicismes graphiques. De plus en plus nombreux et de plus en plus aliénants. Il s’agit d’un emploi graphique de l’usage anglo-saxon. Le plus répandu est le point à la place de la virgule (10.3 au lieu de 10,3). Plus récent, le dièse (# 4) à la place de n° 4.
Il y eut, dans le passé, de belles résistances, des francisations réussies de vocables anglais. Contrairement à l’anglicisation de mots français exotiques comme Cape Town en lieu et place de " Le Cap " , Mexico City pour Mexico, les Quatari au lieu de Quatarais, Raisa Gorbatchev pour Raïssa Gorbatchev (en russe, Gorbatcheva), Usama bin Laden pour Oussama Ben Laden. La redingote fut empruntée à riding-coat, et que paquebot vient de packet-boat. Notre bol familier, même quand on n’en a pas, vient du bowl anglais, tout comme nos névroses (neurosis, emprunté par Pinel à un médecin écossais). Dans le cinéma, on s’en tient encore au mixage (de l’anglais mixing), et j’ai récemment rencontré un dragqueenesque. Pourquoi pas ? Pensons également au tennis, qui vient de l’anglais tennis, qui vient lui-même du vieux français "tenesz", que les joueurs criaient quand ils envoyaient la balle. Tout cela est passionnant, pardon, excitant (exciting). Et cela mérite bien un bon café dans un godet (pardon : mug). Un café que l’on aura testé, sous contrôle, en écoutant les nouvelles en provenance d’Izraël.