Julian Assange, fondateur de WikiLeaks, se trouve aujourd’hui dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, au sud-est de Londres. Non seulement pour lui, mais pour tout le monde, il faut maintenant espérer qu’il ne sera jamais transféré vers les Etats-Unis.
Les États-Unis ont porté plainte contre Assange au début du mois dernier. L’affaire semblait avoir été conçue pour apaiser les craintes que la liberté d’expression ou la liberté de la presse ne soient prises pour cible.
Cette infraction spécifique était une "conspiration de piratage informatique" datant de 2010. Le "crime" était ridiculement mineur, une affirmation qu’Assange aurait accepté (mais apparemment échoué) d’aider Chelsea Manning à trouver un mot de passe qui aurait pu l’aider à dissimuler son identité lorsqu’elle téléchargeait des documents secrets. La phrase "Pas de chance jusqu’à présent" en était la preuve accablante.
Les parties troublantes de cette affaire étaient dissimulées dans le reste de l’acte d’accusation, qui semblait considérer une activité journalistique normale comme une infraction. Le gouvernement s’est plaint qu’Assange " a pris des mesures pour dissimuler Manning comme étant la source de la divulgation ". Les procureurs ont également déclaré : "Assange a encouragé Manning à fournir des informations et des dossiers des ministères et organismes des États-Unis."
L’acte d’accusation soulignait qu’Assange/Manning cherchait des "renseignements de défense nationale" qui pourraient être "utilisés au préjudice des Etats-Unis". L’acte d’accusation note également que le duo s’est rendu coupable d’avoir transmis de telles informations à "des personnes non autorisées à les recevoir".
Ce sont ces passages qui m’ont rendu nerveux il y a un mois et demi, parce qu’ils semblaient parler d’une ambition plus grande. L’utilisation d’expressions telles que "informations de défense nationale" données à des personnes "non autorisées à les recevoir" faisaient fortement penser à la loi britannique Official Secrets Acts, et à la Defense Secrets Act de 1911 des Etats-Unis (qui interdisait que les informations de "défense nationale" soient envoyées "aux personnes non autorisées à les recevoir") et à notre Espionage Act de 1917 qui en conserve de nombreux concepts.
Toutes ces lois ont été rédigées d’une manière qui contredisait clairement les protections fondamentales de la liberté d’expression. La loi sur l’espionnage fut révisée en 1950 par la loi McCarran sur la sécurité intérieure, parrainée par le sénateur du Nevada Pat McCarran (qui aurait d’ailleurs inspiré le personnage corrompu du "sénateur Pat Geary" dans le film Le Parrain). La révision supprime l’exigence que la personne qui obtient des renseignements classifiés doit avoir démontré une intention de nuire au pays.
Il y avait une façon d’interpréter la nouvelle loi qui criminalisait ce que la Columbia Law Review de 1973 (lors de la controverse du Pentagone Papers) appelait la "simple détention" de documents classifiés.
Cette disposition enfouie dans l’article 793 de la loi sur l’espionnage est, depuis son adoption, une bombe à retardement pour le journalisme. La loi semble clairement permettre au gouvernement de poursuivre quiconque se contente d’obtenir ou de recevoir des informations relatives à la "défense nationale". Cela exposerait non seulement les sources qui volent et fournissent ces informations à des poursuites judiciaires, mais aussi les journalistes qui les reçoivent et les publient.
Si le gouvernement décidait un jour de commencer à utiliser cet outil pour poursuivre les journalistes et les éditeurs, il ne faudrait pas attendre longtemps pour que nous n’ayons plus ni journalistes ni éditeurs.
Je n’exagère pas quand je dis que pratiquement tous les journalistes qui ont déjà fait des reportages sur la sécurité nationale ont, à un moment ou à un autre, regardé, ou se sont fait dire, ou ont reçu des copies, des informations sur la "défense nationale" qu’ils étaient techniquement "non autorisés à recevoir".
Quiconque couvre les sujets sur l’armée, la communauté du renseignement ou certains comités du Congrès finit par trébucher - même par accident - sur ce terrain tôt ou tard. Même à moi, cela m’est arrivé alors que je n’ai pratiquement jamais couvert de tels sujets.
C’est pourquoi le dernier acte d’accusation rendu dans l’affaire Assange a été accueilli avec une horreur quasi universelle dans les médias, même par des médias qui ont passé une grande partie des deux dernières années à dénoncer Assange en tant qu’agent russe qui aurait offert la victoire à Trump.
La mise en accusation par 18 chefs d’accusation est le rêve de tout pouvoir autoritaire, l’œuvre de législateurs qui pensaient probablement que la loi sur la sédition était une bonne loi et que les descentes de police de l’époque de la Menace Rouge un bon point de départ. On a toujours le "complot en vue de commettre une intrusion informatique" en tant que 18e chef d’accusation. Mais les chefs d’accusation 1 à 17 sont tous des accusations en vertu du paragraphe 793, et tous sont des interprétations du pire scénario de la Loi sur l’espionnage en ce qui concerne la réception que la publication de secrets.
Notez le langage :
Chef d’accusation 1 : Complot en vue de recevoir des renseignements sur la défense nationale.
Chefs d’accusation 2 à 4 : Obtention d’informations sur la défense nationale.
Chefs d’accusation 5-8 : Obtention de renseignements sur la défense nationale.
Et ainsi de suite.
L’acte d’accusation est une tautologie insensée. Elle accuse littéralement Assange de complot en vue d’obtenir des secrets dans le but de les obtenir. Il énumère les "offenses" suivantes :
Obtenir des documents, des écrits et des notes liés à la défense nationale, dans le but d’obtenir des renseignements concernant la défense nationale...
Lentement – incroyablement lentement - la presse commence à se rendre compte que cette affaire n’est pas seulement un effort pour punir un méchant agent russe, mais plutôt un effort très sérieux pour utiliser Assange comme un pion dans le cadre d’une large répression autoritaire.
Les médias qui ont longtemps reproché à Donald Trump son hostilité à la liberté de la presse se rendent enfin compte que cette affaire est l’ultime concrétisation de toutes leurs craintes.
C’est pourquoi même le Washington Post, qui n’est pas vraiment un ami d’Assange, écrit aujourd’hui que cet acte d’accusation pourrait "criminaliser le journalisme d’investigation". CNN a écrit : "Ce qui est en jeu, c’est le journalisme tel que nous le connaissons."
Cet acte d’accusation est si affreux, en fait, que le collaborateur de CNN, l’avocat Alexander Urbelis, semblait convaincu qu’il avait été écrit pour donner aux Britanniques une porte de sortie, "destinée à assurer qu’Assange ne soit pas extradé vers les États-Unis".
Sa thèse est qu’Assange au cours d’un procès pourrait embarrasser l’administration de Trump. Il le ferait en soulignant le fait que Trump disait des choses salutaires sur WikiLeaks en 2016, et peut-être aussi en divulguant d’autres questions relatives aux fuites du Parti Démocrate.
« Vu sous cet angle, écrit-il, les atteintes à la liberté de la presse pourraient être les dommages collatéraux prévisibles mais non intentionnels de l’écrasement des chances de voir un procès Assange. »
Je n’y crois pas trop. Cela me semble être un autre exemple de ceux qui disent que la Maison Blanche de Trump serait en train de jouer finement une partie d’échecs, alors que ce n’est pas le cas. Il semble plus probable qu’il s’agisse d’un véritable effort visant à accroître la capacité du gouvernement des États-Unis à exercer son emprise sur les informations classifiées, d’effrayer les lanceurs d’alertes et les rédacteurs en chef à travers le monde.
L’affaire Assange ne se limite pas à la poursuite d’une personne controversée. C’est un moment charnière pour le monde entier, pour la parole, l’information et la transparence dans la gouvernance.
Cela se produit à une époque où le gouvernement hégémonique des États-Unis a rapidement élargi une sorte de zone de non-droit au sein de sa bureaucratie fédérale, avec toute une gamme d’activités - du meurtre par drones aux budgets du renseignement en passant par la surveillance - souvent placées hors de portée du Congrès ou des tribunaux.
L’un des rares débouchés qui offraient encore l’espoir de percer ce voile de secret grandissant était la presse, en collaboration avec les lanceurs d’alerte. Si cette relation est criminalisée, l’autocensure deviendra la norme et les abus se multiplieront.
Ajoutez à cela le fait délirant que l’acte d’accusation vise un étranger [Julian Assange est australien – NdT] dont les "crimes" ont été commis sur un sol étranger, et le gouvernement britannique porte désormais une très lourde responsabilité. S’il livre Assange aux États-Unis et qu’il est poursuivi avec succès, nous nous réserverons désormais le droit d’enlever n’importe qui, n’importe où dans le monde, qui oserait ne serait-ce que tenter d’apprendre nos activités secrètes. Pensez de combien de manières ce précédent pourrait être utilisé à mauvais escient.
La Grande-Bretagne est acculée. D’une part, grâce à Brexit, elle est isolée et a plus que jamais besoin des États-Unis. D’un autre côté, elle doit montrer qu’elle en a et pour une fois tenir tête aux Etats-Unis, si elle ne veut pas voir la CIA devenir le rédacteur en chef de la planète pour toute une génération. Cette affaire dépasse maintenant Assange, et espérons que les dirigeants britanniques s’en rendent compte.
Matt Taibbi
Traduction "c’est sûr que la presse est plus rapide pour diffuser des mensonges que pour rétablir la vérité" par Viktor Dedaj pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.