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Journal de bord de Gaza : suite

« Je regarde les visages, et je vois que les gens ont vieilli »

Pour la plupart des gens, la guerre signifie être pilonné par des bombes 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, c’est des morts, des blessés, la destruction totale. C’est principalement cela, en effet. Mais la guerre prend aussi d’autres formes, moins visibles mais tout aussi nocives pour nous. La famine par exemple. Les Israéliens l’utilisent pour forcer les gens qui restent à quitter la ville de Gaza et le nord de la bande. Il y en a qui sont morts de faim, notamment plusieurs enfants. Vous avez vu la photo de Yazan, cet enfant de 10 ans, décédé à cause de la faim et de la malnutrition.

Avec la guerre et le blocus, tout est devenu hors de prix. L’aide humanitaire et les importations du secteur privé ne passent toujours pas en quantité suffisante. Le prix du kilo de sucre qui était de 4 shekels (1 euro) a atteint jusqu’à 70 shekels (17,50 euros). Maintenant il s’est stabilisé à 20 shekels (5 euros).

Les gens voient réapparaître des marchandises qu’ils ne peuvent pas s’offrir

Après la mort des six martyrs de l’ONG World Central Kitchen et la résolution de l’ONU exigeant un cessez-le-feu jusqu’à la fin du ramadan, les Israéliens avaient promis d’augmenter le nombre de camions qui entrent par le nord de la bande de Gaza. Apparemment, des livraisons sont effectivement arrivées au nord et à Gaza-ville, mais cela était très insuffisant. Mes amis qui sont toujours là-bas me disent qu’ils ont vu réapparaître des choses dont ils avaient oublié l’existence, des légumes, de la viande. Mais tout est à des prix prohibitifs. Le kilo de tomates est à 120 shekels (30 euros), le kilo de pommes de terre à 100 shekels (25 euros). Les gens les voient, mais ils ne peuvent pas les acheter.

En plus, il n’y a plus d’argent liquide dans les banques, dans toute la bande de Gaza, parce que les Israéliens n’en laissent plus passer. Avant, des camions blindés transportaient le liquide pour approvisionner les banques en shekels, en dollars et en dinars jordaniens. Les dollars sont partis en Égypte pour payer les sommes énormes qui permettent de sortir de Gaza – compter 35 000 dollars (près de 33 000 euros) pour une famille moyenne. Les dollars servent aussi à payer les importations. Et il y a aussi les profiteurs de guerre palestiniens qui retirent des grosses sommes en liquide grâce à leurs contacts à la banque.

Je n’arrive pas à retirer de l’argent de la banque de Palestine. Je dois faire la queue pendant des heures, voire des jours, pour obtenir 1 500 ou 2 000 shekels. Parfois, il n’y a pas de liquide du tout. Je suis alors obligé de passer par l’application de la Banque de Palestine. Je transfère la somme à un numéro de compte donné par l’un des bureaux de change de Rafah. Ils prennent une commission de 20 %, parfois 25 %. Par exemple, sur 5 000 shekels (1 246 euros) de transfert de mon compte, ils en prennent 1 000 de commission, ce qui est une somme importante à Gaza, où le salaire moyen est de 1 500 shekels (375 euros), et où, à cause de la guerre, les fonctionnaires de l’Autorité palestinienne ne reçoivent que 60 % de leur salaire.

Maintenant, les prix commencent à baisser, pas parce qu’il y a plus d’offre, mais surtout parce que les gens n’ont plus d’argent pour acheter.

On pense juste à comment survivre

L’autre guerre psychologique menée par Israël, ce sont les menaces qu’ils continuent à faire planer autour d’une attaque contre Rafah, avec la possibilité de chasser les 1,5 million de déplacés qui s’y entassent. Les gens ont peur de nouveaux massacres, peur d’un nouveau déplacement. Ils sont épuisés par ces déplacements d’une ville à une autre, d’une tente à une autre, pour fuir cette machine de guerre qui ne fait pas la distinction entre un être humain, un bâtiment ou un arbre, et qui détruit tout.

Je regarde les visages, et je vois que les gens ont vieilli. Moi-même j’ai des cheveux blancs alors que je n’en avais pas avant la guerre. Avant, on pensait à l’éducation des enfants, à quelle école, à quelle université on allait les inscrire. Maintenant, on est tellement épuisés par les besoins du quotidien qu’on ne pense plus à l’avenir, on pense juste à comment survivre. Les conséquences psychologiques seront énormes, on les verra après la guerre.

Il y a aussi la guerre contre le système de santé. Les Israéliens l’ont presque entièrement détruit. L’hôpital Al-Shifa, le plus important de la bande de Gaza, n’est plus qu’une carcasse. L’hôpital Kamal Odwane, le seul qui opère encore à Gaza-ville, n’a plus ni les moyens ni les infrastructures nécessaires pour recevoir les blessés. À Rafah non plus, les hôpitaux n’ont plus de moyens. Quand mon fils Walid a été malade, je devais faire moi-même le docteur : je lui donnais les médicaments que je recevais d’amis, dont des Français, parce qu’ici il n’y avait pas assez de médicaments ici. Beaucoup de gens sont morts parce qu’ils avaient besoin d’un antibiotique qu’on ne trouve plus, ou par manque d’oxygène. Des bébés sont morts dans les couveuses à cause de pannes d’électricité.

À la nage, pour tenter de récupérer l’aide parachutée

Enfin, il y a la guerre de l’humiliation, sur laquelle je veux encore insister, et qui ne fait qu’empirer. L’humiliation d’être tués sous son toit en dormant, de chercher ses morts sous les décombres. Ou bien de devoir les laisser sous les décombres, comme ça s’est passé à Gaza-ville. Les gens y attendaient le redéploiement de l’armée pour aller chercher les victimes ensevelies, pour les enterrer dignement. On voit des morts à droite et à gauche dans les rues, alors que chez nous, on enterre les morts rapidement et dignement. L’humiliation de vivre sous les tentes, l’humiliation des parachutages de l’aide alimentaire. Les gens croient qu’ils sont en train de nous aider, mais c’est juste destiné à leurs opinions publiques, pour dire qu’on est en train d’aider la Palestine et les Gazaouis. L’humiliation de voir les gens se précipiter pour récupérer ces colis.

J’ai un ami qui s’appelle Mohamed Al-Khaldi. Il est à Gaza-ville. Son fils a vu un colis parachuté tomber dans la mer. Il est allé à la nage avec un ami tenter de récupérer la palette qui pesait je ne sais combien de kilos, parce qu’ils n’avaient rien à manger. Lui s’en est tiré, mais son ami s’est noyé. Je lui ai demandé pourquoi son fils avait fait quelque chose d’aussi dangereux. Il m’a répondu : « De toute façon, on va mourir, soit de faim, soit en essayant de récupérer l’aide alimentaire. » Ça m’a fendu le cœur. Il a poursuivi : « La mort est partout, La mort, c’est les bombes, c’est chercher à manger, c’est la famine. » Les pays comme la France, les États-Unis et la Jordanie dépensent beaucoup d’argent pour envoyer ces palettes par avions militaires, alors qu’ils pourraient les faire parvenir par camion. Il y a maintenant six ou sept terminaux entre Israël et la bande de Gaza, en plus du terminal de Rafah. Si les Israéliens ont donné la permission d’utiliser leur espace aérien – parce qu’ils considèrent que Gaza fait partie de leur espace aérien –, ils peuvent aussi donner l’autorisation de laisser passer les camions.

Mais ils ne veulent pas le faire parce qu’ils veulent entretenir ce désordre sécuritaire, où des gens arrivent à se battre entre eux parce qu’il n’y a pas d’argent. On en revient au troc : je te donne un sac de farine, tu me donnes un sac de sucre.

Beaucoup pensent à partir. Je crois que si les Égyptiens baissaient un peu le montant du passage – 5 000 dollars par personne –, beaucoup de Gazaouis partiraient. Certains ont vendu tous leurs biens, leurs bijoux, leur voiture, pour récolter cette somme. D’autres qui n’ont rien à vendre créent des cagnottes en ligne.

C’est une guerre de non-vie. Si elle se termine, une nouvelle va commencer, parce qu’il n’y a plus rien pour vivre. Pas d’électricité, pas de jardins d’enfants, pas d’écoles, pas d’université. Il n’y a plus rien dans la bande de Gaza. Surtout dans la ville de Gaza et dans le nord. Et c’est ça, la vraie guerre. C’est d’être obligé de faire vivre sa famille dans un endroit vide, désert, où il n’y a rien du tout. Et après, on nous dit que si quelqu’un veut émigrer ou partir, c’est une démarche volontaire. Mais ce qui me fait peut-être le plus de peine, c’est qu’il y a des Palestiniens qui profitent de cette situation, au détriment de leurs frères palestiniens.

Samedi 13 avril 2024.

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« Les Confessions d’un assassin financier », John Perkins, éd. Editions Alterre, 2005, p. 247

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