A l’occasion de la commémoration de l’élection du 10 mai 1981, Jean Daniel, fondateur du Nouvel Observateur, publie plusieurs articles, enrte autres " Notre 10 mai et le sien " , dont je voudrais commenter ici quelques extraits.
On retrouve Jean Daniel tel qu’on l’aime : informé, précis, brillant immodeste, prophète, autocentré, suffisant, en un mot : au niveau des grands de ce monde. Ce qu’il nous dit de cette page d’histoire est très éclairant.
Il évoque Rocard, dont il a été plus proche qu’en ce jour de victoire :
Je discute avec Rocard. Qu’attend-il d’une victoire ? Que l’on renonce au Programme commun ! Et moi ? Que l’appoint des voix communistes ne soit pas indispensable pour gouverner.
Tout est dit : il faut trahir les millions de gens qui nous ont suivis, ne pas appliquer les réformes structurelles discutées pendant des années par les principaux partis de gauche, faire comme si l’électorat communiste n’existait pas.
Quel est, en cet instant, l’état d’esprit de Jean Daniel ?
Explosion de joie. Au fond, on n’y croyait pas. On s’était habitué à ne plus y croire. Que nous arrive-t-il ? Simplement, depuis l’extérieur, des exclamations de délivrance, de renaissance, un parfum de révolution, le « peuple » a réussi là où les étudiants de Mai-68 ont échoué.
On n’y croyait pas ? Mitterrand, lui, y croyait. Le peuple est entre guillemets. Ouf ! Il n’y aura pas de révolution, juste son « parfum ». Les étudiants de 68 ont échoué ? Non, car le mouvement ne visait pas à prendre l’Élysée.
Puis, parce qu’il veut nous faire croire qu’il observe tout cela depuis la stratosphère, Daniel mélange tout :
Mitterrand vient en effet de redonner une vigueur et un souffle à une mythologie séculaire que la « modernité » baptisée giscardo-rocardienne entendait rejeter dans l’archaïsme. Le nouveau président, dont la stratégie ancienne rejoint les convictions récentes, affirme une détermination gaullienne.
Si l’on comprend bien : la gauche, c’est le mythe ; le « giscardo-rocardisme » (de ses amis Furet et Julliard ?) c’est la « modernité » ; Mitterrand est gaullien.
La suite semble relever de la petite histoire, mais explique en fait toutes les défaites de la gauche jusqu’à aujourd’hui, à l’exception de la victoire de Mitterrand en 1988 face à un médiocre candidat de droite, Chirac en l’occurrence.
Le 12 mai 1981, Claude Perdriel, alors directeur du « Matin », et moi-même, au nom du « Nouvel Obs », sommes invités à déjeuner rue de Bièvre. Nous trouvons à table, déjà assis autour de Mitterrand, Robert Badinter, Laurent Fabius et Claude Estier. Le nouveau président n’est pas aussi indifférent qu’on l’a dit. Il est dans la maîtrise et dans la plénitude d’un bonheur total. A la fin du repas, sur un ton quasiment pervers, il demande : « Quelle sera votre réaction si je fais entrer des ministres communistes ? » Laurent Fabius se montre ironiquement circonspect. Il semble deviner la décision du président à laquelle il lui faudra de toute façon se rallier. En revanche, Robert Badinter, franchement hostile, déclare : « Vous vous voyez, une fois encore, poser pour les photographes avec des ministres communistes à vos côtés ? Redoutez la photo, monsieur le Président. » Claude Perdriel et moi sommes évidemment d’accord avec Robert Badinter. Il avait fallu prendre sur nous pour accepter l’union avec les communistes pendant la campagne électorale.
Comment mieux insulter le peuple et la démocratie ? Perdriel, Badinter, Fabius et Daniel apparaissent pour ce qu’ils sont vraiment : de grands bourgeois anticommunistes. Ironie de l’histoire : sur la photo, on verra en effet quatre ministres communistes, mais pas Badinter, Mitterrand ayant nommé à la Justice son vieux complice de la Quatrième République Maurice Faure, qui n’en voulait pas.
Puis Jean Daniel expose la justification florentine de Mitterrand pour inclure des communistes dans le gouvernement Mauroy :
Rien n’oblige François Mitterrand à faire appel aux communistes. « Si quelque chose m’y eût obligé, je ne l’aurais pas fait », me dira-t-il plus tard. Quelle est la justification ? Aussi tordue et aussi efficace que celle de « l’alliance conflictuelle » dont il avait démonté pour moi le mécanisme au cours d’un déjeuner à Latche et dont la relation que j’en avais faite dans un livre avait provoqué un scandale dénoncé par « l’Humanité ». L’obsession du premier secrétaire du Parti socialiste a toujours été d’exaucer le souhait unitaire de l’électorat communiste en contraignant l’appareil du PC à trahir cette union, donc à se voir désavoué par ses troupes. Avant qu’elle ne réussisse, cette stratégie nous paraissait aussi ténébreuse qu’incertaine.
Hé oui ! Pour gouverner avec les communistes, il fallait être « tordu », « ténébreux », « obsédé » et, surtout, mettre en porte-à -faux les dirigeants du parti avec leur électorat. Car le communisme français, c’était le début du quaternaire :
Les rapports avec le Parti communiste, c’était la grande question pour nous. Presque plus importante, à vrai dire, que celle du Programme commun avec son cortège de nationalisations tous azimuts. Pour nous, les communistes constituaient un embâcle, au sens géologique du terme, c’est-à -dire un barrage de glace. Et cet embâcle paralysait toute fluidité de la vie politique, la dépendance à l’égard du PC faisant obstacle à toute évolution d’une gauche socialiste. Dans cette période de glaciation « complète », même la social-démocratie représentait l’abomination de la désolation. En fait, il est peu d’époques dans l’histoire récente où la mise en condition d’une pensée et d’une opinion publique ait été aussi efficace. La gauche était en fait colonisée. C’est pourquoi certains d’entre nous en étaient arrivés à désirer moins la victoire de la gauche que la déroute des communistes. Et ces derniers avaient raison de nous en accuser.
Ah, le « barrage de glace », l’« embâcle » avant la débâcle, la « désolation » social-démocrate, la « mise en condition » de l’opinion publique par les cocos, « colonisateurs » de la gauche !
Mais l’important, pour Daniel, est que Mitterrand a fait gagner à la bourgeoisie anticommuniste un temps considérable. En 1981, le parti communiste, sur le déclin, est à 15%. A entendre certains anciens communistes passés à droite, écrit notre penseur, la disparition progressive du PC était « programmée » :
Il y avait même quelque chose de pernicieux dans le mitterrandisme qui continuait à véhiculer un certain nombre de vieux clichés néomarxistes alors que les communistes n’étaient plus en mesure de les défendre. Cela m’a toujours paru absurde, et j’ai fait confiance à Mendès France et à Raymond Barre pour estimer que Mitterrand nous avait fait gagner au moins quinze ans, et que sur ce plan nous avons bien fait de le soutenir.
Alors si Barre en personne, l’épigone de von Hayek en matière économique, l’un des premiers abonnés aux rencontres de Davos le pensait, c’est que, effectivement, Mitterrand a bel et bien engagé la France dans la soumission au capitalisme financier :
Mais sur un autre plan, celui du tournant de la rigueur, la question peut se poser différemment. On est en effet passé, entre 1981 et 1985, d’une conception socialiste de l’économie mixte à une conception flexible. A partir de 1983, les secteurs public et privé se mélangent, l’Etat se prive du pouvoir de gestion directe, mais il fait plus qu’une régulation : il diffuse dans le tissu productif une éthique du développement et de la prise de risque. Tout cela ne suffira pas, certes, à débloquer une société française peu disposée à remplacer la culture du conflit par la culture des contrats et trop encline à céder aux corporations ce que l’on refusait aux syndicats. Mais enfin, le chemin était tracé.
Mais il n’en a pas fait assez :
Plus que tout le reste, et contrairement à mes confrères et aux autres politologues, j’estime que la responsabilité de François Mitterrand dans le désarroi de la gauche est terrible. Une pédagogie solennelle d’un changement assumé eût épargné aux socialistes d’être accusés une fois encore de trahir, et aurait permis qu’on lui imputât le mérite et l’audace d’une adaptation active à la modernité. Au lieu de quoi on a suscité une génération de schizophrènes pratiquant le double langage, honteux de privatiser et dénonçant le règne de l’argent roi tandis que l’on couvrait les « affaires ». L’histoire de la « gauche caviar » date de cette situation que nous avons toujours ici dénoncée.
Ah, qu’il est doux, le mot « pédagogie », si cher à Jean-Marc Sylvestre !
Pour terminer, je voudrais, une fois n’est pas coutume, passer du général au particulier. Vers 1975, je n’ai pas renouvelé mon abonnement au Nouvel Observateur. Son " Expressisation " m’indisposait depuis quelque temps : je supportais de moins en moins l’abondance de pub, les articles bidons sur les remises en forme avant l’été, ainsi que l’extrême parisianisme des pages culturelles. Il se trouve que l’un de mes amis faisait partie de la rédaction de l’hebdomadaire. Je le rencontrai un jour à Paris. Il venait d’être convoqué par Jean Daniel, suite à des engueulades à répétition qu’il avait eues avec son supérieur immédiat à propos d’articles qu’il voulait faire passer sur des conflits sociaux. Daniel lui avait dit : « Je comprends votre enthousiasme, mais le Nouvel Observateur n’est pas un organe gauchiste. » Déjà , la direction de cet hebdomadaire, né de la défense de la cause algérienne, était plus proche de Raymond Barre et des siens que des travailleurs en lutte.
Bernard Gensane