Un article pertinent de Michel Warscharwski lu sur le site Orient XXI, 23 juillet 2018 :
Israël, un État juif mais pas démocratique
L’adoption par le Parlement israélien de la « loi sur la Nation » est une confirmation de la dérive du gouvernement d’extrême droite pour lequel le caractère juif de l’État passe avant la démocratie. Et elle marque, selon une journaliste israélienne, « la fin de la démocratie ».
Au dernier moment, juste avant la fin de la session parlementaire et le départ en vacances des députés, le Parlement israélien a voté la « loi sur la Nation », une loi constitutionnelle qui ne peut être abolie que par une majorité qualifiée. Une loi qui met la Cour suprême hors-jeu si elle envisageait de l’annuler, parce qu’elle contredirait les fondamentaux d’Israël comme « État juif et démocratique ». Cette loi s’ajoute à une autre loi, votée au cours de l’année, qui change radicalement l’équilibre entre les pouvoirs, et limite les possibilités de la Cour suprême de déclarer anticonstitutionnelle une loi votée par le Parlement (en hébreu ‘hoq ha-hitgabrut que l’on peut traduire par « loi sur la prééminence »).
Pourquoi cette urgence ? Pourquoi donner à cette loi une telle importance ? Avant de répondre à ces questions, résumons les dix articles de la loi sur la Nation :
– Israël est la patrie historique du peuple juif ;
– le symbole de l’État est le candélabre, son hymne est La Hatikvah (L’Espoir) ;
– la capitale d’Israël est le grand Jérusalem réunifié ;
– la langue officielle est l’hébreu ;
– l’État est ouvert à l’immigration juive ;
– l’État investira des moyens pour conserver ses liens avec les Juifs de l’étranger ;
– l’État encouragera la colonisation juive ;
– les calendriers officiels sont les calendriers hébreu et étranger (sic) ;
– Les journées du judéocide, du souvenir (des soldats tombés au front) et de l’indépendance sont des journées officielles ;
– le shabbat et les fêtes (juives) sont des journées chômées ;
– l’amendement de cette loi ne peut être voté que par une loi fondamentale (constitutionnelle), à une majorité de 61 députés.
Nombreux seront ceux qui diront : quoi de neuf là-dedans ? Pourquoi s’exciter contre cette loi, puisque que tout ce qui y est écrit a été l’arrière-fond de la politique d’Israël depuis 70 ans ? La loi sur la Nation ne signifierait-elle rien de nouveau ? Oh que si !
Pendant plus d’un demi-siècle, Israël a été défini comme un « État juif et démocratique », Juif avec un grand J, c’est-à-dire l’État des Juifs — entendu comme communauté et non comme religion. Même si pour beaucoup cette définition est un oxymore (comment être une démocratie si l’on exclut une ou plusieurs communautés de la souveraineté réelle ?), la caractérisation d’« État démocratique » comptait beaucoup pour les dirigeants et le peuple israéliens. On tenait à appartenir au monde civilisé, à l’Occident démocratique ou se prétendant tel, et pas au tiers-monde ou encore au totalitarisme soviétique.
Pour les citoyens, les droits civiques étaient réels, et à partir de 1966, les libertés publiques comme le droit à l’organisation et à l’expression n’étaient pas que des slogans vides de contenu. Le racisme anti-arabe n’a pas disparu, tant s’en faut, mais on ne peut nier que l’espace public laissait de plus en plus de place à la minorité arabe.
Le caractère démocratique (illusoire) du régime israélien n’était pas seulement une question d’image internationale ; c’était aussi une question de perception de soi : les fondateurs de l’État et les premières générations d’immigrants se voulaient partie prenante de la philosophie des Lumières qui était censée guider le monde occidental.
C’est là que l’on peut comprendre le tournant qualitatif pris par l’extrême droite, qui, il est bon de le rappeler détient le pouvoir depuis maintenant plus de deux décennies. Dans la ligne idéologique et politique du néoconservatisme, elle a entrepris une contre-réforme politique, sociale et idéologique, et une véritable croisade contre les valeurs des Lumières. Benyamin Nétanyahou ne courtise plus l’Europe libérale, mais les régimes semi-totalitaires polonais, tchèque et hongrois, prêt à réécrire au besoin l’histoire antisémite de ces pays, lui qui a systématiquement instrumentalisé l’accusation d’antisémitisme pour délégitimer toutes les critiques de sa politique venant de la gauche des échiquiers politiques. Le premier ministre israélien, ses ministres et ses amis n’ont plus aucune gêne à se montrer avec des antisémites notoires, à se revendiquer des nouvelles droites européennes, et à fermer les yeux sur les amis néonazis de Donald Trump.
Dans cet esprit, le pouvoir israélien n’a plus aucun complexe à casser le vieil oxymore qui qualifiait Israël d’« État juif et démocratique ». La loi sur la Nation jette à la poubelle la vieille prétention d’être à la fois un État juif et un État démocratique : Israël appartient désormais au peuple juif et à lui uniquement. Les citoyens palestiniens sont des locataires ; leur présence dans le pays et l’exercice de leurs droits civiques sont conditionnels, et donc toujours provisoires. Le slogan électoral qu’avait lancé, il y a une dizaine d’années le parti d’Avigdor Lieberman : « Pas de loyauté, pas de citoyenneté » reflète tout à fait cette conception de la nouvelle démocratie israélienne. Avec la nouvelle loi constitutionnelle, elle est désormais gravée dans le marbre. Au moment où j’écris ces lignes, la présentatrice des informations de la première chaine de télévision vient d’ouvrir les nouvelles par la phrase suivante : « Cette semaine noire marque la fin de la démocratie israélienne. » Le président Reuven Rivlin s’est lui aussi publiquement insurgé contre cette nouvelle loi.
La loi sur la Nation déclare en outre que la colonisation juive (en Israël et dans les territoires occupés en 1967) est une priorité nationale, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles vagues d’expropriations massives, y compris des quelques terres laissées aux citoyens arabes. Symboliquement, la loi déclare aussi que la seule langue nationale est l’hébreu, abrogeant ainsi l’une des conditions imposées par l’ONU en 1949 pour intégrer Israël en son sein.
Revenons aux questions posées au début de cet article : pourquoi maintenant, pourquoi si vite, pourquoi donner à la Loi sur la Nation une telle importance, alors que son contenu n’apporte rien de nouveau d’un point de vue pratique ? Pour y répondre, il nous faut passer de la grande politique institutionnelle et constitutionnelle à la petite politique politicienne, et à la concurrence entre Benyamin Nétanyahou et son ministre de l’éducation Naftali Bennett du parti d’extrême droite Le Foyer juif. Entre ces deux personnages se déroule une bataille de pouvoir pour déterminer qui sera le leader de la droite dans la prochaine décennie.
Le doigt d’honneur — ou plutôt de déshonneur — que signifie cette loi aux yeux de la minorité arabe d’Israël n’est en fait rien d’autre qu’une minable manœuvre électoraliste entre un premier ministre qui risque d’être condamné pour de graves affaires de corruption, et celui qui voudrait prendre sa place.
Michel Warschawski
Michel Warschawski
Journaliste et militant de gauche israélien, il est cofondateur et président de l’Alternative Information Center (AIC). Dernier ouvrage paru (avec Dominique Vidal) : Un autre Israël est possible, les éditions de l’Atelier, 2012.