Dans les années 1970, Perpignan a joui d’un prestige extraordinaire auprès de la petite-bourgeoisie catalane (Dali avait bien raison alors de dire que la gare de Perpignan était le nombril du monde !) : il suffisait de traverser la frontière pour voir les films porno interdits en Espagne, et manifester à moindres frais son opposition au régime franquiste. Le porno a donc bénéficié de l’aura de la transgression morale et politique. Quarante ans après, peut-on encore lier porno et liberté ?
La véritable déferlante de sexe qui s’étale depuis un an sur petits et grands écrans voudrait jouer sur ce lien. L’an dernier, le bordel était à l’ordre du jour, en feuilleton télé, et au cinéma, avec L’Apollonide, souvenirs de la maison close. Cette année, Zahia, avec la bénédiction de K. Lagerfeld, lance "sa" marque de lingerie (mais on savait déjà , hélas, que le monde de la mode et celui de la prostitution étaient proches), l’Express fait sa couverture sur les call-girls, le Nouvel Observateur sort un article sur les AVN Awards, les oscars du porno (où Brooklyn Lee a été sacrée meilleure actrice de fellation), et les Inrocks et Le Monde attirent notre attention sur le dernier feuilleton d’Orange cinéma séries, QI, qui essaie de nous persuader que les actrices porno sont de grandes intellectuelles refoulées et que, entre deux séquences de fellation, elles dévorent La Critique de la raison pure ; enfin (pour ne pas trop allonger la liste) des affiches géantes couvrent les quais du RER pour la sortie de Elles (Juliette Binoche semble avoir hérité d’Isabelle Adjani les rôles féminins dans les films "pourris", tel Copie conforme, en 2010, qui prétendait nous offrir un personnage de femme fascinant, en réalité grotesque ou, tout simplement, creux) : l’héroïne, Anne, (J. Binoche) mène une enquête sociologique sur la prostitution des étudiantes (le film est donc censé traiter "sans fard" un "sujet tabou", dixit Les Cahiers du cinéma, dont la critique est au demeurant négative) et elle est frappée par la récurrence, dans les témoignages, du lien entre prostitution et plaisir.
Un film hongrois des années 90 évoquait la situation des professeurs de russe obligées de se recycler après la chute des régimes communistes : la prostitution apparaissait là comme une solution de désespoir et comme une déchéance. Mais la polonaise Malgorsata Szumowska, l’auteur de Elles, est dans la ligne "iacubienne" qui enseigne que la prostitution est, pour les femmes, un exercice de liberté et une chance d’épanouissement (la bande-annonce de L’Apollonide liait aussi bordel et émancipation féminine). Marcela Iacub réclame donc la reconnaissance de la prostitution comme une activité professionnelle normale. Jean-Claude Michéa, dans l’Empire du moindre mal (2007), alertait déjà sur les conséquences de cette
légalisation : "On sait qu’en Allemagne, où grâce à la gauche la prostitution est déjà devenue "un métier comme un autre", certaines ouvrières licenciées par le Capital se sont vues logiquement proposer par l’ANPE locale, au titre de leur reconversion, l’emploi d’hôtesses de charme dans les nouveaux Eros Centers." De même, on veut légaliser le prêt salarié d’utérus (les mères-porteuses) au profit des couples stériles riches, hétéro- ou homosexuels, la plus aliénante des formes d’esclavage, au nom de la liberté et du féminisme.
Au milieu de toutes ces actions de promotion du sexe tarifé, le film Il n’y a pas de rapport sexuel, documentaire de R. Siboni sur le cinéma porno, apparaît comme rafraîchissant, à condition de porter sur lui un regard moins complaisant que celui des critiques officiels. Même Télérama ne s’est pas laissé effaroucher par le sujet et s’est joint au choeur qui trouve le film humoristique et émouvant : ainsi, dans ce montage d’extraits de making of du réalisateur et acteur porno HGP, on nous dévoile quelques trucs de métier (comment simuler une fellation), ou on nous montre deux acteurs qui, après le "travail", seraient pris d’un désir authentique et feraient l’amour pour leur compte ; en fait, on a du mal à décrypter cette scène où on les voit pliés l’un sur l’autre alors que le réalisateur a déjà posé sa caméra et s’occupe à ranger le matériel dans sa voiture.
En fait, le meilleur du film était après, dans le débat avec les deux réalisateurs, le "porno", râblé, chauve, physique de catcheur, et le "vrai", fluet, binoclard, parfait représentant des salons intellos, qui se sont livrés à une sorte de numéro de cirque, celui de l’Auguste et du clown blanc : tandis que Siboni raffinait sur ses intentions artistiques, HGP se présentait, de façon péremptoire, comme un "salaud" et un "gland".
Mais l’intérêt venait aussi des réactions du public, très convenable et intello (on citait Lacan, à qui le titre du film était emprunté) : il essayait, de façon touchante, de trouver des excuses à HGP ("Vous semblez très gentil avec vos acteurs"), voire de lui donner des conseils bien intentionnés ("Vous pourriez mettre un petit plus d’imagination dans vos scénarios"). Peine perdue ! HGP, impitoyablement, démolissait toute tentative pour mettre un peu de romantisme dans son travail ("Qu’est devenue telle actrice, si jolie et qui avait l’air plus intelligente que les autres ?" _ "Elle tourne régulièrement et elle est très fière de jouer sans capote ").
En effet, HGP s’assume sans complexe comme entrepreneur et comme professionnel : il réalise des produits ciblés pour une clientèle qui paie et qui ne voit dans le vidéo-porno qu’un moyen de faciliter ses séances de masturbation ; toute fioriture dans le scénario serait donc du temps perdu, elle serait zappée au profit des seuls "moments forts".
Franchise ou cynisme ? En tout cas, cette leçon d’économie libérale était stimulante et aurait pu inciter R. Siboni à se poser des questions sur le rôle du sexe dans notre société : tabou, le sexe ? allons donc ! on ne voit plus partout que sexe ou sport, et parfois les deux (ainsi des calendriers des rugbymen), ce sont les deux mamelles du "tittytainment", équivalent anglo-saxon du traditionnel panem et circenses. Michel Foucault, déjà , avait montré que la sexualité était devenue un des moyens de contrôle du pouvoir moderne, le biopouvoir, sur les masses. Mais Siboni a préféré une intervention minimale, et de ligne esthétisante, sur son matériau : ainsi, il semble très satisfait de sa scène finale où deux acteurs, après une prestation de sexe homo cuir, se reposent ; l’un dort, allongé, tandis que l’autre est assis sur un fauteuil. Siboni oppose les scènes de sexe hard où l’entremêlement des corps ne produit aucun contact humain, et cette scène où, malgré l’éloignement des corps, on sentirait qu’"il se passe quelque chose" entre les acteurs. Certes, c’est la seule scène à caractère érotique, mais elle semble surtout illustrer l’adage : "post coitum, animal triste".
Des deux réalisateurs, c’est donc l’Auguste qui (logiquement) vole la vedette et qui va le plus loin : ses répliques à l’emporte-pièce nous mettent sous le nez la logique de l’exploitation capitaliste et de l’idéologie libérale. Le porno se révèle comme une avant-garde du libéralisme, qui a pénétré la société, au lendemain de mai 68, à la faveur des aspirations de liberté. Il opère une exploitation économique sans complexes ("je paie mal mes acteurs", dit HGP) et dans une parfaite neutralité axiologique (pas de jugement moral sur le produit). La seule différence entre cette industrie et les autres, c’est que ses acteurs ne se cherchent aucun alibi : finalement, c’est peut-être, dans l’univers capitaliste, le secteur le plus honnête, sinon le plus moral.
Rosa Llorens