Ce dimanche 24 novembre 2013 restera dans toutes les mémoires au Honduras. Alors que, depuis plus d’un siècle, deux partis dominent la vie politique – le Parti national (PN) et le Parti libéral (PL) –, neuf sont en lice ce jour pour élire un président, 128 députés et 298 maires. Parmi eux, quatre sont nés depuis le coup d’Etat qui, le 28 juin 2009, a éjecté du pouvoir le président Manuel Zelaya, issu du Parti libéral, mais qui, menant une politique réformiste modérée et rejoignant l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), fut trahi par une partie des siens, étroitement liés à la poignée de familles qui constituent l’oligarchie.
Pendant la fin de campagne, deux candidats à la magistrature suprême ont tenu le haut du pavé : pour le Parti national (PN), Juan Orlando Hernández (dit « JOH »), président d’un Congrès monopolisé par ceux-là même qui, en 2009, ont rompu l’ordre institutionnel ; pour Liberté et refondation (LIBRE), une formation vieille d’à peine dix-huit mois issue du mouvement de résistance aux putschistes, Mme Xiomara Castro, épouse de M. Zelaya (qui ne peut se représenter).
Tandis que les médias locaux – La Tribuna, La Prensa, El Heraldo, l’ensemble des chaînes de radio et de télévision, à de rares exceptions près – semblent se livrer à un concours pour savoir lequel se montrera le plus hostile à l’égard de LIBRE, la tension monte inexorablement entre les tenants d’un libéralisme sauvage, dans une société en voie de militarisation (le PN), et les partisans d’un socialisme démocratique ayant entre autres objectifs la convocation d’une Assemblée nationale constituante (LIBRE).
Au soir du 24, bien que chacun s’accorde à constater qu’aucune violence ou débordement n’a affecté la journée, les coups de théâtre ne manquent pas. Alors que les bureaux de vote ferment à 17 heures, une première rumeur monte du siège du Parti national, vers 18 heures : « JOH » l’a emporté.
Pourtant, à 18 h 47, depuis le luxueux hôtel Plaza Juan Carlos où le Tribunal suprême électoral (TSE) a établi ses quartiers, son président, M. David Matamoros, annonce aux médias que, peu de résultats étant remontés jusque-là, il reviendra faire une déclaration « à 21 heures, ou avant si 20 % des votes ont été dépouillés ». Puis il précise qu’à partir de 19 heures, « les sondages “sortie des urnes” peuvent être diffusés ».
Il n’en faut pas plus pour que, à 19 h 25, l’euphorie s’empare de l’hôtel Clarion où les journalistes ont été convoqués : Mme Xiomara Castro y annonce que, sur la foi de ces sondages, elle est « la prochaine présidente du Honduras », avec 29 % des voix (il n’y a qu’un tour). Sans tenter de contrôler le plaisir qui monte en eux, les militants de LIBRE rugissent littéralement de joie.
A 20 h 34, douche froide : sur un peu plus de 20 % des actes électoraux, le TSE crédite le PN de 34,07 % et LIBRE de 28,36 %. Mais, curieusement, on apprend que, figurant parmi les résultats désormais reçus à Tegucigalpa, 19 % des actes ont été écartés, dirigés vers un chapitre intitulé « actes spéciaux » et ne seront pas publiés. Coordinateur général de LIBRE, M. Zelaya s‘inquiète : « A 19 %, il ne s’agit pas d’erreurs ponctuelles ; il faut envisager la nullité du processus. » Le candidat à la fonction de designado (une sorte de vice-président), Enrique Reina, prévoit immédiatement une réunion avec les observateurs internationaux.
Le moins qu’on puise dire est que ceux-ci ne manquent pas, l’élection du président en exercice, M. Porfirio « Pepe » Lobo (PN), en novembre 2009, quatre mois après le golpe, ayant été très contestée. Pas moins de sept cent cinquante se trouvent sur place, dont cent quatre-vingt « officiels », la plupart envoyés par l’Organisation des Etats américains (OEA), le Centre Carter et l’Union européenne (quatre-vingt-dix-neuf personnes provenant de vingt-six pays membres et de la Norvège).
A 21 h 03, sur la base de ces résultats plus que partiels, le Parti national et « JOH » se proclament quasi officiellement victorieux. Dès lors, dans la nuit étoilée de la capitale, la polémique commence à enfler. LIBRE conteste les résultats.
Vers 22 heures, à cinq minutes d’intervalle, dans l’imposant centre de presse installé dans l’hôtel qui abrite le TSE, nous faisons deux rencontres qui, à elles seules, pourraient résumer la journée (et celles qui vont suivre). Lors de la première, apercevant notre accréditation de journaliste, deux observatrices nationales, de ce qu’on appelle « la société civile », s’approchent de nous : « Ce que nous avons vu ne nous plait pas, on ne veut pas le cautionner. Il y a une fraude évidente. On va faire un rapport, mais à quoi servira-t-il ? » A quelques pas de là, nous croisons Mme Ulrike Lunacek, chef de la Mission d’observation électorale de l’Union européenne (MOE UE), que les protestations de LIBRE semblent indisposer : « Tout ce que nous avons pu observer dans les bureaux de vote et la transmission des données est correct, nous confie-t-elle en souriant. Il faut respecter les règles du jeu. LIBRE, avec son poids, pourra jouer un rôle important au Congrès, y compris en passant des alliances. Et il y aura une prochaine fois. Mais ce pays ne peut pas s’offrir le luxe d’une crise. » Puis, interrogée par les médias honduriens, elle demande « de la patience aux candidats présidentiels » et met l’accent sur la transparence du processus ainsi que sur la participation massive des citoyens. Dès cet instant, pour elle, et bien qu’on n’en soit qu’aux prémices du dépouillement, l’affaire semble tranchée.
Il faut attendre 23 h 17 pour que M. Matamoros déclare : 54,47 % des actes ayant été examinés, « JOH » est « en tête » (34,14 % des suffrages), précédant Mme Castro (28,43 %), le candidat du Parti libéral Mauricio Villeda (21,03%) et le dirigeant du tout nouveau Parti anticorruption, M. Nasralla (15,73 %). En divulguant ce dernier résultat de la journée, M. Matomoros fait savoir que ce « résultat partiel » ne permet pas de proclamer un vainqueur, mais, surtout, pour ceux qui savent entendre, que le TSE a constaté des « incohérences » portant « sur au moins 20 % des actes électoraux ».
D’après le représentante de LIBRE auprès du conseil consultatif du TSE, Mme Rixi Moncada, il existerait une « manipulation des données réelles » et « plus de mille neuf cents actes [qui pourraient représenter quatre cent mille voix] de départements où LIBRE arrive en tête n’ont pas été incorporés au système de comptage [1] ». Il convient de préciser que, depuis de nombreux mois, les dirigeants de LIBRE mettent en doute la fiabilité du Système intégré de scrutin et de divulgation électoral (Siede) permettant le transfert des résultats des bureaux de vote par scanner. « On a fait des essais, nous avait confié M. Ricardo Delgado, secrétaire aux relations internationales de LIBRE, quelques jours avant le scrutin, et la capacité de transmission a été de 30 %. »
De tout le pays, au fur et à mesure que le TSE annonce des résultats bientôt jugés « irréversibles » en faveur de M. Orlando Hernández, remonte une litanie de dénonciations qui vont de l’achat de votes à la rétention de résultats favorisant LIBRE par les responsables des bureaux de vote appartenant au Parti national, le trafic des accréditations des représentants des partis auprès des urnes [2], la participation des morts et le décès des vivants… Le scandale prend une telle ampleur que, le 25 novembre, M. Zelaya déclare : « Il est certain que nous avons perdu dans beaucoup d’urnes, mais il est tout aussi certain que nous avons gagné dans des milliers d’autres, et nous ne sommes pas disposés à renoncer à notre victoire », avant de menacer de descendre dans la rue. Plus étonnant en apparence, M. Nasralla, avec ses plus de 15 % des voix en représentation du Parti anticorruption, se joint à LIBRE pour dénoncer « une fraude ahurissante » et évoque l’« installation d’une dictature au Honduras ».
Dans un tel contexte, c’est avec beaucoup d’intérêt qu’est attendu le rapport préliminaire de la Mission d’observation de l’Union européenne. Présenté le 26 novembre et commenté, entre autres, par Mme Lunacek, dans une salle où se pressent les médias, celui-ci mentionne un certain nombre de dysfonctionnements constatés durant la campagne : registre électoral ni précis ni fiable (le nom de 30 % des citoyens y figurant étant sujet à caution), manque de transparence dans lefinancement des partis,inégalité de traitement dans les médias. Toutefois, semblant estimer qu’il s’agit là d’aspects somme toute secondaires, ce document offre comme information principale, reprenant le titre du rapport, qu’après « une campagne opaque et inégale », « le vote et le dépouillement ont été transparents [3] ». Et, à la surprise de beaucoup, il ne mentionne nulle part que deux partis, représentant ensemble environ 50 % des électeurs, dénoncent une fraude massive et refusent d’entériner le résultat annoncé.
Un journaliste s’en étonne - Giorgio Trucchi -, de l’agence brésilienne Opera Mundi. Question apparemment délicate. N’ayant manifestement pas l’intention de se laisser entraîner dans un débat théologique, Mme Lunacek tourne autour du pot, argue que les contestataires peuvent déposer des recours devant les instances adéquates – c’est-à-dire le TSE – et, sourire de rigueur vissé aux lèvres, n’en dit pas plus sur la question.
S’ajoutant à la prise de position de l’OEA, qui va dans le même sens, cette onction de l’Union européenne au candidat du Parti national a d’immédiates répercussions. M. Juan Orlando Hernández reçoit les félicitations, et donc la reconnaissance, des Etats-Unis, du Panamá, de la Colombie, du Guatemala, du Costa Rica et même du… Nicaragua sandiniste ! Difficile de revenir en arrière, désormais.
Le 27 novembre, le PAC et le Parti innovation et unité (Pinu) dénoncent le TSE qui, sans consulter le conseil consultatif, et donc les partis, organise à minuit une « session spéciale » pour examiner les « actes électoraux incohérents ». Pris la main dans le sac, le TSE affirme que, suite à cette intervention, ce petit travail entre amis ne sera pas pris en considération. Comme beaucoup d’autres, le juge espagnol Baltasar Garzón, membre d’une mission de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), déclarera bientôt : « Le processus électoral au Honduras a été très préoccupant. Du point de vue de la mission dont j’ai fait partie, nous sommes amenés à dire qu’il y a eu fraude électorale par différents mécanismes et différentes voies. » Mais, chacune de ces dénonciations est immuablement suivie d’une contre-dénonciation du TSE. Ainsi, ce même 27 novembre, rapport aux accusations lancées par LIBRE et le PAC, M. Matamoros assure que le processus électoral a été validé par l’observation internationale à travers l’Union européenne, l’OEA, le Centre Carter, etc. Ce qui est censé clore tout débat. Moyennant quoi, c’est donc dans l’indifférence générale que la candidate députée de LIBRE à Copán, Mme Elvia Argentina Valle, sonne à nouveau le tocsin, le 28 novembre, tard dans la soirée : « Il y a quelques minutes, le TSE a commencé un recomptage des actes et des votes sans la présence des observateurs des partis politiques auxquels, sur ordre des magistrats, on a interdit l’accès des lieux. »
Tout aurait été pour le mieux dans le meilleur des mondes pour le pouvoir en place et décidé à y rester si, le vendredi 29 au matin, une sorte de bombe n’avait explosé. Alors qu’un groupe d’observateurs de l’UE se préparait à prendre l’avion du retour, l’un d’entre eux s’est confié à une poignée de journalistes, dans l’aéroport de Tegucigalpa. « Je ne peux pas vous parler au nom de l’Union européenne, a-t-il commencé, mais un certain nombre d’observateurs dont je fais partie ont un peu honte de ce rapport qui ne reflète pas les observations que nous avons fait dimanche et les jours précédents. » Journaliste et anthropologue autrichien ayant une longue expérience de l’Amérique centrale et du Honduras, M. Léo Gabriel n’y va pas par quatre chemins pour expliciter sa pensée : « Le mot “transparent” ne peut pas s’appliquer à ce scrutin, ni au comptage, ni aux élections en général. »
Suit un récit qui recoupe en tous points les dénonciations effectuées par l’opposition. « A Omoa [Département de Cortes], par exemple, 20 % des gens attendaient désespérément leur carte d’identité. Dans les zones garifunas [4], on a vu beaucoup de gens déclarés “décédés”, qui n’avaient pas la possibilité de voter. En nous approchant des urnes, on a vu aussi un vrai marché où, surtout des gens du PN, s’arrachaient les cartes d’identité pour soi-disant aider les électeurs. »
« On sentait que les petits partis [5] formaient équipe avec le PN » (en particulier s’agissant du trafic ou de la revente des accréditations des représentants des formations politiques et de leurs suppléants) ; « A la fin du scrutin, j’ai voulu vérifier que les résultats avaient bien été envoyés : on m’a dit que je ne pouvais pas ! J’ai contacté le TSE, à Tegucigalpa, pour savoir s’il les avait reçus et il n’y a jamais eu de réponse ni de moyen de vérifier. »
« De mon point de vue, poursuit M. Gabriel, l’erreur de la direction de la mission est d’accorder à 100 % sa confiance au TSE. » Un temps d’arrêt, un haussement de sourcils : « Je recommande qu’on recompte acte par acte. S’ils admettent qu’il en manque 20 %, comment peuvent-ils prétendre avoir des chiffres fiables ? »
« Il y a eu beaucoup de désaccords, chez les observateurs, qui n’ont pas été consultés avant la rédaction de ce rapport. On avait rempli des formulaires, où l’on décrivait la situation avec un grand luxe de détails, mais il n’a été conservée que la réponse où nous constatons que les élections ont été tranquilles. Nous, les observateurs, on a beaucoup insisté pour que le rapport soit corrigé, mais on nous a répondu par la négative. Qu’il ne pourrait y avoir un éventuel changement que dans le rapport final, prévu pour janvier prochain. » En gros, lorsque « JOH » aura pris ses fonctions !
Il y a sûrement une logique dans tout cela, mais elle semble avoir surtout pour objectif de précipiter les protagonistes dans le chaos. Pressé de questions sur l’attitude des dirigeants de la mission d’observation, M. Gabriel tente d’analyser leurs motivations. « Il y a deux interprétations possibles. Ou c’est parce que les responsables vivent trop éloignés de la réalité ou c’est parce qu’il y a une intention politique, comme, par exemple, la préférence pour une dictature stable plutôt que la démocratie avec un risque de… » En bref, le salut par la complicité. A moins, bien sûr, que quelques intérêts… « Il ne faut pas oublier qu’il y a des traités de libre-commerce entre l’Union européenne et l’Amérique centrale, qui ont été bloqués après le golpe. Il y figure bien une clause sur les droits de l’homme, mais c’est une clause, disons… sans dents ! » Avant de consulter sa montre et d’interrompre la conversation, M. Gabriel grimace fugitivement une dernière fois : « Je dois vous dire que cette décision de me confier à vous n’a pas été facile. Mais les observateurs expriment tous des critiques sur ce rapport et, puisqu’on parle d’Europe et de démocratie, nous avons notre mot à dire. »
Très mal à l’aise, la direction de la mission a immédiatement réagi en déclarant que les seules personnes habilitées à parler en son nom sont Mme Lunacek et son adjoint José Antonio de Gabriel, et en ajoutant que l’expression des opinions de M. Gabriel « viole le code de conduite des observateurs européens. » Reste à savoir si apporter sa caution de manière aussi précipitée qu’imprudente au pouvoir hondurien, alors que tant de questions sur la régularité du scrutin restent en suspens, ne viole pas le code de conduite de la mission – si tant est quelle en ait un.
En effet, ce soir du 29 novembre, après que LIBRE ait présenté à la presse un nombre impressionnant et détaillé de preuves – altérations, falsifications et irrégularités – étayant ses dénonciations, Mme Xiomara Castro, au nom du parti, et au cours d’un discours aussi fort qu’émouvant, a une nouvelle fois dénoncé une fraude massive et refusé de reconnaître le résultat officiel des élections. Exigeant le recomptage des 16 135 actes électoraux, comme le prévoit l’article 15 de la loi électorale, elle réclame un audit international du système de transmission et, pour obtenir satisfaction, en appelle à ses militants : « Compañeras et compañeros, descendons pacifiquement défendre notre victoire dans la rue ! »
Maurice LEMOINE, 30 novembre 2013.