par K. jeudi 4 mars 2004
JG, activiste anarchiste-anticapitaliste haitien-américain a décrit dans un article récent « Haiti le silence Yuppie » ce enième coup colonial comme « le champ de bataille idéal pour la guerre de classe US ; André Apaid et sa cohorte d’oligarches des « huits pourcents » au côté de Guy Philippe et sa colonne de voyous Oncle Tom, contre le prolétariat noir. »
Sur l’indifférence ou ignorance des activistes américains, étudiants anglo-saxons branchés humanitaires ou sous-culture de monastère, altermondialistes essouflés, il remarque : « Ce phénomène d’ignorance intellectuelle peut être partiellement mis sur le dos de l’endoctrinement du système éducatif d’état ; partiellement seulement. Les commissaires idéologiques ont réussi à réduire l’entière existence d’Haiti à environ 12 syllabes : le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental. »
« Assumant notre connaissance limitée de la nature humaine et assumant que la Gauche américaine dans ce pays est très majoritairement anglo-saxone, laissez-moi poser cette hypothèse : il est plus facile de s’identifier à des causes dont les victimes nous ressemblent au sens ethno-culturel. »
Malgré tout, Outre-atlantique on note une mobilisation de quelques groupes, individus et médias alternatifs nord-américains, des sociaux-démocrates aux anars, anti-autoritaires, féministes et anti-impérialistes conséquents. Et bien sûr mobilisation de travailleurs émigrés haitiens.
Qu’il s’agisse de recherche d’informations, de reportages en Haiti, de mobilisation et débats au sein des communautés haitiennes exilées, de soutien et inquiétude de militants de diverses communautés latino-américaines, autochtones ou d’autres pays du sud, il y a de solides initiatives.
En comparaison, le silence complet, l’indifférence condescendante ou les rares commentaires superficiels et tronqués de beaucoup de militants français est terrifiant.
Quant à l’altermondialisme, ses stars et ses touristes semblent trop occupés à courir d’un sommet à l’autre, d’une pop culture à l’autre, d’un pouvoir à l’autre. De Lula à Castro, d’ATTAC à Trotsky, de l’humanitaire au « développement » des « sous-développés » il y a tant à consommer.
Il est clair que jamais les rapports coloniaux, racistes ne posent de sérieux problème pour la planète gauchiste. Que ces rapports s’expriment au sein de la société française, outre-mer ou par la propagande médiatique, éducative ou culturelle.
L’article citoyenniste bon teint du « Monde Diplomatique » illustre bien cette sphère éthérée de l’analyse verbieuse psycho-symbolique dans laquelle se complaisent ces journalistes de la « gôche » humanitaire française.
Plus surprenant, le dernier article d’Alternative Libertaire sur Haiti laisse un goût amer tant les faits essentiels pour comprendre la situation sont absents ou directement calqués sur la propagande médiatique. Pour un mensuel libertaire (offrant généralement de bons articles factuels) qui se revendique de l’antifascisme et de l’anticolonialisme, il y a des questions à se poser.
D’abord l’article commence par un survol historique qui mentionne la « succession de règnes d’odieux individus » sans jamais mentionner le rôle des états impérialistes français et américains dans les 32 coups d’état d’Haiti.
Pas une ligne.
Ensuite on saute à la période Duvalier, on « saute » littéralement, en accord avec l’historicisme colonial et raciste qui voudrait que ces odieux Macoutes soient tombés du ciel, comme une malédiction de ces pauvres nègres condamnés à la « succession de règnes d’odieux individus ». Sur l’occupation de 1915, sur le pillage économique et les massacres orchestrés par l’armée US rien.
Pas une ligne.
Sur la formation politique, idéologique et économique d’une classe règnante indigène. Pas une ligne.
Sur ce qu’a signifié le règne Papa Doc, Baby Doc en terme politique, économique, psychologique pour Haiti. Aucune analyse. Par exemple, les programmes d’austérité du FMI appliqués méthodiquement sous les Duvallier, le rôle de l’élite économique haitienne comme étape relai dans le narco-traffic organisé par l’état US (le DEA entre autre) depuis la Colombie vers la Floride. Rien.
Pas une ligne.
Sur la complicité active de l’état français (tout partis confondus) avec les génocidaires Duvallier.
Pas une ligne. Évidemment.
Sur le fait que, bien qu’Aristide soit un curé et un politicien (donc un menteur), il ait suscité, avant même son arrivée au pouvoir une campagne d’intox médiatique. Que ce fait mérite au moins de poser des questions sur les motivations euro-américaines en Haiti.
Pas une ligne. Évidemment.
Sur le fait que le premier coup d’état contre Aristide de 1991 a été orchestré par l’état US, par la CIA. Silence.
Sur le fait que Bazin, ancien ministre des finances sous les Duvallier, ancien cadre de la Banque Mondiale fut nommé Premier Ministre en 1992 par les Macoutes, sur requête du Département d’État. Silence.
Sur le fait que l’économie haitienne a été coulée plus que jamais durant le coup de 1992-94 (entre autre baisse de 30 % du PNB) Silence.
Sur les massacres commis durant les années du premier coup d’état anti-aristide : 4500 opposant-e-s liquidés, des centaines de milliers de réfugiés à l’intérieur ou à l’étranger. Sur les objectifs extrêmement clairs de ces crimes, à savoir détruire toute contestation sociale. Silence.
Sur les conséquences des 20000 soldats d’occupation en 1994 ne serait ce qu’en terme de protection des criminels et de leurs armes, maintenant recyclés dans la Convergence et le groupe des 184. Silence.
Et puisque l’article avait la prétention de critiquer le règne d’Aristide : pas un mot sur les conditions perverses auxquelles ce politicien a du se plier pour retrouver le trône étatique : soumission aux impératifs du FMI, obligation de réintégrer des anciens putchistes à certains postes etc.
Silence.
Bien que tout politicien et tout pouvoir soit maudit, il faut reconnaître que très concrètement, pour que des luttes et des espaces de contestation puissent se développer, un pouvoir corrompu par nature mais un peu libéral au plan des libertés publiques est quand même préférable au règne d’une élite fasciste, ultra-violente menée par une armée de tueurs. Surtout après des siècles de terreur coloniale, d’ingérence extérieure et après 32 coup d’états, dont le dernier particulièrement meurtrier.
Silence.
Sur le cynisme criminel de l’embargo imposé en 2000. Sur les motivations et les conséquences désastreuses de celui-ci sur la vie en Haiti et sur les quelques politiques sociales mises en place malgré le strict cadrage néocolonial.
Silence.
Par ailleurs l’article reprend la propagande d’extrême droite sur les chimères qui vise à mettre en parallèle le régime Duvallier et Aristide en terme de répression politique et policière. Le procédé est dégueulasse de révisionnisme. (Sans même parler d’une position libertaire qui n’a pas besoin de ce genre de manipulations pour rejeter le curé Aristide, tout état et tout pouvoir.)
Rappelons aussi qu’Aristide disposait en tout et pourt tout d’environ 3000 flics, sous équipés et d’un hélicoptère. Les bronzés du Bronx ou des Minguettes invitent les donneurs de leçons , les journaleux-démocrates à faire la requête suivante à leurs maîtres civilisés et développés :
Aligner leur pouvoir de répression, de contrôle social et de surveillance au niveau impressionant de la dictature haitienne de Lavallas. Voilà une réforme interessante !
Lorsque Port-Au-Prince était assiégée, les témoins, reporters indépendants sur place ont pu voir, face aux escadrons « rebelles » équipés high-tech, les terribles chimères de Lavallas essayant d’empêcher ce qui avait été décidé par Washington, Paris et Ottawa : les chimères étant des prolos armés de machettes et de pierres. Du même type que celle des « terroristes » palestiniens. En face des M16, M60, grenades, antichar, lunettes de vision nocture etc. Bref tout ce que l’industrie de mort occidentale peut produire.
Silence.
L’article ne mentionne pas que les groupes de la dite opposition étaient crédités d’une très faible popularité bien qu’il mentionne la faible popularité d’Aristide. Pourquoi l’un et pas l’autre ? Pourquoi reproduire ainsi le discours colonial ?
L’article mentionne le taux de chomage de 60% comme s’il était attribuable exclusivement ou principalement au personnage d’Aristide qui « s’est fait construire une villa-bunker ». Alternative Libertaire est en concurrence avec Le Monde et CNN ?
Comme mentionné plus haut aucune mention du pourquoi et du comment des 60 % (en fait probablement 75%) de chomeurs et des 1% de la population controlant la moitié des richesses.
Silence.
Si Aristide est complice puisqu’il a accepté de collaborer, à qui la faute avant tout ? Qui a ruiné, pillé, contrôlé, occupé, dépecé, importé, exporté, génocidé ? Lavallas avec son programme populiste et ses supporters des cités pauvres de Cité-Soleil ou La Saline ?
Quel recul par rapport aux (non-)infos martellées depuis quelques semaines ? Quel recul par rapport à un discours de validation de programmes coloniaux ?
Vide.
On croit rêver quand l’article mentionne le groupe des 184 « formé par des organisations de la société civile » sans dire un mot sur l’origine de ce groupe, sur ses financiers et sur les individus le controlant. Derrière le groupe des 184 il y a un homme : André Apaid, multimillionaire, patron de multiples usines à esclaves d’Haiti dont Alpha Industrie créé sous Duvallier. Ses prolétaires-esclaves sont payés 68 cents US de la journée, le salaire minimum en Haiti étant de 1.5 dollars par jour.
Apaid finance joyeusement la dite « société civile » et les médias privés haitiens, devant en finir avec la « dictature Lavallas », pour instaurer la « démocratie » de marché avec l’aide de l’occupation humanitaro-militaire franco-américaine.
Évidemment.
Pas un mot de la revue libertaire-communiste.
Silence.
Sur le fait que les manifs anti-macoutes ont réuni jusqu’a plusieurs centaines de milliers de manifestants en Haiti, sur le fait que la plupart des médias occidentaux ont censuré ces images et n’ont évidemment pas ouvert leurs micros à ces haitiens ayant l’étrange idée de rejeter ces "libérateurs".
Silence.
Pas un mot non plus sur les ONG et groupes fondamentalistes religieux chrétiens, autant catholiques, que protestants américains qui participent à cette « opposition » de la « société civile ». Pas un mot sur les offensives de ces mêmes groupes en amérique latine.
Silence.
Sur les liens clairs entre G184 et la Convergence avec les escadrons de la mort ex-FRAPH qui ont envahi Haiti, pas un mot non plus. Sur le fait que ces 3 groupes sont financés par les démocraties coloniales (entre autre Institut Républicain International, gouvernement français, Union Européenne) et par les affairistes-fascistes Haitiens pas un mot. Sur les financements des médias privés haitiens qui bénéficient du droit d’expression du « sanguinaire » Aristide, comme jamais sous les Duvalier ou comme nulle part sous le règne de Castro.
Silence.
Rien non plus sur la « Convergence démocratique » composée de 200 organisations politiques et dirigée par l’ex maire de Port-Au-Prince Evans Paul. Il semble qu’ AL n’ait pas ressenti le besoin de critiquer, ou au moins de mentionner ces « hommes assoiffés de pouvoir », ne parlons même pas de leurs financiers et relais médiatiques.
Silence.
Sur les chefs « rebelles » Guy Philippe, ancien membre de l’armée haitienne dissoute et ancien chef de police. Sur l’entrainement de Philippe en Equateur en 1991. Entrainement offert par l’armée US, avec au programme initiation au terrorisme d’état sous toutes ses facettes.
Silence.
Sur les autres chefs « opposants » et ex leaders du FRAPH, Emmanuel Constant alias « toto », sur Jodel Chamblain. Sur ces bras armées de la classe d’entrepreneurs « révolutionnaires ». Rien.
Silence.
Sur les enjeux économiques de l’occupation d’Haiti : agriculture d’exportation sous contrôle, destruction de la production de riz locale, autosuffisante remplacée par l’importation de riz US, maquiladoras (jouets, mécanique, textile etc.) Maitrise directe par le FMI, BM.
Silence.
Sur les enjeux stratégiques : Intensification de la guerre sociale et coloniale en Amérique latine et Caraibes, contre les pauvres, les mouvements sociaux autonomes comme contre les gouvernements peu fiables (nationalistes, tiers-mondistes etc.)
Espoir de reconquête coloniale pour la France, développement et consolidation des intérêts économiques et politiques français en Haiti.
Possiblement bases supplémentaires pour les Etats-Unis (qui comptent déjà 1000 bases militaires hors territoire national et des milliers aux USA même).
Avertissement à Cuba et surtout au Vénézuela (dont le gouvernement avait répondu positivement il y a quelques jours à la demande de soutien du gouvernement Haitien conformément à la charte de l’OEA).
Consolidation d’une doctrine interventionniste et d’occupation en amérique latine.
Tout cela n’enlève rien à la valeur des résistances sociales et des oppositions démocratiques, populaires au sein d’Haiti contre le système colonial et capitaliste, auquel Aristide a collaboré activement.
Mais là encore l’article par ses choix et non-choix montre le gouffre qui peut parfois séparer les prétentions, sincères évidemment, et la pratique.
Comment s’étonner puisque les médias autant de la bourgeoisie haitienne, que de France et des USA ont parfaitement joué leur rôle d’intox.
Haiti avait un gouvernement populiste mais respectant relativement les libertés politiques formelles, en tout cas comme jamais en Haiti en 200 ans, dans ce contexte, imparfait et insatisfaisant, auraient pu se développer et grandir les oppositions populaires et sociales déjà existances, oppositions et expériences syndicales, réformistes, autogestionnaires, féministes, anticoloniales etc.
En ce moment même les troupes françaises (environ 3000 dans les colonies des caraibes, chiffre à vérifier) escortent les « rebelles » et les protègent des haitiens qu’ils sont sensés avoir libérés.
La terreur Macoute recommence à règner, les supporters de Lavallas qui n’ont pas fui sont menacés ou liquidés par les Tontons Macoutes. Les « rebelles » ont averti Lavallas qu’en cas de manifestations populaires, de contestations dans la rue ou dans les médias qu’ils ne controlent pas, les supporters de Lavallas seraient interdits d’expression politique. Voilà , business as usual.
Dans les quartiers délabrés de Cité-Soleil, Belaire, La Saline et ailleurs, les milices, sous protection coloniale, patrouillent et assassinent ceux parmi les pauvres qui résistent. De même les quelques infrastructures sociales et éducatives de l’ère Aristide sont détruites, là aussi avec la complicité active des armées françaises et US. Rappelons que ces structures furent mises en place et financées en grande partie par les fonds des travailleurs émigrés de la Diaspora, pour leurs communautés et malgré l’embargo criminel.
Les intérêts coloniaux et capitalistes minent plus que jamais l’espoir de libération sociale, individuelle et politique et tous les maigres acquis.
Le tout par la violence physique, économique, symbolique, par le martèlement médiatique et par le fondement idéologique de l’impérialisme, de droite et de gauche : la mission civilisatrice de la puissance dominante, la necessité d’organiser les peuples colonisés à leur place.
En avant vers le passé. Un peu plus de sang, de mensonge et de lâcheté.
Puisse cette critique nous enrichir mutuellement et non pas simplement diviser.
Puissent les Haïtien-nes être maitres de leurs vies et de leur société.
Salutations anticoloniales.
K.
– Source : http://www.bellaciao.org et commentaires sur Bellaciao