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Geneviève Azam. Le temps du monde fini ; vers l’après capitalisme.

Geneviève Azam. Le temps du monde fini ; vers l’après capitalisme. Paris, Les Liens Qui Libèrent, 2010.

En 1931, Paul Valéry annonçait que le temps du monde fini, entièrement clôturé, avait commencé. Il s’agit aujourd’hui d’un monde de plus en plus inégalitaire dans lequel 20% de la population consomme 80% des ressources énergétiques. Un monde dans lequel, dans les pays riches, les pauvres sont stigmatisés pendant que l’opulence décomplexée s’exhibe dans toute sa vulgarité. Faute d’y avoir vu un commencement, nous sommes désormais, explique très longuement Geneviève Azam, soumis à l’annonce de catastrophes qui s’enchaînent.

Pourquoi n’avons-nous pas été réceptifs à l’avertissement de Paul Valéry ? Parce qu’au sortir de la Deuxième Guerre mondiale la part de l’humanité qui comptait, celle des pays riches, s’est plongée dans « l’euphorie d’une expansion illimitée de richesse et a refoulé toutes les interrogations que la crise et l’effondrement de la civilisation européenne avaient fait émerger au cours des décennies précédentes. »

Geneviève Azam place ses pas dans ceux de Karl Polanyi. Proche de Lukacs, cet économiste est l’auteur d’un ouvrage visionnaire, La grande Transformation, une histoire sociale du capitalisme (1944). Dans son livre, Polanyi observait l’encastrement de l’économie dans la société. Il expliquait pourquoi la production nécessitait la création d’un marché libre où les marchandises pourraient être rapidement écoulées et où le travail serait libéré de toute contrainte. Mais l’idée d’un marché s’autorégulant était aberrante : il ne pouvait exister sans « anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert. »

De fait, dès 1972, un rapport au Club de Rome alertait sur un possible épuisement des ressources non renouvelables : « la généralisation du niveau de vie atteint par les Etats-Unis en 1970 provoquerait une multiplication par sept des consommations de ressources naturelles. »
Dans notre monde fini, insiste longuement l’auteur, « le manque d’eau, son insalubrité, les maladies qu’elle véhicule sont la première cause de mortalité dans le monde ; il tue plus que les guerres. » Dans le monde de guerre économique où le capitalisme financier écrase l’humanité, tout devient marchandise, tout devient capital, y compris ce qui n’a pas du tout vocation à l’être : la nature, la santé, l’éducation. La thèse la plus inquiétante de l’auteur est que les classes dominantes exproprient l’humanité de leur sphère naturelle, en s’attaquant à tous les fondements de nos sociétés. Geneviève Azam donne en exemple le brevetage des bactéries (dès 1980 aux Etats-Unis, en 1998 dans l’Union européenne) : « la prolifération des brevets sur le vivant accomplit l’expropriation de l’humanité de ce qui la constitue, la rend possible et la perpétue. C’est pourquoi le capitalisme est un système qui menace le séjour des humains sur la Terre. La conquête s’est déplacée de l’infiniment grand à l’infiniment petit. Les projets de vol interplanétaires ont été enterrés, tandis que le monde de l’atome révèle à son tour l’immensité des possibilités de colonisation de la vie et de la matière. »

Geneviève Azam règle également son compte au capitalisme vert, à l’« économie de la connaissance ». Si ces concepts et pratiques surnagent provisoirement, ce sera en « appauvrissant un peu plus les sociétés et en détruisant le Terre. »
Après Polanyi l’auteur montre qu’à bien des égards, le capitalisme financier reprend les méthodes des régimes autoritaires : des États forts, des sociétés de masse, des individus sérialisés et isolés. Le projet sarkozyste du « travailler plus pour gagner plus » est moins inepte qu’il n’y paraît : il jette en fait les bases d’un monde sans vie sociale où la vie est uniquement centrée sur la matériel avec des individus fermés sur eux-mêmes, « indifférents au monde », hors de tout vécu collectif à l’exception d’événements fabriqués par la machine capitaliste, comme les matchs de foot. Ce sujet sera « autoévalué, autoentrepreneur de lui-mêrme. »
Jusqu’à l’écoeurement, le système a imposé le mot « crise », qui ne rend pas compte des dangers immédiats qui guettent l’humanité. On sait que, selon l’effet papillon, un agent immobilier faisant faillite au fin fond de l’Oklahoma peut déclencher, vu la fragilité et la violence du système, une crise immobilière, puis financière mondiale. Ce qui n’empêche pas l’Union européenne de vouloir nouer des liens encore plus privilégiés avec les Etats-Unis, dans une optique " libérale " , bien sûr. Le mot " crise " , « contient la possibilité de retrouver le sens du progrès, le cours " normal " des choses, une fois la perturbation passée. » Le problème est qu’il n’y a pas de logique à l’expansion capitaliste. On a bien vu le FMI et la Banque mondiale, au nom de " politiques d’ajustement structurel " , obliger des pays comme la Côte d’Ivoire à exploiter jusqu’à plus soif leurs ressources naturelles (le bois) pour faire de la place, non à des cultures vivrières, mais au cacao, source de devises. Jusqu’au jour où les cours du cacao ont dégringolé.

L’effondrement d’une société sur elle-même, du fait d’une exploitation aberrante des ressources naturelles est toujours possible. L’histoire l’a vérifié. Pensons, nous dit Geneviève Azam, aux habitants de l’àŽle de Pâques : la rivalité de chefs a suscité l’érection de statues toujours plus hautes, au mépris des ressources humaines et naturelles nécessaires. Ailleurs, une organisation hiérarchique insensée, la volonté de pratiquer l’esclavage et de se répandre dans toute l’Europe ont eu raison des Vikings du Groenland .

Comment nous libérer d’un monde subi pour nous diriger vers « des mondes choisis et désirables ? » Aujourd’hui, la puissance économique et technique (la société de marché, comme n’osait pas se l’avouer Lionel Jospin en 1999 alors que Polanyi avait bien expliqué que « permettre au mécanisme du marché d’être l’unique directeur du sort des êtres humains et de leur environnement naturel aurait pour résultat la démolition de la société ») « agit sur la société toute entière », la sature totalement. L’idéologie libérale (sans tabous) supprime les normes une à une. On s’aperçoit ainsi que la logique des réformes des retraites à l’échelle de l’Europe veut que la vieillesse soit réduite à un risque casinotier, un coût que chacun doit assurer individuellement. Les jeunes sont eux-mêmes incités à s’endetter personnellement auprès de banques pour assurer leur éducation. Nous sommes bien dans le capitalisme du désastre dénoncé par Naomi Klein, un capitalisme qui se sert de catastrophes plus ou moins naturelles (Katrina, Haïti, la destruction de l’Irak) comme laboratoire pour renforcer le libéralisme totalitaire.

Face à la brutalité du temps du capitalisme, il faut retrouver le temps de la Nature et le temps humain. Milton Friedman a fait passer la Russie du communisme au capitalisme en 100 jours. Les capitalistes chinois sont en train de détruire une civilisation plurimillénaire et ont adopté les citrouilles de la fête celtique de Halloween (en France, la couleur orange de France Télécom est celle des célèbres pumpkins). Comme d’autres nouvelles puissances économiques, la Chine et l’Inde sont devenues des puissances émergentes qui n’émergent de rien.

Après la chute du Mur de Berlin, le philosophe étatsunien Fukuyama prophétisa la fin de l’histoire. S’il faut le prendre au pied de la lettre, et si vraiment nous avons atteint la fin d’un cycle pour une humanité béate ayant accepté avec émerveillement le modèle de démocratie américaine, nous ne pouvons que retourner en arrière. Jusqu’à la Préhistoire...

(1) Il existe d’autres hypothèses. Pour ce qui est des Pascuans, il n’est pas exclu qu’ils aient été victimes de la prolifération de rats qu’ils avaient importés. Les Vikings ne se seraient pas adaptés à la glaciation de leur territoire, de leur " Pays vert " . Avant même cette glaciation, leurs troupeaux d’ovins avaient provoqué l’érosion des terres. On note, par ailleurs, que ces formidables marins ne sont pas devenus pêcheurs, contrairement aux habitants de l’actuelle Norvège.

Paris, Les Liens Qui Libèrent, 2010

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