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François Ruffin : « Il se déroule un bras de fer entre le Capital et le Travail, la force du premier qui fait plier le second. » - Interview par Article11

« La lutte des classes existe, et c’est la mienne qui est en train de la remporter. » Warren Buffet, milliardaire.

Ce livre, vous devriez l’acheter. Parce qu’il fait un bien fou. Parce qu’il démontre combien les jocrisses et les tartuffes nous ont enfumés pour mieux nous plumer. Parce qu’il est comme un long coup de poing, aussi brutal que travaillé en profondeur, venant secouer tant de positions acquises et de discours convenus.

Pour mieux vous en convaincre, Article11 a interviewé François Ruffin. Un long entretien, accordé dans un troquet de la Gare du Nord. Le voici :

Dans ton livre, tu te définis comme « un social-démocrate à l’ancienne », mais ton propos semble en réalité beaucoup plus ancré à gauche.

Le discours que je développe dans le livre, celui qui tient pour central le conflit entre le travail et le capital, a longtemps été un discours tenu par toute la gauche, de Jaurès au Mitterrand des années 1970. Les diatribes de Mitterrand sur les « maîtres de l’argent » étaient plus violentes que les prises de position actuelles de Besancenot. Et si je remonte plus loin en arrière, Jaurès, que Peillon ou Strauss-Kahn s’évertuent aujourd’hui à présenter comme un centriste, regardait Gracchus Babeuf ou Robespierre comme les premiers émancipateurs du prolétariat français. Alors qu’ils sont aujourd’hui figures interdites…

Bref, la gauche a glissé à droite, les sociaux-démocrates sont devenus sociaux-libéraux. Ce qui, au fond, n’est pas l’essentiel. L’important, c’est ce constat : le Parti Socialiste ne parle plus de confrontation de classe. Et je pose que ce silence est une dénégation du réel : la lutte des classes existe évidemment toujours.

Ton livre s’appuie notamment sur une formule étonnante du milliardaire américain Warren Buffett : « La lutte des classes existe, et c’est la mienne qui est en train de la remporter. » C’est important, que ce soit lui qui l’énonce et pas Arlette Laguillier ?

Ce sentiment d’une guerre des classes à l’oeuvre, je le partage avec de nombreuses personnes. Mais celles-ci ont peur de l’évoquer, par crainte d’être taxées de gauchisme démagogique. Que ce soit Warren Buffett qui en parle permet en partie de passer outre cette accusation.

Plus largement : c’est toujours chez l’adversaire qu’on trouve les armes les plus contondantes. Citer Warren Buffett plutôt qu’Arlette, le Financial Times plutôt que l’Humanité Dimanche rend mon discours plus percutant. Avec une question : si même eux, gens et médias de droite, reconnaissent l’existence de la lutte des classes, pourquoi la gauche de gouvernement ne l’énonce plus ?

A la fin du livre, je cite un article du Financial Times de mai 2008, expliquant notamment que « l’inégalité de revenus a émergé comme une question politique hautement conflictuelle dans beaucoup de pays, pendant que la dernière vague de mondialisation créait une superclasse de riches ». Un article paru alors même que le PS adoptait une nouvelle déclaration de principe, aussi indolore qu’incolore. C’est révélateur.

Tu vis à Amiens, une ville ouvrière, depuis toujours, ou presque. Tu penses que ça joue dans ton analyse ?

Il ne faut pas se tromper : Amiens reste traditionnellement ancrée à gauche, mais la ville a changé, notamment à cause de la volonté de l’ancien maire, Gilles de Robien, de gentrifier le centre et d’y attirer les cadres. Mais je crois, en effet, qu’il existe un clivage essentiel entre les principaux pôles urbains français et le reste du territoire. La campagne et la grande majorité de la province sont des mondes sous-représentés, sans visibilité et qui n’exercent aucun pouvoir. Pourtant, ils existent.

Plus précisément : quand je viens à Paris, je ne rencontre pas d’ouvrier et je peux facilement croire que les usines ont disparu. Je pense que ce n’est pas sans influence sur le discours des médias et des politiques, qui résident ici dans leur grande majorité.

Il y a un oubli du monde réel ?

Exactement. Jaurès disait qu’il fallait « partir du réel pour aller à l’idéal », que c’était une nécessité politique. Aujourd’hui au Parti Socialiste, il n’y a plus ni sens du réel ni idéal. On peut prendre l’exemple de Peillon, que je cite longuement dans le livre : il a tenté de se faire élire dans le Vimeu, terre traditionnellement ouvrière, mais n’y a jamais habité, non plus qu’il n’a mis les pieds à la bourse du travail locale. Il n’a pas été élu, mais ça ne change pas grand chose : de toute façon, il truste sans cesse les médias. La démocratie médiatique a remplacé la démocratie représentative.

On pourrait citer Ségolène Royal aussi, qui a débuté très jeune sa carrière d’apparatchik, sous l’aile de Mitterrand. Au fond, le PS n’est plus rien d’autre qu’un parti d’apparatchik…

Pour revenir à Jaurès : il n’aurait jamais été si à gauche s’il n’avait pas fréquenté les ouvriers et mineurs de Carmaux. Ca lui a filé la rage, d’être aux côtés de ces gens. On est très très loin de Peillon, qui a pourtant écrit un ouvrage incroyable et illisible sur Jaurès, usant d’une grille de lecture philosophique totalement anachronique.

Tu démontres aussi comment a été gommée toute figure représentative du capital : si la lutte des classes semble obérée, c’est parce que l’adversaire n’est jamais nommé en tant que tel…

C’est frappant : on nous montre en permanence les vaincus, les victimes, qu’ils soient salariés en colère, licenciés économiques, etc… Mais il n’y a jamais personne pour dire que ce qui leur est pris profite à d’autres. Il y a pourtant un lien d’évidence, très logique, que les médias et les politiques s’emploient à rendre complexe. Ce n’est rien d’autre qu’un vaste enfumage.

Un exemple : au moment de l’annonce du plan Power 8 chez Airbus et de ses 10 000 licenciements, personne n’a dit qu’il s’agissait de délocaliser pour que Lagardère gagne davantage d’argent. Par contre, on a entendu qu’il fallait se caler sur Boeing ou que c’était un contre-coup de l’Euro. C’était des mensonges autant qu’une manière d’habiller les mots de coton, de départir la réalité de sa violence. C’est pour ça qu’il faut le dire et le redire : ce qui va en plus aux actionnaires est pris aux salariés. Toujours.

De même, quand Bernard Arnault, grand patron de LVMH et l’une des plus grosses fortunes françaises, voit son assemblée d’actionnaires troublée par l’intrusion de salariés sur le point d’être licenciés [4], il ne dit pas les choses, botte vaguement en touche. Quand, comme lui, on a pour soi la force des choses, on n’a pas besoin d’avoir en plus la force des mots. Le silence suffit.

Tu expliques aussi comment de faux coupables en viennent à être désignés…

Cet affrontement du capital et du travail est tellement habillé de mots et d’euphémismes que les victimes de la guerre des classes ne voient plus la massue qui s’abat sur elles et se cherchent d’autres responsables. Je cite Patrick Lehingue, professeur de sciences politiques à Amiens, qui explique qu’il « n’y a pas 40 façons, pour les gens, de classer en juste/injuste. Soit c’est le riche contre le pauvre (…), soit c’est le dedans contre le dehors, les Français contre les étrangers, les jeunes contre les vieux ». A partir du moment où la gauche abandonne le conflit principal, celui des classes, ce sont les conflits secondaires qui sont réanimés. Et la droite en joue à merveille, par exemple en opposant à propos de la question des retraites jeunes et vieux, salariés du public contre ceux du privé.

Chronologiquement, cette substitution des responsables se vérifie parfaitement : en 1983 Mitterrand abandonne la dialectique de classe, en 84 Le Pen se taille la vedette à la télé et cartonne à plus de 10% des voix aux élections européennes. Il y a un lien évident de cause à effet : les gens ne se disent plus qu’ils sont au chômage à cause des patrons, mais à cause de l’arabe qui bosse en bas de chez eux…

Le livre a été publié alors même qu’éclatait la crise financière. Elle conforte ton constat ?

Bien sûr. Pendant la crise, la guerre des classes continue. Alors même qu’il injecte des dizaines de milliards d’euros pour sauver les banques, le gouvernement procède en catimini au déremboursement de médicaments pour économiser quelques millions. C’est la même chose pour le travail le dimanche… On va utiliser la crise pour justifier les réformes, ce qui va contribuer à alimenter la guerre des classes.

Rien ne change, donc. Et le PS ?

Je constate qu’avec la crise, il passe une couche de vernis anti-libéral sur son discours. Il y a quelques jours, Ségolène Royal a osé déclarer : « Depuis le temps que les socialistes disent que le capitalisme va finir par s’auto-détruire, eh bien, nous y voilà . » [5] C’est faux, bien entendu : ni elle ni ses collègues ne l’ont jamais dit… De la même façon que Strauss-Kahn n’avait jamais dénoncé « l’anarchie financière » auparavant, qu’Hollande n’avait pas non plus pointé « la faillite du système libéral »…

Je note aussi que ce discours est à nouveau marqué de l’absence d’adversaires, qu’il reste englobant et généralisateur. Il fait surtout l’impasse sur la responsabilité de ceux qui ont installé le système en cause : la libéralisation est pourtant l’oeuvre de Bérégovoy, les privatisations ont été effectuées par Jospin… Et ceux-là même qui avaient contribué à mettre en place ce système, les Lamy, Minc ou DSK, prétendent maintenant qu’ils en avaient toujours été les adversaires. Je trouve cela très inquiétant, comme si ces gens se nourrissaient de tout et de son contraire sans jamais risquer de perdre leurs places.

C’est aussi lourd d’enseignement sur notre capacité d’amnésie…

Oui, c’est comme si l’absence de pensée du PS, sorte d’animal mou qui encaisse tous les coups (21 avril 2002, 29 mai 2005, 6 mai 2007), était complètement acceptée. Il y a une amnésie permanente produite par le système médiatique contre laquelle personne ne peut lutter. Un événement chasse l’autre. La crise financière aura largement fini de faire les gros titres dans trois mois, alors même que ses effets commenceront réellement à se faire sentir. La crise est aussi un produit médiatique.

Ton bouquin, tu le vois comment ?

C’est un livre écrit à la masse, au hachoir, qui ne fait pas de détails. C’est un livre fait pour cogner, pas pour proposer. C’est une arme, qui peut moisir dans les stocks de Fayard et ne plus en sortir ou bien aider des gens à formuler ce qu’ils pensent, ce qu’ils pressentent. J’espère que ce livre sera utile aux militants communistes qui s’interrogent sur Marie-Georges Buffet, laquelle ne prononce plus jamais les mots de lutte des classes, ainsi qu’à quelques socialistes et aux militants du Nouveau Parti Anticapitaliste.

Je voudrais souligner que c’est un livre populiste, aussi. Pas au sens où ils l’entendent, mais à celui qu’en avaient les démocrates américains : jusque dans les années 1970, ceux-ci opposaient le « little guy » au « big business », une rhétorique nommée « populiste », mais sans forcément de connotation négative. Au sens, aussi, qu’en donne Le Petit Robert : « Ecole littéraire qui cherche, dans les romans, à dépeindre avec réalisme la vie des gens du peuple. »

C’est très révélateur, d’ailleurs : dans les éditos de Jacques Julliard, dans la bouche des militants des Verts ou socialistes, dans la petite bourgeoisie culturelle, le mot populisme est devenu péjoratif après que la gauche ait abandonné la référence à la lutte des classes. Comme s’il s’agissait d’en faire une insulte créant un clivage politique entre les classes populaires et la petite bourgeoisie… Moi, j’assume : j’ai un discours très clivé sur les peuples travailleurs et les maîtres du Cac 40 et je le revendique !

Pour finir, on pense quand même avec son époque... Tu sais, j’avais 18 ans en 1993. Et ça a vraiment été le creux de la vague politique : c’était la fin du communisme, les socialistes se prenaient une déculottée et se noyaient dans les affaires, les grandes idéologies s’effondraient… A cette époque, tu étais un incroyable has-been si tu parlais du rapport capital-travail. Et en toute honnêteté, je n’aurais pas écrit ce livre alors, pas comme ça.

Quinze années se sont écoulées depuis, une nouvelle histoire peut s’écrire, des mots retrouvent leur sens et leur force. Et cette évidence d’une guerre des classes en cours, que pointe Warren Buffett, que je démontre à mon tour, c’est une intuition qui traîne maintenant dans bien des têtes. Il faut ne plus craindre de l’énoncer, de nommer les ennemis, pour bâtir une gauche décomplexée. L’occasion nous est offerte : ces jours-ci, les esprits mûrissent à vitesse grand V.

PUBLIE PAR ARTICLE11 :
http://www.article11.info/spip/spip.php?article154


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François RUFFIN
GoodYear, Continental, Whirlpool, Parisot-Sièges... Depuis dix ans, à travers la Picardie d’abord, la France ensuite, j’ai visité des usines de robinets, de pistons, de cacao, de lave-linge, de canapés, de chips ; de yaourts, avec toujours, au bout, la défaite. Ca m’a lassé de pleurnicher. Mieux valait préparer la contre-offensive. C’est quoi, leur grande trouille, en face ? Leur peur bleue ? Il suffit de parcourir le site du MEDEF. Ou de lire leurs journaux, Le Monde, La Tibune, Les (…)
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