Avant de parler du féminisme, citons deux femmes remarquables, elles marquèrent leur temps d’une empreinte qui perdure jusqu’à nos jours.
Fatima Al Zahra al Fihri, fille d’un savant de Kairouan émigré à Fez avait fondé grâce à ses propres deniers, provenant de l’héritage paternel dont elle disposait librement, la première université au monde [1]. En 859, était construite à Fez l’université de la Qaraouyine avec la cité universitaire attenante capable d’accueillir des centaines d’étudiants étrangers à la ville ou venant de plus loin, comme le futur pape Gerbert d’Auvergne plus tard investi sous le nom de Sylvestre II. Fatima Al Fihri avait légué des biens habous, gérés par des institutions religieuses, fours à pain et hammams, dont les revenus étaient destinés à l’entretien de l’université, de la cité universitaire, de l’habillement, des soins et de la nourriture des étudiants. Il est à noter que cette institution académique a fonctionné sans discontinuer depuis sa création jusqu’à nos jours, fait unique dans l’histoire.
La marquise du Deffand, d’une petite noblesse provinciale, une fois introduite dans la vie de cour de la Régence, tiendra le salon littéraire et scientifique le plus couru de son époque, fréquenté par toutes les célébrités du XVIIIe siècle [2]. Les encyclopédistes, hommes de théâtre, peintres, sculpteurs, tous les esprits brillants participaient à des échanges intellectuels intenses au cours de conversations élevées au niveau d’un véritable art. Belle, cultivée, de mœurs légères et très bon écrivain, par sa fonction de salonnière, elle a contribué à l’élaboration des ‘Lumières’.
Ces deux femmes appartenaient, chacune dans son univers historique et culturel bien distinct, à des classes sociales favorisées. Elles étaient libres de leur fortune, libres d’entreprendre l’aventure intellectuelle ou spirituelle qu’elles ont souhaité mener.
Jusqu’à très récemment, avant que le capitalisme occidental ne vienne dévaster l’ordre économique et social de façon très violente sous la forme d’une conquête et d’un assujettissement colonial, le mariage dans le pourtour méditerranéen et en particulier en Afrique du Nord était endogamique. Les cousins se mariaient entre eux. Ceci garantissait une double stabilité [3].
D’abord, la propriété agricole ne se divisait pas à l’infini et pouvait conserver une dimension d’unité de production viable. Ensuite, la fille mariée dans la famille était protégée par toute la parentèle, proche géographiquement, qui intervenait en cas de conflit entre époux.
Les mariages arrangés l’étaient pour les deux sexes, ils étaient congruents avec un ordre symbolique qui organisait la matrice sociale et obéissaient à un impératif économique qui structurait le groupe social dont l’activité était essentiellement agricole.
La question du féminisme est datée historiquement
Il a fallu que le capitalisme industriel commence à trouver très étroites les frontières et que les différentes nations européennes construites dans les guerres de religion pendant des siècles et dans le sang des conflits territoriaux plus tard soient en compétition pour des expansions impériales coloniales pour que la question féministe surgisse sous sa forme ‘moderne’. Edward Bernays dans son ouvrage Propaganda [4] narre comment le marketing s’est saisi de la question féminine pour accroitre les profits des fabricants de cigarettes. Il avait fait convoquer toute la presse pour une manifestation inédite et qui sera divulguée lors de la procession de Pâques en 1929 à New York. Au signal donné, des mannequins ont allumé leur nouveau flambeau de liberté, les femmes du monde ont été induites à consommer du tabac pour célébrer leur « liberté ».
L’égalité des droits entre hommes et femmes est devenue une revendication quand le capitalisme a effacé la division du travail entre les sexes
Cela s’est concrètement réalisé quand les usines ont été vidées de leurs hommes au cours de la boucherie de 1914-1918 et que les ouvriers partis mourir pour les banquiers et les industriels de leur ‘patrie’ furent remplacés par leurs femmes et leurs sœurs [5]. Chefs de famille, elles avaient à assumer un double travail, domestique et d’élevage des enfants avec celui fourni pour un patron contre un salaire toujours inférieur à celui accordé à un homme.
L’arrivée en masse des femmes sur le marché du travail a permis de déprécier celui-ci. Quand dans les années cinquante, un seul salaire faisait vivre une famille, depuis plus de trente ans, deux salaires y suffisent à peine puisque chaque ménage est contraint de s’endetter.
Pour quitter le monde des Idées et des luttes microscopiques cantonnées à des spécificités exotiques, il serait bon de rappeler quelques éléments d’histoire.
Capitalisme et mise en compétition « raciale »
Le capitalisme industriel nordiste étasunien a libéré des forces de travail considérables en abolissant l’esclavage. Il a constitué un sous-prolétariat noir qui est rentré en concurrence avec le prolétariat blanc en venant mordre à la marge sur le marché du travail.
Le patronat européen et en particulier français a procédé quasiment de la même façon. Par camions et cars entiers, il est allé quérir des Nord-africains dans des villages reculés où les engagés sont en bonne santé et illettrés [6].
Le pays exportateur faisant une bonne affaire avec un double gain. Il se débarrassait d’une partie de sa population active mâle adulte qui serait susceptible de vouloir poursuivre les guerres de libération coloniale en récupérant les terres confisquées par les colons. Il bénéficie du rapatriement des salaires gagnés chez l’ancien colon, ce qui pouvait correspondre à plus de la moitié des ressources en devises des pays en voie de perpétuel sous-développement.
Le patronat importateur d’ouvriers ‘indigènes’ y trouvait un double bénéfice.
L’acquis trivial est de payer moins cher l’OS (ouvrier spécialisé) qui ne parle pas la langue autochtone. Le deuxième consiste en l’organisation consciente et délibérée d’un antagonisme entre blancs et indigènes immigrés au sein de la classe ouvrière, trop bien protégée syndicalement. L’aveuglement des centrales syndicales par rapport à cet enjeu a fissuré très durablement le front de la lutte anticapitaliste pour l’émousser et l’amoindrir encore sous d’autres assauts, comme le financement de syndicats félons par des services de renseignements ultra-atlantiques.
La réponse à cette manœuvre de division aurait dû – devrait – consister à refuser le fractionnement entre ethnies (ou religions) face au système qui élabore l’émiettement des luttes.
Les dirigeants politiques des anciens pays colonisés doivent être tenus comme coresponsables de cette hémorragie humaine qui les démunit de ses forces vives et nourrit une catégorie de citoyens de moindres droits dans les pays receveurs. Aujourd’hui, l’accent est mis sur la limitation de l’émigration. En réalité, l’économie européenne s’effondrerait sans les travailleurs ‘sans papiers’, l’inexistence de contrôle dans le secteur du bâtiment et de la restauration est la preuve irréfutable de l’hypocrisie des dirigeants politiques qui ne sont en fait qu’un comité de gestion pour la classe possédante. Les haines interethniques sont alimentées par des discours xénophobes et des plus-values fantastiques sont engrangées par des transnationales qui ne paient ni charges sociales - travailleurs non déclarés - ni impôts – évasions et fraudes fiscales.
Dévoiler l’hypocrisie de la question du foulard « islamique »
L’apparition du recouvrement du cheveu chez les femmes musulmanes en Europe et en Occident de façon générale est secondaire à sa ré-émergence dans les pays musulmans [7].
Dès les débuts des années 1980, les jeunes filles ont porté le foulard dans les universités de Tunis, du Caire et de Rabat. Cette montée a été contemporaine de l’avortement des mouvements sociaux de la gauche laïque dans les différents pays méditerranéens musulmans. Le reflux de la contestation sociale sous sa forme laïque de gauche a été mondialisé, le renversement de Salvadore Allende par une dictature militaire au Chili en a été l’élément augural. Les disparitions et les emprisonnements des ‘gauchistes’ marocains à partir de l’année 1973 ont étêté la jeunesse marocaine de ses éléments les plus dynamiques en matière de projet social équitable et progressiste. Dans le même temps s’enregistraient les succès de la République islamique d’Iran. Les régimes oppressifs autocratiques ne pouvaient interdire la fréquentation des mosquées et bientôt le port de signes religieux visibles devenait une affirmation d’une contestation politique. Le port du foulard par les Tunisiennes ‘émancipées’ sous Bourguiba et par les Palestiniennes dans les territoires occupés est emblématique.
Ces deux phénomènes ont été sûrement plus déterminants dans le rejet de l’habitus moderne et considéré comme « occidental » que la non intégrabilité des femmes d’ailleurs dans le contexte européen. Au contraire, à ces filles et à ces femmes, l’insertion sociale a été plus facile que pour leurs frères ou maris. D’une façon apparemment paradoxale, la France patriarcale et raciste s’est montrée plus discriminatoire vis-à-vis des hommes d’origine extra-européenne ou dont les parents proviennent des ex-colonies au niveau de l’emploi que vis-à-vis de leurs femmes ou de leurs sœurs.
La perte en Europe de l’ennemi communiste avec ladite chute du mur de Berlin, la résistance palestinienne, la résistance libanaise soutenue par le Hezbollah sont quelques facteurs parmi ceux qui ont déterminé la construction de la doctrine politique de l’entité hégémonique d’un Islam désormais identifié au terrorisme et ennemi de la Civilisation [8].
Les musulmans en Europe ne sont que les victimes secondaires et accessoires de cette scénarisation.
Imaginer que le port du foulard serait une réponse protestataire jetée à la face du patriarcat blanc et raciste est un contresens absolu. C’est renvoyer la femme musulmane à un rôle subalterne de femme dépitée qui n’a d’autre ressort existentiel que d’être une identité en creux, en négatif, une anti-quelque chose. C’est lui porter le plus grand des mépris, à elle et à la culture et la spiritualité qui l’animent, la définissent et la comblent.
Quand une femme musulmane se retranche dans son vêtement et se soustrait à la nudité, c’est pour s’appartenir à elle-même. Son geste pourrait être de dire mon corps n’est pas une marchandise, mais cet implicite ne s’adresse pas spécifiquement à l’homme blanc ! Il n’est pas non plus un acte de soumission à une prescription patriarcale. C’est un comportement de pudeur qui n’est pas réservé au sexe féminin [9].
L’affirmation de l’identité culturelle et spirituelle se suffirait à elle-même mais dans le contexte du capitalisme actuel uniformisant, sénescent, prédateur et meurtrier, elle constitue en fait un acte de résistance.
Ritualismes formels et émancipation réelle
L’islam n’est pas seulement l’accomplissement de quelques rites et l’observance de quelques règles. Il va bien au-delà, il implique une éthique sociale qui exclut deux fondements du capitalisme, le prêt avec intérêt et la spéculation, dénoncée comme jeu de hasard [10].
Avec l’inscription de ces deux interdits absolus dans une future Constitution, l’activité humaine reprend ses droits sur le jeu spéculatif et ses destructions irréversibles de la planète et de l’humanité.
En cela, l’islam est un très grand danger pour les sociétés occidentales déliquescentes et dans le même temps, leur grande chance.
Nous sommes à une période où les identités nationales se perçoivent comme troublées. En Europe, elles mettent en avant les afflux de couches successives d’immigration ‘non européennes’ au point que l’exécutif au pouvoir entre 2007 et 2012 en France a créé un ministère de l’immigration et de l’identité nationale. La menace ressentie qui porterait sur un universel républicain, très monétisée électoralement et amplifiée par les organes de propagande que sont les médias de masse, a au moins une triple origine.
La visibilité des post-coloniaux sur la scène publique est marquée par un accoutrement vestimentaire par lequel ils se signalent. Le turban sikh et le foulard des femmes musulmanes étaient peu repérables dans les rues il y a trente ans. L’écrasante majorité des femmes et des filles voilées ont eu des mères qui ne l’étaient pas.
L’incompressible chômage en expansion dans les pays du Nord assorti d’une croissance impossible résultant d’une globalisation de l’économie dérégulée désespère une partie de la population à laquelle est désigné le bouc émissaire idéal, différent dans son apparence et peut-être dans son essence.
Enfin, les particularités nationales sont progressivement effacées d’une part sous l’intégration de 28 unités disparates dans le carcan européen et d’autre part sous l’hégémonie étasunienne économique et culturelle qui impose son universalité : jeans, la boisson gazeuse noire, films hollywoodiens, ses chaînes de nourriture rapide.
Ces causalités se croisent et s’enrichissent les unes les autres
Non seulement l’immigré, et la femme immigrée de surcroît, ne trouve pas de réponse dans le répertoire des propositions politiques et sociales offertes, mais pas non plus le sujet autochtone. Ce qu’il est convenu d’appeler la Crise n’est pas seulement financière car elle affecte et met en péril la survie de l’espèce humaine en détruisant tous les liens sociaux et en rendant invivable la planète. Elle appelle de chacun de nous un effort, un ‘ijtihad’ pour reformuler non seulement une grille de lecture universelle mais des outils de résolution de cette impasse capitaliste qui s’alimente de l’intérêt et de la spéculation [11].
La compréhension du social uniquement au travers d’analyses interethniques, diasporiques et inter-communautaires restreint dramatiquement le réel, même si elles sont légitimes en cette période de reviviscence des mémoires coloniales et de l’esclavage [12]. Elle l’ampute des instruments nécessaires pour le transformer.
Angela Davis, la figure de proue du mouvement de libération des Afro-américains consacre son temps à la cause des pensionnaires de prisons étasuniennes qui dans leur écrasante majorité sont noirs, jeunes, innocents et exploités car travaillant pour un salaire d’esclave pour de grandes firmes transnationales. C’est bien la nécessité pour le capitalisme d’une main d’œuvre quasi-gratuite logée dans des prisons construites et gérées par des firmes privées mais payées par l’impôt qui stabilise la situation inférieure des Afro-américains, hommes ou femmes. Un Noir américain sur neuf âgé entre 15 et 40 ans est détenu dans une prison [13].
Le motif principal de l’incarcération est lié au trafic ou à la consommation de drogues illicites. Le système est particulièrement pervers à cet égard. L’usage de la drogue avait été introduit par les services de renseignement et de sécurité dans les ghettos noirs et parmi les mouvements des Black Panthers pour les neutraliser et les criminaliser. La CIA finance ses actions secrètes par le commerce qu’elle fait des drogues illicites. Une situation analogue a été observée dans les banlieues en Europe et en France. La drogue a été diffusée, offerte au moment de la prise de conscience de celles-ci et de l’élaboration des mouvements et des marches pour l’Égalité.
La catastrophe imminente qui vient excède les communautés, elle affecte l’humanité entière. Il est donc urgent de ne pas limiter le débat politique à des revendications exclusivement ethniques et identitaires ou catégorielles (« genre », « orientations sexuelles », etc.).
Depuis quarante ans, la contre-révolution conservatrice, et donc objectivement de droite, a prospéré en cultivant en particulier (mais pas seulement) deux champs. Le premier a consisté à confondre le communisme et les conquêtes sociales sans précédent auxquelles il a donné lieu dans le monde avec le totalitarisme et l’hitlérisme, réduisant même la révolution de 1789 et l’abolition des privilèges à une simple Terreur. Tout cela dans une ambiance de moralisme permettant de camoufler les questions sociales, les rapports de forces internationaux et les questions de classe. Le second a entretenu la focalisation sur des luttes partielles, en particulier celles des minorités ethniques et sexuelles en faisant abstraction du contexte global de leur oppression.
De nombreuses autres diversions furent proposées et parmi elles, l’écologisme ou le capitalisme vert. Toute lutte locale émancipatrice est la bienvenue. Elle doit être ancrée dans une ambition plus vaste de libération universelle.
Parmi elles, se préoccuper de l’émigré sans-papier provenant des ex-colonies est une expression concrète de solidarité avec des sans-droits tout en étant une mise à nu de la perversion du système capitaliste. D’un côté, les politiciens dénoncent un excès d’immigration qui dilue l’identité, d’autre part, ils évitent de contrôler en réduisant le nombre des inspecteurs de travail dans les secteurs économiques qui les emploient à moindre coût amputé des contributions sociales obligatoires.
Sans le transfert de richesses des pays pauvres vers les pays riches, l’émigration économique et bientôt de plus en plus liée aux bouleversements environnementaux induits par les pays du Nord serait infime et imperceptible.
Les résidents des pays du Nord, indépendamment de leur origine, profitent des flux financiers qui appauvrissent l’Afrique en particulier par le mécanisme de la dette [14]. Ils bénéficient encore des conquêtes sociales qui assurent aux plus démunis un minimum de revenus et de couverture maladie.
En tout premier lieu, les Européens d’origine africaine s’ils veulent se placer dans une perspective anti-impérialiste se doivent de dénoncer les spoliations financières et le pillage des matières premières qui entretiennent le circuit de renforcement de l’émigration économique. Même relégué dans une banlieue ghetto, bénéficiant du RSA et de la CMU, un ‘indigène’ de la république tire avantage d’une électricité peu chère car Areva assure son approvisionnement en uranium au Niger en soutenant une guerre au Mali.
Badia Benjelloun, médecin. Été 2013.