Les Français se mettent aujourd’hui au kidnapping - "séquestrant" leurs patrons en leur assurant, toutefois, confort et sécurité - pour protester contre les injustices économiques.
Voici comment ça marche : un cadre d’entreprise - le PDG, s’il faut - se présente devant un groupe de salariés, les mains jointes, pousse de grands soupirs, puis, sur un ton de regret mielleux, explique qu’il va falloir réduire les effectifs pour répondre aux exigences de la crise économique (comprendre : la sauvegarde des bénéfices malgré la récession économique).
Les salariés, en colère, s’emparent prestement du patron. Ils l’enferment dans son bureau, barricadent la porte, le nourrissent de baguette-café noir, et exigent des propositions équitables. Une sorte de prise de la Bastille soft, quoi.
Et, incroyable, ça marche. Il y a quelques semaines en arrière, c’est exactement le scénario qui s’est déroulé à FM Logistics Co. à Woippy en France, où 125 salariés sont entrés en force dans une réunion de 5 directeurs d’entreprises et ont pris en otage ces pauvres bougres pendant une journée. Au moins 475 travailleurs de FM Logistics, filiale de Hewlett-Packard Co, étaient menacés de "licenciement économique", HP projetant de délocaliser son usine d’emballage pour imprimantes sur un site en Malaisie où les coûts salariaux sont moins importants.
En un mois, dans toute la France, il y a eu plus d’une dizaine d’incidents de ce genre, avec pas moins de 5 PDG de grandes entreprises qui ont été, comme le disent les Français avec l’assurance pleine de délicatesse qui les caractérise, "séquestrés". A chaque fois, les patrons séquestrés ont été bien nourris et bien traités (même si, parfois, ils ont été, hélas, obligés de dormir par terre).
J’ai appelé ma famille en France (où habitent mon ex-compagne et notre fille) pour avoir les impressions locales sur ces scandales.
"La plupart des gens sont pour", m’a expliqué mon ex-femme, "à cause des inégalités - l’inégalité entre les riches qui se remplissent les poches et le reste de la population qui trinque".
J’ai envoyé un mail à sa belle soeur, une enseignante, qui m’a répondu en disant : "Ces séquestrations de patrons sont, apparemment, non-violentes la plupart du temps, et cela ne me choque pas vraiment. Les salariés sont complètement désespérés et je ne leur reproche pas d’exiger qu’on les écoute, si personne n’est brutalisé" (elle ajoute qu’elle connaît un chef d’entreprise dans le Sud de la France qui a mis dans son bureau un sac de couchage et de quoi manger, au cas où).
A minuit, l’entreprise avait fait volte face, promettant, d’après l’agence Reuters, "de nouvelles propositions sur le plan de licenciements".
L’agence cite un de ceux qui ont participé à la séquestration des patrons : "Nous en avons ras le bol. Cela fait un an que nous négocions, si on peut appeler ça des négociations, et nous n’avons pas réussi à nous faire entendre."
A l’usine de produits pharmaceutiques 3M de Pithiviers, à environ 80 kms de Paris, les salariés ont explosé quand ils ont entendu que 110 d’entre eux allaient être licenciés. Il ont entouré le directeur et l’ont poussé dans son bureau, où il a été pris en otage pendant 24 heures, le temps que 3M accepte de reprendre les négociations.
Et puis, au mois de mars, le PDG de Sony France était enfermé dans son bureau par les employés qui avaient barricadé les portes et les fenêtres avec des troncs d’arbres.
Le 1° avril, des ouvriers de l’usine Caterpillar à Grenoble prenaient quatre cadres d’entreprise en otage.
Un sondage cette semaine révèle que 45% des Français approuvent les séquestrations de patrons, contre 7% qui les condamnent. Un second sondage montre que 55% des Français pensent que l’"action radicale" est justifiée dans les circonstances actuelles, et 65% estiment que le "boss-snapping" (kidnapping de patron) devrait être dépénalisé. Et ce qui est peut-être le plus fascinant, c’est que les autorités suivent : dans la plupart des cas, elles renoncent à entamer des poursuites contre les kidnappeurs.
C’est génial de voir tout ça et encore plus génial de savoir que ma fille est élevée dans la grande tradition française de semer la pagaille.
Cette coutume remonte à la Révolution Française (le signal de ralliement étant : Liberté, Egalité, Fraternité) à la Commune, la Résistance, aux "Soixante-Huitards (en français dans le texte) qui ont fait trembler la République.
C’est un pays où, il y a deux semaines, les pêcheurs bloquaient l’accès aux ports de Calais, de Boulogne et de Dunkerque avec une flottille de 500 bateaux dans ces principaux ports du Nord de la France (Ils protestaient contre les quotas de pêche de l’Union Européenne décidés en haut lieu pour favoriser les grandes entreprises soutenues par l’UE). Le gouvernement a répondu au blocage en leur accordant 66 millions de dollars de prêts pour leur permettre de surmonter la crise actuelle.
En janvier dernier, plus d’un million de grévistes descendaient dans la rue pour protester contre la politique du gouvernement qui, apparemment, favorise les grandes entreprises et les intérêts particuliers au détriment des citoyens ordinaires (ça vous rappelle quelque chose ?). Pratiquement toute activité avait cessé dans le pays : les vols étaient annulés, le métro parisien paralysé, les trains immobilisés, les écoles, les tribunaux et les bureaux de postes fermés.
Quand, récemment, le président français Nicolas Sarkozy s’est rendu dans la petite ville de Châtellerault, il a été accueilli non pas par des troupeaux de moutons bêlants, comme on le voit aux Etats-Unis, mais par des milliers de manifestants qui ripostaient aux gaz lacrymogènes dont les aspergeait le cordon de police qui protégeait le président en lançant des oeufs.
Il y a des raisons au fait que les Français bénéficient de la meilleure couverture santé au monde (selon les chiffres de l’OMS), aux indemnités chômage parmi les plus élevées, à un système scolaire gratuit, aux horaires de travail hebdomadaire parmi les plus courts et à la meilleure productivité des pays développés.
Ils font du raffut, ils se rassemblent dans les rues, ils séquestrent les patrons, parfois ils mettent le feu, dressent des barricades dans les rues, détruisent des infrastructures (comme cela s’est produit récemment avec les sabotages du rail).
Sheldon Wolin, professeur émérite de sciences politiques à l’université de Princeton, qualifie ces manifestations de citoyens de "désordre qui a toujours été la marque d’une démocratie dynamique" - et en disant "démocratie", un terme qui ne veut plus rien dire, il se réfère à ce qu’il signifiait à l’origine : le gouvernement et la résistance de cette engeance mal dégrossie que les Grecs appelaient "demos", à savoir le peuple lui-même.
Dans son livre dérangeant, "Democracy Incorporated", publié l’an dernier, Wolin, qui était pilote de bombardier pendant la Seconde Guerre mondiale, déplore que le désordre aux Etats-Unis soit en déclin constant depuis les années 60, déclin facilité par l’envergure de plus en plus grande qu’a prise l’appareil capitaliste antidémocratique - avec des élections parfaitement orchestrées où l’argent coule à flots, un Congrès infesté par les lobbys, une présidence impériale, une justice de classe et (non des moindres) les médias - qui encouragent la docilité, la dépolitisation et le renoncement à la participation.
"Une des raisons pour lesquelles les années soixante continuent d’être la cible favorite des néocons et des néolibéraux", écrit-il dans Democracy Incorporated, "c’est qu’elles ont représenté une décennie d’éducation politique populaire unique dans l’histoire récente des Etats-Unis. Les sujets qui revenaient le plus souvent étaient le racisme, la politique étrangère, le pouvoir des entreprises, les études supérieures et les problèmes environnementaux - chacun dans une forme ou dans une autre ayant un rapport avec l’élitisme."
Ce que Wolin explique c’est peut-être une énorme évidence : quand il y a des manifestations aux Etats-Unis aujourd’hui - et ils ne le font pas souvent (à la veille de la guerre contre l’Irak, il y avait plus de monde dans les rues en France que dans l’ensemble des Etats-Unis) - tout est fait pour qu’on n’ait pas à écouter les manifestants, ou plutôt, tout est fait pour que, commodément, on n’entende pas le bruit qu’ils font. Le but étant, bien sûr, d’"isoler la résistance démocratique, d’empêcher la société d’entendre les voix dissidentes et de précipiter le processus de dépolitisation", écrit Wolin.
Les Américains, semble-t-il, sont doués pour la dépolitisation, et, de toute évidence, nuls pour séquestrer des patrons.
Christopher Ketcham
ARTICLE ORIGINAL
Enraged About Corporate Greed ? Kidnap Your Boss - AlterNet
http://www.alternet.org/story/139052/enraged_about_corporate_greed_kidnap_your_boss/
Traduction et notes annexes : Des bassines et du zèle http://blog.emceebeulogue.fr/ pour le Grand Soir http://www.legrandsoir.info
Notes :
1) Avertissement : Attention, ce tableau des luttes en France peut sembler plutôt idyllique, évidemment, surtout actuellement, mais il faut le replacer dans le contexte.
Vues de loin, par un progressiste aux Etats-Unis, où la population, sans conscience politique, est depuis longtemps anesthésiée par les discours mensongers et la propagande des médias dominants, nos luttes semblent farouches et exemplaires.
Vues de loin.
2) Aux Etats-Unis, les manifestants sont parqués dans ce qu’ils appellent des "free speech zones" http://en.wikipedia.org/wiki/Free_speech_zones-, "espaces de liberté d’expression", instaurés sur certains campus, autour de grandes salles de meetings ou sur le passage d’un cortège officiel.
Ces zones existaient avant l’ère Bush mais le phénomène s’est amplifié, en particulier quand le gouvernement a décidé d’envahir l’Irak.
M. Bush n’aimait pas qu’on conteste sa politique.
Ce phénomène, semble-t-il, est bel et bien parvenu jusqu’à nous, d’ailleurs.
Moins les gouvernements écoutent le peuple, moins ils veulent l’entendre - et le voir.