Comment définiriez-vous le féminisme ?
Elsa Dorlin. C’est un mouvement politique et intellectuel bien antérieur au mot lui-même. Il mérite que l’on en restitue la complexité, l’historicité – les temporalités qui le traversent, les courants intellectuels qui le composent et les agendas militants qui peuvent l’animer. Trois éléments à mon sens peuvent toutefois le caractériser. Premièrement, la tradition intellectuelle et politique du féminisme a toujours questionné la distinction habituelle entre le théorique et le pratique, en considérant que la pratique est riche de pensées.
À l’inverse, la réflexion est une pratique en soi. Le féminisme s’inscrit deuxièmement dans une tradition de luttes, avec en ligne de mire le renversement de l’ordre établi. Historiquement, les féministes ont été considérées comme révolutionnaires (mais aussi parfois contre-révolutionnaires à certaines époques).
Le féminisme questionne enfin la distinction entre le personnel et le politique. Avant-gardiste, ce mouvement analyse la domination non pas comme relevant du vécu individuel ou d’une faille psychologique, mais toujours comme un rapport matériel qui a des intérêts économiques et des effets symboliques et idéologiques sur toute la société.
Le féminisme est un mouvement incarné – il ne se vit pas à l’abri du tumulte de l’histoire sociale mais il bouleverse aussi la vie dans ce qu’elle a de plus prosaïque : le corps est politique, l’amour, la sexualité est politique, nettoyer la table et ramasser les chaussettes sales est politique !
En tant que philosophe, comment avez-vous fait le lien avec les études féministes ?
Elsa Dorlin. La philosophie est l’une des disciplines parmi les plus conservatrices, masculine et souvent antiféministe, elle est aussi et en même temps l’une des cultures de pensée les plus subversives. Cette matière est une merveilleuse boîte à outils. Avec elle, il est toujours possible de revisiter des questions ou objets qu’elle avait elle-même tendance à idéaliser ou à mettre de côté, d’inventer des manières de questionner le monde inédites.
Il faut aussi rappeler qu’il existe de nombreuses traditions philosophiques hétérodoxes qui ont toujours cultivé cet esprit créateur, qui menace et mine la pensée dominante. Au XVIIe siècle, est né un courant de philosophie féministe qui rassemble des pensées critiques puissantes et novatrices.
Mes premiers travaux de recherche ont justement porté sur ces philosophes qui ont défendu et même démontré l’égalité des sexes. Je pense au cartésien François Poullain de La Barre (1647-1725), mais aussi à Gabrielle Suchon (1632-1703), mise au couvent de force à Semur-en-Auxois, elle s’en échappe et part à Rome demander au pape d’être libérée de ses vœux.
Aristotélicienne autodidacte, génie méconnue, elle rédige deux traités de philosophie de plus de mille pages chacun d’une érudition impressionnante où transperce sa rage. « Il vaut mieux que les femmes soient spirituelles et censurées, plutôt que rampantes et avoir l’approbation des hommes », écrit-elle en 1693.
Dans la suite de mes recherches, j’ai plutôt travaillé sur la philosophie contemporaine héritière du marxisme et la pensée féministe actuelle. C’est en particulier via la culture de la gauche américaine universitaire que j’ai pu faire la liaison entre Louis Althusser et Judith Butler, qui est probablement l’une des philosophes contemporaines les plus brillantes. Militante féministe, elle est aussi très engagée dans la lutte pour la liberté du peuple palestinien.
La théorie du genre est-elle récente en France ?
Elsa Dorlin. La « théorie du genre » n’existe pas. Cette expression a été inventée de toutes pièces par les détracteurs des études de genre.
À l’origine, le terme « genre » est élaboré par la médecine ; il a ensuite été réapproprié et redéfini par la sociologie anglaise des années 1970 pour désigner la construction sociale du masculin et du féminin.
C’est bien cette attention portée à l’histoire des normes, des valeurs, des identités, des incitations-injonctions et des interdits qui nous produisent comme des sujets sociaux « hommes » ou « femmes » – via l’éducation, la socialisation, mais aussi les représentations sociales communément partagées –, qui marque la naissance des recherches sur le genre.
Les études de genre ou sur le genre existent en Amérique du Nord et du Sud, comme en Europe ou en Asie depuis près de quarante ans.
C’est un champ très institutionnalisé en Europe : en France, en Hollande, en Allemagne, en Suède, en Italie… Les études de genre ne sont donc pas une importation « étrangère », une « mode » ou le signe avant-coureur de la fin du monde. Les récentes polémiques sur l’introduction de la théorie du genre dans les manuels de sciences de la vie et de la terre (SVT) ou encore la création par la droite ultra-conservatrice de l’Observatoire de la théorie du genre doivent être analysées comme des manipulations, animées par des lobbys réactionnaires et conservateurs, ceux-là mêmes qui sont à la tête de la protestation contre le « mariage pour tous ».
En prétendant que la « théorie du gender » vise à détruire la différence des sexes via une stratégie de prosélytisme en milieu scolaire, il s’agit d’effrayer l’opinion en jouant sur des penchants dangereux : l’homophobie, l’anti-américanisme primaire et surtout l’anti-intellectualisme.
Quels sont les fondements des études de genre ?
Elsa Dorlin. Les recherches universitaires sur le genre sont transdisciplinaires (sociologie, histoire, biologie, philosophie, littérature, histoire de l’art ou science politique…).
On étudie un rapport de pouvoir, un rapport de domination et d’exploitation qui légitime des inégalités sous couvert de différences entre les individus. Il est essentiel de travailler sur les femmes, mais aussi sur les féminités, sur les hommes, sur les masculinités, sur les corps et la naturalisation de faux antagonismes (comme entre « hétérosexuels » et « homosexuels »).
De ce point de vue, la question du genre peut être utilisée comme une métaphore du pouvoir en général : comment s’exprime-t-il et s’incarne-t-il de manière « genrée » ? Des analogies, plus encore des généalogies peuvent être établies avec le rapport de classe et la question du racisme.
D’après vous, le racisme, l’idéologie libérale
et le sexisme devraient donc être pensés
dans un même mouvement…
Elsa Dorlin. Je m’intéresse tout particulièrement au lien entre les antagonismes de classe, le racisme et le rapport de genre.
Ces trois notions s’entretiennent les unes les autres. Par exemple, déconstruire les normes dominantes de la féminité, les diktats de la mode ou les injonctions des sociétés de consommation implique une analyse précise du néolibéralisme comme des normes esthétiques et morales héritières des cultures postcoloniales.
La quintessence de la féminité contemporaine est occidentale, blanche, jeune, hétérosexuelle, sans handicap (y compris en termes de poids) et économiquement solvable !
On ne peut pas travailler sur le genre de façon isolée. L’un des exemples récents de cette imbrication des rapports de pouvoir est les différentes « affaires du voile » en France. Or, cette situation d’imbrication peut avoir des conséquences catastrophiques sur les mobilisations et les mouvements sociaux.
L’enjeu n’est donc pas seulement théorique mais aussi politique : comment lutter ensemble aujourd’hui ?
Elsa Dorlin. Au moment de la loi de 2004 sur l’interdiction du voile à l’école, par exemple, on a assisté à une violente scission au sein du féminisme puisqu’une partie du mouvement a soutenu la loi, considérant que cela permettait de protéger les femmes contre ce que d’aucuns considéraient comme le paroxysme du sexisme : l’islam ; tandis que d’autres jugeaient cette loi comme éminemment raciste : au nom de la liberté des femmes, on stigmatisait l’ensemble d’une communauté.
Le débat n’est toujours pas clos.
Toute la difficulté est non seulement de penser ensemble les rapports de pouvoir, mais surtout de ne pas faire des engagements politiques qui en découlent des combats ennemis.
Dans le cas des législations sur le voile, si on dénonçait une loi pour son sexisme, on était raciste, et si on critiquait une loi pour son racisme, on était sexiste…
Poser ainsi les termes du débat piégeait tout le monde.
Dans un contexte nationaliste et impérialiste de lutte contre le terrorisme et de chasse à l’étranger, le féminisme a fini par devenir le porte-drapeau des régimes sécuritaires de l’Occident triomphant. Il y a donc urgence pour le mouvement féministe à repolitiser le débat et à s’internationaliser.
En quoi consiste cette repolitisation
de la cause des femmes ?
Elsa Dorlin. Après les attentats du 11 septembre, beaucoup de travaux ont montré comment l’intervention en Afghanistan a été légitimée au nom de la libération des Afghanes et comment la question du droit des femmes a été une rhétorique employée par l’administration Bush pour s’autoriser militairement et moralement à violer les accords internationaux.
La question de la pénalisation de l’homosexualité a aussi servi de caution à certaines interventions. La guerre contre le terrorisme devenait juste et justifiable sur le dos des minorités. Cela s’est reproduit en Irak, en Libye, au Mali…
Vis-à-vis des pays du Sud, qui plus est musulmans, s’offusquer de la condition féminine est devenue une pratique occidentale créant une entité « Occident » pouvant se prévaloir d’une civilisation respectueuse du droit des femmes.
Mais qu’en est-il des politiques d’égalité en « Occident » ? Comme si les droits et libertés étaient liés à une téléologie et non à des combats menés de haute lutte. Tout cela relève de ce que Roland Barthes qualifiait de mythologie ! Une fable dépolitisée et dépolitisante.
Cette rhétorique a été relayée par une partie du mouvement féministe qui, pour partie, a renoué avec une tradition ancienne des mouvements féministes coloniaux du XIXe en Europe. Ces derniers ont noué des rapports de solidarité avec les politiques impériales, au nom de la libération des femmes « indigènes ».
Cela ne veut pas dire que les féministes étaient racistes, mais cela signifie que ce courant féministe a pu être partie prenante dans la colonisation. Il est toujours important de montrer qu’il n’y a pas eu un seul féminisme.
Il y a un féminisme colonial, catholique, socialiste, marxiste, libertaire, islamique, écologique.
Comment situez-vous les questions de sexualité dans le courant féministe ?
Elsa Dorlin. Pour une partie des féministes, les questions de sexualité ne font plus partie de leurs problématiques ou agendas de façon positive.
Or, le genre et la sexualité sont indissociables car la sexualité est une pratique sociale, qui produit des corps et des identités « hétéro-normées », mais aussi une pratique, une éthique de soi.
On parle ici d’une normativité qui force les individus à se construire dans un antagonisme de genre (tout ce qui est masculin est le contraire du féminin et inversement), à advenir comme des individus, c’est-à-dire comme des hommes ou des femmes qui ne désirent que leur « opposé ».
La sexualité est la trame sociale, historique et charnelle de cette injonction continuelle, omniprésente et souvent violente dans et contre laquelle nous expérimentons d’autres modalités d’existence.
Il faut donc être vigilant à ne pas réduire la sexualité aux seules questions de contraception et d’avortement – questions fondamentales évidemment – ou même de nudité. Cela revient à faire l’impasse sur des traditions féministes qui ont montré que la sexualité était éminemment politique, et que si elle peut être le creuset de l’oppression, elle est ce par quoi il était possible de s’émanciper.
Ainsi, la pensée féministe a souvent fait le constat que les pensées révolutionnaires ignoraient la question de la sexualité et que les mouvements de libération sexuelle ignoraient le féminisme !
Ce constat s’est traduit par une réflexion, toujours ouverte, sur ce que voulait dire une révolution sexuelle féministe.
Certains considèrent le féminisme comme
un mouvement en déclin. Qu’en pensez-vous ?
Elsa Dorlin. Quelles que soient les époques, on a toujours taxé les féministes d’arriver trop tard, c’est un lieu commun de l’antiféminisme.
Cela suppose d’ailleurs de réduire le féminisme à un combat pour des droits. Bien sûr, l’égalité des droits a été et continue à être un combat long et difficile mais le féminisme n’est pas réductible à une revendication de droits.
C’est un mouvement qui a toujours pour ambition de réformer, voire de révolutionner la société. C’est un combat d’actualité, mais les inégalités de fait qui s’éternisent montrent aussi qu’il est vital de restaurer un rapport de forces et de consolider les solidarités entre les mobilisations et les courants.
Entretien réalisé par Ixchel Delaporte.