Surprise, j’aperçois Jojo le Gilet Jaune qui s’est exfiltré aussi, tout seul comme un grand prévoyant qui veut ménager ses poumons. La rumeur dit qu’il y a du cyanure dans les gaz. Il est avec une fille, allure sportive, épaule tatouée, clope roulée, 20 piges, à vue de nez. Elle me dit son prénom : Rita. Ouais, un pseudo, je subodore.
– Tu tombes bien, me dit Jojo, on jouait à trouver des éléments de langage pour passer pour un con ou un salaud en public. On imagine qu’on est invités chez des amis et, avant de passer à table, la flute de blanquette de Limoux en main, on dit, on dit, heu, tu vas voir.
Ils ont noté sur un bout de papier. Rita lit à haute voix en prenant une voix d’idiote :
– les gilets jaunes sont trop violents,
les centres villes sont pris en otage,
les commerçants sont au bord de la faillite,
Steve est« tombé » dans la Loire alors qu’il n’y avait même pas de charge policière,
l’enquête en cours déterminera les circonstances de l’accident,
je fais confiance à la Justice de mon pays,
je respecte la présomption d’innocence pour les policiers
le téléphone de Steve ne bornait plus une heure avant la charge des policiers,
va savoir s’il n’était pas bourré ou drogué,
Zineb Redouane n’a pas été tuée à sa fenêtre par une grenade, elle est morte à l’hôpital pendant qu’un chirurgien l’opérait.
Jojo avale une bonne goulée de bière et s’esclaffe. Je commande un demi au serveur qui passe à proximité et qui ne semble pas réjoui plus que ça de voir attablés des individus porteurs de gilets jaunes. Rita reprend, la diction et les mimiques de plus en plus idiotes.
– les gilets jaunes sont
d’extrême gauche,
d’extrême droite,
récupérés par La France Insoumise,
antisémites,
anti-migrants,
misogynes,
violents
fumeurs de clopes,
manifestants sans autorisation,
incendiaires,
casseurs,
consommateurs de diésel,
énergivores,
complotistes,
manipulés par les Russes.
Elle fait une pause pour boire dans le verre de Jojo. Elle me demande, avec un mouvement du menton :
– Tu peux en ajouter ?
– Oui, Bon, voyons,
C’est la Peste brune,
ils ne savent pas ce qu’ils veulent,
il faut faire appel à l’armée,
le mouvement s’essouffle,
ils font des bouchons aux ronds-points, ces cons-là,
Macron les a compris,
pourquoi ils s’attaquent aux vitrines des banques ?
les LBD sont indispensables,
la police fait preuve de modération,
ils ne respectent pas les symboles de la République,
ils font fuir les touristes sur les Champs-Elysées,
ils ruinent notre économie,
il faudrait leur supprimer le RSA,
ils ont brûlé une effigie du président, c’est grave,
la Justice est indépendante.
Ha ! Ha ! Elle rit, Jojo aussi, et moi aussi. Le garçon apporte mon demi, je prends le verre et je me dessine une moustache de mousse.
-Si ça ne vous dérange pas de me payer tout de suite ? dit le serveur.
Il jette un œil inquiet vers le bout de la rue d’où déboulent une douzaine de gardiens de l’ordre, de la sécurité, de la République et de la liberté. Il se demande si on aura le temps de finir nos consos.
On se lève, calmes comme des qui auraient fait ça toute leur vie, on prend nos verres et on rentre dans le café.
Jojo, qui parle couramment le langage de la poulaille suggère :
-A priori, il faudrait fermer votre établissement pour qu’ils n’entrent pas tout casser.
J’ajoute :
– Je crois a posteriori qu’il a raison.
– Moi aussi, subséquemment et nonobstant, conclut Rita qui aime bien les mots flicards qu’elle ne comprend pas.
Le garçon obtempère, il nous pousse vers le fond de la pièce, derrière un paravent. On se marre en voyant passer les monstres, mi-vautours, mi-taureaux.
Nous, on est des lions mais, là, ça ne se voit pas bien.
Vincent MORET
(Fiction).