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Dire ensemble la condition des classes populaires et des migrants (1)

Nous tentons, autant qu’il est possible, d’éviter les entretiens liés à la parution d’un livre. Frédéric Lordon est de retour en librairie ; de ce nouveau livre, il ne sera donc pas question. C’est que nous avions à l’esprit de revenir à ses côtés sur deux décennies de parutions et d’interventions dans l’espace public.
Ballast.

L’économiste régulationniste — spécialiste des crises financières, des manœuvres boursières et de l’euro — est devenu philosophe spinoziste, et ce dernier s’est imposé comme l’une des figures de l’anticapitalisme hexagonal. On se souvient, au printemps 2016, de son appel à soutenir, en pleine contestation de la loi El Khomri et des mobilisations de Nuit debout, le blocage du pays tout entier par la grève générale : « On ne tient pas éternellement une société avec BFM, de la flicaille et du Lexomil ! » Mais s’il ne sera pas question de son dernier-né, l’actualité n’en est pas moins venue bousculer notre entreprise : un texte de sa plume paru le 17 octobre 2018 sur les blogs du Monde diplomatique, titré « Appel sans suite : migrants et salariés », a suscité au sein d’une partie de la gauche radicale une désapprobation souvent vive. Lordon y tançait le « Manifeste pour l’accueil des migrants » porté par Mediapart, Regards et Politis, tenu à ses yeux pour pure inconséquence politique. Retour, en guise de premier volet, sur ce litige dans un café de la place de la Contrescarpe — désormais haut lieu parisien de la macronie délinquante.

* * *

Votre dernier article a agité le petit monde militant. En examinant les critiques énoncées, il semblerait que vous ayez viré de bord ou que vous soyez devenu « rouge-brun » !

Je ne sais pas si la tempête a concerné un dé à coudre ou jusqu’à un bol de soupe, mais à l’évidence il y a eu « quelque chose ». Mais quoi exactement ? Je serais tenté de dire que la circulation de ce texte n’a été qu’un gigantesque test de Rorschach : une surface de projection. Car les réactions furibardes le trahissent toutes à quelque degré : elles n’ont pas pris le parti de lire, mais celui du délire. Elles n’ont pas lu ce qui y était, et elles ont lu ce qui n’y était pas. Écart qui fait inévitablement penser à la logique du symptôme. Mais de quoi ? C’est ça la question : qu’est-ce qu’on assouvit ou qu’est-ce qu’on soulage quand on extravague à ce degré ? Reprenons avec méthode. Qu’est que ce que mon texte dit, et qu’est-ce que la réception en dit ?

Mon texte prend-il position « contre les migrants » ? Évidemment non. Soutient-il la thèse de quelque restriction à l’accueil des flux de migrants actuels dans la situation actuelle ? Pas davantage. Valide-t-il celle d’une connexion causale entre migrations externes et précarité salariale interne ? Il est fait pour conduire à penser le contraire. Le fond du texte dit : imputer la précarité salariale aux migrants est une erreur d’analyse, les causes premières de la précarité sont à trouver dans la configuration néolibérale du capitalisme mondialisé et sa franchise régionale de l’euro. Normalement, c’est ici que se joue l’accord ou le désaccord. Et maintenant, que dit la réception ? Olivier Cyran : que je fais « passer la lutte anticapitaliste avant la cause des migrants », fabrication littéralement délirante — que ne rachètera pas une anaphore poussive : « Au nom de l’anticapitaliste, faut-il se résoudre / faut-il s’accommoder / faut-il accepter… » (suit la liste des abominations des politiques migratoires contemporaines). On se demande ce qu’il faut avoir pris pour avoir cru pouvoir lire dans ce texte une chose aussi absente et aussi absurde que de subordonner… tout, et spécialement l’urgence de l’aide aux migrants, au préalable de la sortie du capitalisme. Et Pierre Khalfa, il a pris des choses lui aussi ? « Est-ce que la sortie de l’euro ou une éventuelle démondialisation résoudrait la question en tarissant le flux des migrants ? », demande-t-il. Mais à qui au juste ? Car à l’évidence il parle tout seul, en tout cas pas à moi. Comment peut-on en venir au forçage qui fait lire dans un texte ce qui en est, là aussi, notoirement absent ? Et pour cause : cette idée-là est à peu près aussi absurde que la précédente.

Vous êtes également accusé d’économisme : vous indexeriez tout, et la question migratoire dans le cas présent, sur la sortie de l’euro ou la critique de l’Union européenne.

Impression étrange, et assez comique, d’être ainsi taxé quand il s’agit de traiter une question d’économie politique — car, évidemment, c’est cela que Khalfa a oublié en route : quelle était la question, la question très explicitement délimitée par le texte lui-même. Non pas celle « des migrants », mais celle des effets économiques des migrations — en l’occurrence de leur absence d’effets. Il y a quand même un stade d’extravagance herméneutique où l’on se prend à douter que les mots « lire » et « lecture » fassent l’objet d’une définition partagée. Il est vrai que disant ce qu’il dit, le texte dit aussi, par le fait, que si l’on veut relever les migrants d’une causalité économique imaginaire, il faut s’intéresser à la causalité réelle : celle de la mondialisation néolibérale et de l’euro. S’intéresser, c’est-à-dire nommer, pointer, et d’une manière qui exprime l’intention d’y faire sérieusement quelque chose, en tout cas un élément central de l’agenda politique, à plus forte raison si l’erreur de causalité est au principe de la situation de politique intérieure créée par la question des migrants, une situation où les confusions non-défaites, les causes mal indiquées, nourrissent le pire. Mais c’est là précisément le point de mauvais vouloir de Khalfa qui, trouvant certes l’euro néolibéral mauvais (et précarisant) ne veut pas pour autant en sortir, et préfère attendre qu’il change — et qu’il devienne bon. Comme on demanderait à un cercle de bien vouloir devenir carré.

Il faut bien cependant, à part ça, que « quelque chose », qui est dans le texte, ait produit les distorsions fantastiques qui font dire « rouge-brun » ou « changé de bord ». Quoi ? Où se tiennent les motifs réels de dégondage ? Sur des points d’offense personnelle — évidemment transfigurés en raisons politiques. Notamment : les « chaisières » (1) [« le drame [migratoire] est devenu une parfaite matière pour chaisières de l’humanisme sans suite », écrivait Frédéric Lordon dans son texte, ndlr], l’oubli des classes populaires. Oui, je persiste à parler de chaisières à propos de ces personnes qui n’ont pas d’autre horizon politique que la posture morale, et s’y entendent à prospérer sur les « causes », petits accumulateurs opportunistes de capital symbolique à pas cher, occupés surtout de leur image à leurs propres yeux ou à ceux de leurs micro-milieux, à l’intersection de la bourgeoisie culturelle et de la bourgeoisie socialiste en déshérence, prête à faire main basse sur tout pour faire oublier la liste interminable de ses démissions — « manifestation ostentatoire et hypocrite de la vertu », dit le dictionnaire à propos du pharisaïsme. Là-dessus, la chose singulièrement étonnante, c’est que le texte comporte tous les codicilles (2) qui rendent impossible, mais bien sûr à condition de lire, toute erreur d’adresse. À qui de droit les « chaisières » ? Aux chaisières. Pas aux non-chaisières.

Qu’il y ait des personnes qui joignent le geste à la parole et mettent un dévouement admirable dans l’action concrète au côté des migrants, je le dis, et je le dis parce que j’en connais. Une de mes amies héberge des migrants chez elle — je pense que comme témoignage d’hospitalité en acte, on peut difficilement faire mieux. Pas un instant, elle n’a pris ombrage des « chaisières » — et pour cause : elle est le contraire d’une chaisière. Une autre, qui fait la même chose, aussi admirable, s’est sentie, elle, terriblement offensée. Mais pourquoi, lui ai-je répondu ? Pourquoi prendre ainsi pour toi ce qui, à l’évidence, ne te concerne pas  ? Comment peut-il se produire une abolition du discernement capable de produire des accès d’égocentrisme aussi mal placés ? Par exemple, lorsque je lis, et ça m’arrive souvent, des diatribes sur « les économistes » (leur commission à l’ordre néolibéral, leur corruption institutionnelle, etc.), je suis capable de ne pas les prendre pour moi. Quand je tombe sur une charge contre la pleutrerie politique « des universitaires », je ne me sens pas concerné non plus. Et je n’ai pas besoin de codicilles. Je peux laisser passer une généralité sans doute analytiquement peu précautionneuse, mais dont un soupçon de discernement suffit pour voir qui elle vise en réalité. Symétriquement, quand je mets en cause « les médias », et ça m’arrive souvent aussi, je ne reçois pas de messages outrés du Diplo, de Fakir ou du Média. Qui savent assez bien où ils en sont eux-mêmes, et n’ont pas besoin de notes de bas de page pour être assurés de ne pas faire partie de l’adresse. Alors il faut s’interroger.

Sur quels points ?

Comment, par exemple, se fait-il que, de deux textes si formellement semblables dans leur structure argumentative (celui sur les appels « climats » et celui sur les appels « migrants »), seul le second ait produit de pareils effets ? Qu’est-ce que ça touche qui est à ce point insoutenable ? Normalement, ici, il ne devrait pas être nécessaire de dire qu’au premier chef, ce qui est insoutenable, c’est le sort objectif fait aux migrants. Car d’abord ce devrait être suffisamment évident pour qu’on n’ait pas à le dire. Et ensuite parce que c’est surtout d’autres choses qu’il s’agit ici. D’abord d’un point de cristallisation intolérable de l’impuissance politique où nous sommes. L’impuissance politique, en soi c’est dur, mais nous commençons à en avoir l’habitude. Mais l’impuissance face au drame absolu des migrants, c’est au-delà du supportable. Et c’est peut-être pourquoi, tout ce qui est fait pour se soulager symboliquement de cette impuissance, appels, tribunes, manifestes, dont nous sommes capables en temps ordinaires de reconnaître le caractère quelque peu dérisoire — à la mesure de nos moyens… — ne supporte plus ici d’être mis en question. Remettre en cause si peu que ce soit les solutions d’accommodation symbolique de l’impuissance politique, qui, confrontée à un drame extrême, prend le tour d’une culpabilité extrême, vouait sans doute à cette réception qui en définitive parle de tout sauf du texte lui-même : des souffrances de l’impuissance.

Mais aussi de l’impossibilité, autour de la question des migrants, de quoi que ce soit qui ne soit pas de l’ordre de l’unanimité morale. En fait quelque chose comme un point de sacré, qui — une fois accordé aux urgences de vie et de mort ce qui doit évidemment l’être — exclut radicalement par ailleurs tout questionnement conflictuel. Mon hypothèse serait la suivante : le migrant, c’est la figure de l’altérité la plus lointaine, par conséquent, c’est un cas passionnel pur. Je veux dire : l’éloignement est tel qu’à part la compassion due à la victime absolue, aucun autre affect n’environne la figure du migrant. Après tout, il y a d’autres hécatombes silencieuses, mais aucune n’a ces propriétés. Par exemple on meurt d’accident au travail. On meurt du chômage — l’INSERM estime à plus de 10 000 la surmortalité consécutive au chômage. Là aussi il y a un grand cimetière invisible. Mais qui n’émeut personne pareillement.

Et pourquoi, selon vous ?

Peut-être, à part le fait qu’ils ne reçoivent aucune attention, parce que ces morts sont des cas passionnels plus mêlés. Pour les chaisières, je veux dire pour cette bourgeoisie pharisienne qui ne connaît que les causes humanitaires, celles qui permettent de ne jamais prendre le moindre parti politique (ou bien, pour sa partie la plus retorse, d’en prendre mais sans en avoir l’air), le moins qu’on puisse dire c’est que la figure du prolo n’est pas passionnellement pure : on en a croisé, on n’aime pas trop leurs manières, on les soupçonne de voter pour le FN, etc., beaucoup d’affects contraires qui viennent mitiger celui de la compassion. C’est pourquoi le cas des migrants permet de ne faire aucune autre politique que celle des causes prochaines (et encore) : celle qui, justement, incrimine les politiques migratoires, ses dispositifs ignobles, mais qui ne veut guère aller plus loin. Comme si le cas moral du tort fait aux migrants ne supportait pas qu’on le surcharge de quelque autre question. Car la compassion pure appelle l’unanimité pure. Or les « questions » divisent. Et moi je voulais poser des questions. Notamment aux convolutions de la mauvaise conscience mais plus encore à l’inavouable de certaines arrière-pensées — pour le coup celle de la scène politique intérieure.

Des lecteurs ont pu être choqués par votre texte, estimant que, la cause étant juste, ce « Manifeste », fût-il imparfait, allait toutefois dans la bonne direction…

Oui. Je sais bien que « l’urgence » permet de faire passer ce qu’on veut en contrebande, mais tout de même. Normalement on devrait faire attention à ce qu’on signe et avec qui on signe. Mon texte rappelle que les trois médias initiateurs ont œuvré, sans doute à des degrés divers, à défaire la seule force politique de gauche qui, quoi qu’on en pense, était en position de faire obstacle à Macron en 2017. L’un d’eux, Mediapart, a été spécialement actif dans cette entreprise. Mais il faudrait instruire le cas avec une grande précision. En commençant par ces tribunes grandiloquentes, s’enveloppant dans l’Allemagne des années 1930, pour fustiger, par analogies aussi grossières historiographiquement qu’ineptes politiquement, toute stratégie s’opposant à un PS en ruine, stratégie coupable d’ouvrir la voie à l’extrême-droite — Mélenchon étant l’équivalent fonctionnel du KPD [Parti communiste d’Allemagne], dont le refus de s’allier au SPD [Parti social-démocrate d’Allemagne] aurait mis Hitler à la Chancellerie. Et tout ça pour tenter de sauver Benoît-6%-Hamon, en faveur de qui Mélenchon était sommé de se retirer séance tenante. On ne se souvient pas d’avoir entendu aucun appel symétrique lorsque l’infortuné socialiste était aux fraises et que, pour le coup, son apport de voix à lui aurait pu écarter Le Pen du second tour — mais la lutte contre le FN a de ces géométries variables que la géométrie ignore. En revanche, on se souvient de ces grands entretiens énamourés accordés au candidat Macron par Mediapart dès avant le premier tour, pour ne pas même parler de celui de l’entre-deux tours, conclu tout en œillades et en sourires complices. Il faut rappeler tout ça face à des gens dont le pli du déni est comme une seconde nature et qui, jusqu’au bout, rejetteront l’évidence qu’on leur met sous les yeux, l’évidence de leurs faits et de leurs gestes. Des esprits malicieux avaient à l’époque donné le nom de balladuro-trotskysme — car, oui, tout ça vient de loin — à cette posture qui consiste à feindre de monter sur la barricade pendant quatre ans et demi, pour retomber dans la tambouille social-libérale six mois avant l’élection, et prendre un air tantôt raisonnablement enthousiaste tantôt sincèrement désolé pour expliquer qu’il faut voter Royal, Hollande ou Macron. Et donc cette fois Macron.

Car voilà le nœud de l’affaire : cet appel si plein d’humanité en faveur des migrants a été initié par des gens dont certains, de fait ou d’intention, ont contribué dès avant le premier tour à porter Macron au pouvoir, c’est-à-dire à installer une politique anti-migrants à peu près aussi dégueulasse que celle de Salvini, et puis à pousser les feux du néolibéralisme comme jamais, c’est-à-dire la cause même qui approfondit le désespoir matériel des classes populaires et leurs errements imaginaires, splendide résultat. Il faut tout de même mesurer l’énormité de cette histoire : pas un mot dans l’appel pour nommer Macron, pour dire ce qu’est sa politique, pour dire la criminalisation de l’aide aux migrants — ce ne sont pas les chaisières qu’on traîne en justice —, pour rappeler que, sous sa responsabilité, la police lacère les toiles de tente, gaze les occupants, jette les chaussures, détruit les duvets, bref, se vautre dans une ignominie proprement inimaginable, et pour tout dire fascistoïde. Je ne sais pas si tous les signataires ont bien eu ces éléments présents à l’esprit, et si ça n’a pas été le cas, il faudrait leur demander ce que ça leur fait d’en prendre conscience, et si « l’urgence » commandait aussi impérieusement de mettre tout ça de côté. Cyran, d’ordinaire très attaché à tenir son rang dans les compétitions de radicalité, concède à la rigueur qu’il y a bien dans les signataires « quelques mous du genou ». Il dit « signataires » pour ne pas dire « initiateurs ». Je trouve surtout que c’est son critère du « mou du genou » qui est devenu étonnamment mou du genou.

Je dois ajouter pour finir que l’une des choses qui me révulse le plus au monde, ce sont ces entreprises d’auto-blanchiment symbolique, de retournement de veste en loucedé et d’effacement des traces pour se croire propre comme un sou neuf, et puis faire main basse sur la cause incontestable afin de mieux occuper la position de la supériorité morale incontestable. Eh bien non. On n’est pas obligé de passer tous ses faux en écriture à la duplicité. Or la duplicité, c’est la mauvaise foi caparaçonnée dans la bonne — par exemple prendre sincèrement fait et cause pour les migrants, mais depuis une position politique plus que douteuse, au regard même du « fait et cause » —, structure qui, du reste, rend impossible toute discussion, par la force des choses, puisque le mur du déni est infranchissable. Si l’on ajoute à ça le lourd soupçon que cette splendide initiative n’est peut-être pas sans rapport avec le lancement façon Ariane 5 de la candidature Glucksmann, cette opportune reconstitution de la gauche-PS sans le PS, oui, ça commençait à faire beaucoup.

Qu’en aurait-il été du même texte, mais publié par d’autres émetteurs ?

Mais son problème principal reste son contenu, d’une affligeante pauvreté. Rien ni sur la mise en cause de Macron, ni sur la désignation franche des causes réelles de la précarité, seule à même de défaire le ressentiment des classes populaires. Au reste, l’absence de Mediapart nous aurait privé d’un formidable moment de vérité, je veux parler de cette scène hallucinante, rapportée par Pierre Rimbert dans Le Monde diplomatique, où l’on voit, à l’occasion d’un live, Danièle Obono s’expliquer sur son refus de signer, pour se voir in fine opposer cet argument totalement sidérant : « Si vous aviez signé l’appel, il n’y aurait pas eu tout ce foin. » Il faut de pareils miracles d’innocence pour prendre la mesure de ce que c’est que la pensée incorporée, celle à laquelle on ne fait même plus attention, et qui parle toute seule en soi — ici un habitus d’OPJ [officier de police judiciaire].

Le philosophe Jacques Bidet réagissait il y a peu à l’accusation de moralisme, telle qu’elle est volontiers formulée à l’encontre des défenseurs des migrants. Il demandait, rhétoriquement : « Serait-ce là une posture morale ? Mais peut-on se passer de morale ? Et pourquoi la morale serait-elle naïve ? » Que faites-vous de ces questions ?

Je ne suis pas sûr que ce soit un énoncé suffisant pour dénouer le problème. D’un certain point de vue, je n’ai aucun mal à épouser la formule de Jacques Bidet, et pour une raison extrêmement simple : la politique est une axiologie. Il y a donc, mais à titre consubstantiel, de la morale en politique puisque la politique ne cesse d’engager des affirmations de valeur. Mais toute la question est celle de savoir comment se configure la présence de la morale dans la politique, le rapport de la morale et de la politique, et notamment de savoir si la morale épuise la politique. Question rhétorique de nouveau, dont la réponse est évidemment non. La morale vise tendanciellement à l’unanimité alors que la politique assume l’irréductibilité du conflit — hétérogénéité rédhibitoire. Il y a donc de la morale dans la politique, mais la politique ne pourra jamais être de la morale.

Et puis la morale est un discours de prescription fort dans un discours institutionnel faible et un discours d’analyse nul. Et la morale fonctionne essentiellement à l’injonction sans suite (formelle). Dans le registre normatif qui est le sien, elle est par construction dépourvue de toute analyse de ses conditions d’efficacité, comme si l’apesanteur sociale seyait à son genre. C’est ici que, quoique fondamentalement axiologique, et par-là morale, la politique peut connaître des dégradations moralistes. J’entends par là le refuge dans l’injonction pure et le faux universalisme ignorant des conditions particulières — « faire la morale ». L’injonction morale a été longtemps la seule manière envisagée par les classes bourgeoises éduquées de lutter contre le racisme. On en connaît les brillants résultats. Ce qui rend le « Manifeste pour l’accueil des migrants » aussi consternant, c’est combien peu il a dépassé ce stade. Et c’était bien le point de mon texte : si l’on veut que le ressentiment raciste n’envahisse pas (entre autres) les classes populaires, il va falloir leur servir autre chose que des sermons et du sourcil levé. Le racisme prend quand il rencontre les conditions qui lui permettent de prendre. Mais, de cela, le « Manifeste » ne veut discuter à aucun prix. Il en est donc réduit à « faire la morale ». C’est-à-dire à dépolitiser la question des migrants, soit à peu près le pire service à lui rendre.

En 2013, vous écriviez sur votre blog qu’« il est évident que l’abandon de toute régulation des flux de population est une aberration indéfendable ». Votre dernier texte n’aborde pas ce point, mais les polémiques qui l’entourent n’ont-elles pas partie liée, d’une manière plus ou moins distincte, avec cette position de fond ?

Si c’est une manière de me demander si j’adhère à la position No Border, en effet la réponse est non. Pour se faire une idée des régressions intellectuelles auxquelles conduisent soit les régressions moralistes de la politique, soit certaines formes de la « pensée militante », il faut lire cette phrase du papier que Cyran m’a consacré : « Le problème avec les frontières, c’est qu’il faut choisir : soit on est contre, soit on est pour  ». Ça m’a été un accablement de lire ça — Dieu sait que Cyran est un type intelligent, mais comment est-il possible d’en arriver à ce néant de pensée ? Car « La frontière, pour ou contre ? », c’est de la problématisation pour « On n’est pas couché » ou pour C-News. En matière d’institutions, « pour ou contre », c’est la pire manière de poser les questions. Et spécialement à propos de cette institution qu’est la frontière. D’abord parce que je crois que l’humanité No Border, non seulement n’existe pas, mais qu’elle n’existera jamais. Le genre humain rassemblé dans une communauté politique unique, puisque tel est bien le corrélat du No Border, n’est qu’une posture vide de sens tant qu’on n’a pas produit la forme politique sous laquelle cette communauté pourrait se réaliser. On attend toujours des No Border qu’ils produisent la première indication à ce propos. L’humanité se distribue en ensembles finis distincts. Et le principe de la distinction s’appelle une frontière. La frontière est donc un fait positif (3) (maintenant je me mets même à douter qu’on comprenne correctement ce que veut dire ici « positif »…). La question « oui ou non », « pour ou contre », n’a rigoureusement aucun intérêt. La seule question intéressante, c’est celle de la forme. Car l’institution « frontière » peut prendre des formes extrêmement variées, des plus haïssables, à base, en effet, de barbelés et de camps de rétention, jusqu’à de plus intelligentes, qui tolèrent, encouragent même la circulation et l’installation, mais n’abandonnent pas pour autant l’idée d’une différence de principe entre l’intérieur et l’extérieur, et d’une consistance propre de l’intérieur.

Mais qu’est-ce que c’est, une forme « plus intelligente » de la frontière ?

Relisons par exemple Robespierre et la définition de la citoyenneté française donnée par la Constitution de 1793 : « Tout homme né et domicilié en France, âgé de vingt et un ans accomplis ; tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis qui, domicilié en France depuis une année, y vit de son travail, ou acquiert une propriété, ou épouse une Française, ou adopte un enfant, ou nourrit un vieillard ; tout étranger enfin qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l’humanité, est admis à l’exercice des droits de citoyen français ». Des droits « de citoyen français ». Pas « du monde », cette autre navrance de l’humanisme postural. L’idée de frontière se trouve-t-elle ici abandonnée ? Nullement : elle est élaborée. D’une manière qu’on pourrait même trouver assez admirable. C’est quand même d’un autre niveau que les slogans « pour ou contre » ou No Border. La frontière peut donc parfaitement se penser sous l’espèce de la porosité. Mais d’une porosité nécessairement organisée : institutionnalisée.

Visas que le Nord obtient aisément mais qu’il n’entend pas délivrer pareillement au Sud.

Mais dire cela, c’est de nouveau se tromper de plan, et rabattre le concept général de la frontière sur l’une de ses réalisations historiques particulières, la réalisation présente, dont nous tomberons sans difficulté d’accord pour la trouver détestable.

Vous contestez sans l’ombre d’un doute la « fausse opposition » construite entre migrants et salariés nationaux — tout en écrivant que « la classe parlante » se doit de « démontrer qu’elle pense en priorité » aux classes populaires. N’est-ce pas une contradiction ?

Ça n’en est une qu’à la condition de ne pas faire la lecture contextuelle que cette phrase appelle nécessairement. Oui, je maintiens que la « classe parlante », celle qui « tribune », qui appelle et pétitionne dans ses propres organes de presse, Libé, Le Monde, etc., a à sa manière accompagné le néolibéralisme en se désintéressant pendant des décennies de la classe ouvrière qui en prenait plein la gueule en première ligne dans l’indifférence générale. C’est un fait documentable : à quelles causes et à quelles classes ou à quelles catégories les appels ont-ils été majoritairement consacrés depuis 30 ans ? Si la chose peut sembler anecdotique et caricaturale, elle n’en livre pas moins une vérité plus large : pourquoi, à peu de choses près, n’a-t-on jamais vu de vedettes ou de personnalités des arts prendre des positions publiques pour d’autres causes que la paix/la guerre, la faim, la Terre, les maladies, bref pour des choses de préférence situées au loin, sans conséquence sur le front politique intérieur ? Les « vedettes », qui ont des intérêts de notoriété élargie à défendre, sont l’accomplissement et, partant, le révélateur de cette tendance à éviter tout ce qui clive, fait conflit, divise (donc pourrait amputer leur zone de chalutage), et ne trouvent jamais à cette fin meilleure arme que l’affect pur de la compassion, celui qui, précisément, opère la réduction morale de la politique, la dépolitisation entendue comme refus d’assumer l’essence conflictuelle de la politique. Or, malheur à elles, les classes populaires, la classe ouvrière, ne sont pas seulement exposées à la mitigation de leur cas passionnel, elles sont le lieu du conflit majuscule dans la société capitaliste : le conflit de classes.

Dire quelque chose « pour » les classes ouvrières et populaires sans prendre parti, sans se situer dans le conflit, c’est par construction impossible — beaucoup ont prudemment jugé que, dans ces conditions, mieux valait s’abstenir. Le néolibéralisme étant désormais entré dans une phase répugnante, les tendances changent : le monde de la culture a enregistré le choc de la crise de 2008 et de ses suites, il n’hésite plus à parler ouvertement de politique. Que certains de ses représentants se soient retrouvés à soutenir des textes contre la loi El Khomri, la destruction du code du travail, les ordonnances SNCF, c’est un heureux changement, mais un changement récent. Assez paradoxalement, on peut penser que si elles ne sont guère lectrices de ces tribunes et appels, les classes délaissées n’en ont pas moins conscience… d’être délaissées — de l’attention pétitionnaire. D’être délaissées symboliquement en plus de l’être matériellement. Elles ont conscience que le capital symbolique des « intellectuels » s’est engagé partout sauf de leur côté pendant des décennies. Si donc, je parle de priorité, c’est parce qu’il y a un fameux rattrapage à faire, et qu’on n’en est qu’au tout début.

Il suffit de voir certains produits du sens commun de la gauche critique pour le mesurer : il y a peu je suis tombé sur Internet sur un graffiti qui disait ceci : « Donnez-nous la PMA, on vous laisse le PMU ». Le bourgeois urbain en moi s’est aussitôt réjoui de la géniale trouvaille. Et puis, me reprenant, j’ai vu le désastre. Je m’empresse de préciser que j’ai des raisons personnelles, si elles ne sont qu’indirectes, d’être un ardent partisan de la PMA. Mais ce slogan, c’est la catastrophe du délaissement. Voilà le paysage mental résistant sur fond duquel s’élabore encore le rapport entre les « causes ». Ça m’a donc été une chose spécialement étonnante de voir mon texte accusé de marquer une division entre classes populaires et migrants, de la part de gens qui, précisément, n’ont pas trouvé un seul mot à dire pour raccorder ces deux causes, et ceci pour refuser à toute force de poser la seule analyse qui permettrait ce raccordement : car c’est la mondialisation néolibérale et sa franchise européenne qui permettent de dire ensemble et la condition malheureuse des classes populaires, et la surexploitation honteuse dont sont victimes les migrants ou les sans-papiers, et que les seconds ne sont pas la cause du malheur des premiers. Pour qui n’est pas sous œillères, c’est normalement le perfect hit (4), et ça aurait dû l’être pour les initiateurs du « Manifeste » du point de vue même de leurs intentions alléguées — mais c’est à ce genre de loupé qu’on devine le caractère trouble des mobiles réels.

Comment votre position s’agence-t-elle par rapport à celle du philosophe Alain Badiou, avançant que le communisme à venir doit être fondé sur « le prolétariat international et nomade » ?

Je ne peux pas répondre sans avoir au préalable dit l’immense estime que m’inspire, à part son œuvre philosophique, que j’admire même si je ne la partage pas, l’immense estime, donc, que m’inspire la force d’âme qui fait maintenir contre toute une époque : maintenir le mot communisme, maintenir la critique de la « démocratie », pendant les années 1980 et 90… Si on n’a pas traversé soi-même ces années-là, on n’imagine pas ce que ce maintien suppose d’adversité, d’opprobre même, à affronter. En ce sens, Badiou a été indiscutablement fidèle à sa philosophie de la fidélité. Maintenant, le « prolétariat international et nomade » comme le socle du communisme à venir, je dois vous dire que ça me désespère. Et le prolétariat national et sédentaire ? À la poubelle de l’Histoire ? Comment se sortir de la tête que la philosophie, ou plutôt la « grande philosophie », celle qui méprise souverainement les sciences sociales, ne peut aboutir que là. Mais sans doute comme tous les enfermements sociocentriques auxquels les intellectuels sont si enclins. La condition intellectuelle sans portes ni fenêtres est peut-être le pire des fléaux intellectuels, celui-là même dont seule une sociologie des intellectuels comme celle de Bourdieu pouvait fournir l’antidote. Au moins permet-elle de comprendre combien la préférence pour « l’éloignement », je veux dire pour les causes lointaines, est aussi une manière de maximiser les profits symboliques d’universel, par la démonstration ostentatoire de sa capacité à se détacher de sa propre localité — beaucoup d’intellectuels certainement lisent La Rochefoucauld, mais combien en prennent quelque chose pour leur propre compte ?

Vous évoquez dans ce texte le « ressentiment » populaire des oubliés, qui, in fine, conduit à Trump. Ce constat est partagé par nombre de forces toxiques, du Printemps républicain au Rassemblement national : comment transformer ce constat en proposition émancipatrice ?

Très simplement en le réinscrivant dans la position politique d’ensemble qui lui donne sa valence (5) : la position anticapitaliste. Je suis assez familier du problème puisque je l’ai déjà rencontré maintes fois avec la sortie de l’euro : « C’est ce que dit le FN ! » C’est cette inepte criaillerie qui a conduit toute une partie de la gauche à déserter cette position pourtant névralgique, sans être capable d’accéder à l’idée simple que « sortie de l’euro » n’est pas une expression complète en soi, et qu’elle peut être investie de manières très différentes qui peuvent la revêtir de significations politiques diamétralement opposées. Il y a là d’ailleurs un point de théorie assez général. Un énoncé ne recèle pas à lui seul l’entièreté de sa valence, ou de sa signification : il ne les acquiert que par réinscription dans l’ensemble énonciatif plus large auquel il appartient. En d’autres termes, l’atomisme herméneutique est une erreur à coup sûr. L’herméneutique procède nécessairement par holisme structural : ce sont les totalités énonciatives qui livrent la vérité de leurs parties. En l’occurrence, donc, si vous voulez savoir le sens que revêt dans mon discours l’évocation du ressentiment des classes populaires, il vous suffit de la rapporter à l’ensemble de mes prises de position, et la chose doit normalement apparaître assez clairement. Pour le reste, j’entends votre question sur le mode du discours indirect, et comme une opportunité que vous m’offrez de faire cette clarification, mais en réalité à l’usage d’autres que vous — à qui je prête de ne pas trop en avoir besoin.

Mais le simple fait qu’il faille répondre à cette question donne une indication sur les confusions de l’époque, et aussi bien sur l’effondrement du discernement chez certains lecteurs à gauche. Il m’arrive de penser que Bourdieu, aujourd’hui, ne pourrait plus réécrire La Misère du monde : populiste, trop d’empathie pour les électeurs du FN, suspect quoi. Ceux à gauche qui pensent qu’ils ne feront la révolution qu’avec un peuple révolutionnaire constitué de leurs exacts semblables attendront la révolution longtemps. Un internaute que je ne connais pas — il s’appelle Maxime Vivas et j’en profite pour le remercier — m’a envoyé récemment cette phrase de Lénine que je ne connaissais pas non plus : « Croire que la révolution sociale soit concevable sans explosions révolutionnaires d’une partie de la petite bourgeoisie avec tous ses préjugés, sans mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes inconscientes contre le joug seigneurial, clérical, monarchique, national, c’est répudier la révolution sociale. […] Quiconque attend une révolution sociale pure ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. » La méthode matérialiste, c’est ça — et c’est autre chose que les compétitions de posture. Faire de la politique, c’est faire avec la matière passionnelle qu’offre la conjoncture — car il n’y en a pas d’autre. Et l’informer quand elle est amorphe ou quasi-amorphe, et la reformer quand elle est mal formée. L’informer ou la reformer dans le sens de l’émancipation, oui, c’est-à-dire en la redirigeant adéquatement : contre la domination du capital et contre celle de l’État.

En parlant de domination d’État, vous incluez le racisme et le sexisme structurels ?

C’est une telle évidence.

1. ↑ Se dit d’une loueuse de chaises à l’église.
2. ↑ Texte, clause, ajouté à un traité.
3. ↑ Qui peut être posé, qui est de la nature du fait ou se fonde sur les faits.
4. ↑ « En plein dans le mille ».
5. ↑ La valence, en chimie, est le potentiel de liaison d’un atome.

Photos : Stéphane Burlot

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« (...) on a accusé les communistes de vouloir abolir la patrie, la nationalité. Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot. »

Karl Marx, Friedrich Engels
Manifeste du Parti Communiste (1848)

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