1) "Dans tous les cas, il s’agit d’une seule et même logique : le projet philosophique de la modernité."
Faux. Michéa dit à plusieurs reprises, dans la double pensée, l’empire du moindre mal ou le complexe d’Orphée, qu’une autre pensée moderne s’est historiquement opposée au libéralisme comme projet moderne : le républicanisme. Que bien qu’il n’en soit pas un partisan, étant plus radical et plus populiste, il n’hésite pas à y voir l’une des écoles de pensée qui a su contribuer au maintien d’une tradition d’opposition à l’Argent-roi, au commerce pacifique et de réhabilitation du civisme. Il est critique de la modernité, mais il ne la rejette pas toute, et ne la résume pas au libéralisme ou au mal.
2) "Toujours selon l’auteur, ce qui caractérisait le socialisme des origines (le socialisme utopique critiqué par Marx et Engels précisément parce qu’il reposait sur des valeurs morales et non sur une analyse rationnelle de la société), c’était d’opposer à la société juste du projet libéral une société décente dont la référence n’est pas la liberté mais le bien, la bonne manière de vivre, mise à mal par la déshumanisation et la cupidité du libéralisme."
Propos introuvables aussi sous la plume de l’auteur : est-ce pour cela que l’auteur rechigne à placer une note de bas-de-page afin d’indiquer l’emplacement où Michéa affirme que le socialisme des origines se "caractérisait par une référence au bien et non à la liberté" ? Et surtout, où il approuve une telle substitution ? Michéa est proche des libertaires, notamment de libertaires comme Offensive, il n’a de cesse de dire qu’il faut un socialisme moderne qui préserve les droits individuels dans son projet sans pour autant en promouvoir l’extension ad infinitum. L’idée que pour lui la liberté doive faire place au bien n’a aucun sens, d’autant moins quand on sait qu’il fustige sans arrêt les "idéologies du Bien" comme la théocratie chrétienne.
3) "Trahissant leur base ouvrière, c’est pour contrer le camp des royalistes que les socialistes se sont alliés aux républicains, abandonnant par là le combat contre le capital et pour les intérêts de la classe ouvrière au profit d’un combat pour la justice, un combat droit de l’hommiste, dirions-nous aujourd’hui. Certes, on reconnaîtra avec Michéa que les socialistes ont depuis le début du XXe siècle capitulé devant le capital, abandonné l’idée de renverser ou de dépasser le capitalisme mais est-ce à cause de l’affaire Dreyfus ?"
Encore une fois, la référence s.v.p. ? Car on vérifierait assez vite que Michéa, loin de faire de ce ralliement une trahison, affirme clairement qu’il s’agissait d’une lutte à mener, en rappelant au passage que les premiers à s’être ralliés à la lutte dreyfusarde furent les anarchistes, suivis de Jaurès - et non les marxistes orthodoxes à la Jules Guesde dont legrandsoir est sans conteste l’héritier aujourd’hui. On le retrouve encore dans les premiers chapitres de son complexe d’Orphée. Il montre néanmoins que c’est à partir de ce moment-là que se noue progressivement une alliance durable entre la gauche et le socialisme dont l’autonomie était à ce moment-là à son paroxysme.
4) "Michéa en arrive donc à considérer que les militants pour le mariage gay ou pour les sans-papiers sont devenus les meilleurs alliés ou les idiots utiles du grand capital dont l’expansion infinie requiert la suppression de toutes les frontières et de toutes les discriminations [6]. Il faut n’avoir pas compris le combat en faveur des sans-papiers pour lui reprocher de servir le patronat et son besoin d’une armée de réserve de travailleurs étrangers. C’est justement grâce à la discrimination et à l’absence de papiers que le patronat peut les exploiter sans scrupule et faire pression à la baisse sur la condition salariale. Si les sans-papiers obtenaient un titre de séjour et des droits égaux comme le revendique l’extrême gauche, ils ne constitueraient plus une armée de réserve et ne seraient pas plus exploitables que les travailleurs nationaux."
Michéa n’a jamais considéré que "les militants pour le mariage gay [...] soient devenus les meilleurs alliés ou les idiots utiles du grand capital", mais où allez-vous chercher ce genre d’inepties ? Je vous mets au défi de citer un passage où il dénonce le mariage gay comme une avancée négative et pro-capitaliste ! Il dit même dans son entretien croisé avec Dufour et Guillebaud d’il y a quelques mois, publié dans la décroissance, qu’il y a de bonnes raisons de le soutenir (mais pas les raisons progressistes du type "sens de l’histoire"). Vous le confondez avec ses zélateurs droitards à la Soral/Zemmour, dont visiblement vous reprenez l’interprétation !
Ensuite, la dénonciation de Michéa du sans-papiérisme est une dénonciation socialiste et humaniste : il prend en compte le fait que les deux partis prenants de cette situation en sont les victimes : d’un côté les autochtones qui subissent l’arrivée d’une main d’oeuvre corvéable à merci et dont le déracinement nuit fortement à la politisation, la socialisation et donc partant l’union dans la lutte anticapitaliste ; de l’autre des immigrés sans aucun repère, dans une société qui n’est pas la leur et qui subissent la douleur du déracinement, d’êtres "sans feu ni lieu". La common decency nécessitant un certain enracinement, garant de la stabilité et de la constitution de liens sociaux, il est clair que ce mode de vie n’a rien de souhaitable pour une société socialiste.
Enfin, en quoi est-ce que "donner des droits égaux" ou "donner un titre de séjour" résoudrait le problème ? Est-ce que l’auteur vit dans un monde de Bisounours ? La solution n’est pas de créer un droit complètement ouvert à tous mais bien de favoriser l’assimilation des arrivants dans la société d’accueil, en leur accordant la nationalité et non en préservant leur statut d’étranger qui aurait alors, de manière totalement ubuesque, les mêmes droits qu’un citoyen. Se rend-il compte de ce qu’une vision grotesquement ouverte, refusant de discriminer entre les citoyens et les étrangers, provoquerait en matière d’emplois et de concurrence ? Certes il n’y aurait plus le problème de la concurrence déloyale, mais cela n’enlèverait pas le problème de la concurrence en soi... Au contraire cela le favoriserait ! On voit là comment la bien pensance d’extrême-gauche renforce, avec le sourire de l’homme de Bien, le système capitaliste : une arrivée massive de main d’oeuvre étrangère, à égalité de droit avec la main d’oeuvre locale, ne ferait que permettre une concurrence accrue entre les uns et les autres, puisque les nationaux ne seraient plus favorisés dans leur recherche d’emploi par rapport aux étrangers (au sens juridique). Les libéraux économiques ne seraient sans doute pas en désaccord avec cette mesure au nom d’une sacro-sainte "méritocratie", dénoncée à juste titre par Lasch.
5) " Il est dommage que Michéa n’aille pas jusqu’au bout de son raisonnement : si l’homme n’a pas d’essence ou de nature prédéterminée, qu’il se détermine dans l’histoire et est le fruit de son époque, il n’est naturellement pas plus décent que cupide."
Il a déjà assez répondu à cette fausse accusation auparavant émise par des Lordon ou des Corcuff, et il suffit de l’avoir un peu lu pour voir qu’il n’essentialise pas les classes populaires. La common decency est liée à une situation sociale et non une essence ou une nature : situation sociale mise en péril notamment par l’urbanisme hypermoderne ou l’extension du marché capitaliste, qui tous deux lumpenisent. Ce qui est plus intéressant ici est de questionner la raison d’un tel acharnement chez les gauchistes et l’extrême-gauche en général en ce qui concerne cette décence populaire. Tous semblent considérer comme un devoir moral de dénoncer une prétendue essentialisation des humbles, ainsi que la revalorisation de leur culture ou de leurs valeurs (idéalisées ou non). Est-ce par soucis purement scientifique ? L’on voit bien que non puisque leurs papiers ne le sont pas, ce sont des papiers critiques, philosophiques et surtout politiques, à 1000 lieues d’analyses sociologiques ou anthropologiques. Alors pourquoi ? Pourquoi des intellectuels qui se font fort de défendre une conception de la société où les humbles auraient un peu plus de dignité, d’égalité et de liberté, sont les premiers à dénoncer l’horrible populisme d’un Orwell ou d’un Michéa ?
A mon avis, il faut aller chercher du côté à la fois sociologique et idéologique. Sociologique : les intellos en question sont tous, à une immense majorité, issus de classes moyenne éduquées, précarisées ou non (Lordon ayant clairement les fouilles décemment remplies avec son poste au CNRS), et du fait de leur imaginaire social, ne côtoient que très peu le bas peuple, surtout lorsqu’il n’a pas fait de hautes études intellectuelles. Leur mode de vie est, en outre, beaucoup plus mobile, plus déraciné et plus individualisé - expliquant aussi un certain détachement d’avec les gens qui partageraient la même condition sociale sans le parcours scolaire ou la culture intellectuelle. Ils voient dans l’idée que ces sales gueux possèdent une certaine morale décente, peut-être plus décente que leur individualisme intellectualiste, une offense majeure à leur conception de la vie, comme une injustice qui ne peut qu’être fausse. Résultat : il faut absolument préciser que tout le monde se vaut, que tout se vaut, qu’on est con et salaud partout de la même manière, grands patrons du CAC40 ou tourneur-fraiseur.
La réhabilitation à gauche de l’esprit d’entreprise a d’ailleurs marché main dans la main avec la beaufisation des classes populaires - plus à "l’extrême-gauche" ici. La classe ouvrière, les classes populaires "de souche" en général, ont perdu leur attrait, utilitariste pour la gauche libérale (ils ne votent pas, et plus pour eux lorsqu’ils le font), idéologique pour l’extrême-gauche libérale (l’ouvriérisme délirant d’antan ayant fait place à l’extrême-inverse d’un mépris aristocratique ; en plus leurs nouvelles inclinaisons idéologiques leur donnent matière à dénoncer le racisme et le machisme qui y seraient si présents). Au passage, les substituts à la classe ouvrière ont été loin dans ce coin de la politique, du tiers-mondisme exotique à l’apologie des immigrés en général (Badiou pensant qu’ils étaient un nouveau prolétariat apte à mener la révolution à la place du prolétariat national devenu bourgeois ; Renaud dénonçant les sales cons de Français tout en valorisant l’immigré).
Idéologique enfin : car une brève analyse des gens qui critiquent cette idée de common decency ou le socialisme révolutionnaire d’un Michéa montre qu’ils font à peu près tous partie de cette classe d’intellectuels auparavant dénoncés par les syndicalistes révolutionnaires autant que par Orwell, à savoir les intellectuels d’Etat, les socialistes d’Etat. Intellos dont l’objectif n’est pas l’autonomie collective des prolétaires mais bien la prise du pouvoir SUR eux, notamment via la prise de l’Etat qu’ils révèrent - parce qu’il est le règne du technicien, de l’économiste, de l’Intellectuel. Intellos dont les penchants pour l’abstraction et la raison pure les font ignorer voire dénigrer l’importance de la morale, de la passion, de la tradition ou de l’irrationnel dans la constitution du socialisme - tout ce qui, en somme, échapperait à leur intellect, leur maitrise rationnelle pure de tout, et qui ont tant d’importance dans les masses et leur capacité à s’indigner et s’opposer au capitalisme.
Pour toutes ces raisons, il est logique de lire sous la plume de l’auteur que "Non seulement la décence ordinaire ne peut être affirmée comme un trait de caractère structurel des classes populaires mais elle est, en outre, difficile à établir empiriquement. On trouve aussi bien dans les mœurs populaires de la solidarité et de l’entraide que de la méchanceté et de l’égoïsme." En contradiction totale avec tout le corpus socialiste révolutionnaire, ainsi que l’histoire du mouvement ouvrier. Le premier ayant toujours mis en avant, sans pour autant idéaliser ad nauseam, les valeurs d’entraide, de don, de solidarité qui pour diverses raisons sociales, historiques et culturelles, étaient bien plus présents dans les classes populaires (ouvrières en particulier) que dans la bourgeoisie. Le deuxième montrant en effet comment ce mouvement fait de gens simples et touchés de plein fouet par le capitalisme sut glorifier l’internationalisme, la solidarité active entre individus et peuples, etc. Si finalement rien ne différencierait au niveau des moeurs le prolo du bourge, il est bien difficile d’expliquer toutes ces réalisations populaires.
6) "Le brouillage de l’opposition gauche/droite qu’on retrouve dans les définitions du populisme. C’est ainsi qu’on peut voir l’aboutissement politique de ces raisonnements dans le nouveau mouvement d’Alain Soral : Egalité et Réconciliation dont le slogan est on ne peut plus explicite : “la gauche du travail, la droite des valeurs”"
Je concluerai sur cette dernière remarque : l’aboutissement politique de ses raisonnements se trouverait chez Soral. Certainement pas chez les libertaires d’Offensive, les décroissants de La Décroissance ou les castoriadiens de Lieux Communs. Non, le vrai michéiste dans l’histoire, c’est le fasciste Soral. Bien joué ! On se demande néanmoins où l’on trouverait un zeste d’antisémitisme ou d’homophobie chez Michéa. De même, l’industrialisme furieux et l’étatisme de Soral n’ont semble-t-il guère de rapport avec la décroissance et la sensibilité anarchiste du philosophe montpelliérain. Soit, les deux proclament le clivage gauche-droite comme obsolète et revalorisent la tradition, donc bonnet blanc et blanc bonnet. Ok. On ignorera le fait que Soral ne le remette pas véritablement en cause puisqu’il déclare vouloir "GAUCHE du travail" et "DROITE des valeurs", ou le fait que son traditionalisme s’arrête aux portes des planistes hypermodernes de l’entre-deux-guerres qu’il adule tant. On ignorera surtout la quantité incroyable d’intellectuels "de gauche" ayant remis en cause ce clivage, et ayant dit explicitement que le socialisme ne devait pas détruire la tradition, mais s’en emparer et la rendre vivante : plic ploc (certains ayant accepté la gauche tout en admirant la tradition) Orwell, Castoriadis, Camus, Lasch, Charbonneau, Jaime Semprun, Pierre Leroux, William Morris, Ellul, Mariategui, Sorel, etc. Tous des soraliens en puissance ?