On ne sait plus à combien chiffrera réellement la douloureuse : 6 000 milliards rien que pour l’Europe ? 10 000 milliards ? On ne sait pas ! La pompe à phynance turbine trop vite. Face à sa calculatrice tout le monde n’a pas le génie de Glenn Gould face à son clavier. On se trompe sans cesse de chiffres et on joue faux. Trois zéros de plus c’est quoi ? Le pourboire ?
Pour tout simplifier les unités changent. Comme en 2008 on se remet à calculer en trilliards l’équivalent de mille milliards. Pour la seule Europe donc, la BCE a décidé d’acheter 750 milliards de bons du trésor. Ce qui fera passer à 1 100 milliards ses achats d’ici à décembre [1], la Commission y est allée de sa poche de 450 milliards auquel il faut ajouter 1 100 milliards [2] « d’aides aux entreprises » chez nos voisins germains (600 milliards pour les grandes entreprises et 357 milliards d’euros pour la banque d’investissement publique allemande).
Notre gouvernement s’est montré un peu plus pingre, un petit 300 milliards, à quoi il faut ajouter 7 milliards pour Air France, quelques autres milliards pour Renault et la SNCF sans oublier ceux qui vont continuer à dégringoler de la tirelire pour rassurer les marchés.
Schizophrène ou plaintif
Devant ce feu d’artifice, cette orgie financière, Le Point applaudit. Alors qu’en mars l’hebdomadaire de François Pinault accrochait le lecteur avec une couverture vitriolée : « Comment la CGT ruine la France », aujourd’hui il se réjouit que « la BCE sort le bazooka avec 750 milliards d’Euros ». On vient de s’endetter de 750 milliards d’euros et l’hebdomadaire est content ! Ose-t’on supposer que cette allégresse vient de ce que tous ces zéros, à l’infini, ne vont pas tomber dans la poche d’un gilet jaune ?
D’autres, comme Challenge, se plaignent pour exiger plus : « la France est à la traîne dans la course aux milliards ». Dans l’article, Elie Cohen, comme le Monsieur Plus de Balhsein, estime que ce n’est pas assez. 112 milliards ce n’est pas suffisant ! Est-ce bien le même Elie Cohen qui il y a quelques mois, affirmait que la France était incapable de financer nos retraites avec une barre placée à 13 milliards d’euros ?
D’un seul coup, et pour la seconde fois depuis 2008 et la crise des subprimes, c’est open bar pour sauver le « Nouveau Monde »Mais qui va payer ?
C’est nous qu’on va payer.
Évidemment pour ne pas casser la reprise, qu’il sait difficile mais qu’il souhaite la plus massive possible, Gérard Darmanin, ministre de « l’Action » et des Comptes publics, affirme sur France Inter que tous ces milliards ne nous coûterons rien : « pour ne pas démoraliser les Français... augmenter les impôts, ce n’est pas notre choix ».
Mais d’un autre côté, à bas bruit, les journalistes et autres économistes de garde invitent ceux qui le peuvent à faire des réserves et ceux qui sont dans le rouge le quinze du mois à se préparer à un monde plus dur. Le 2 mai deux journalistes du Monde nous préviennent « qu’il n’y a pas d’argent magique [3] ».
Le lecteur attentif comprend vite comment le Système va s’y prendre pour étrangler sans un cri. Premier, mais pas des moindres à tomber le masque, le gouverneur de la Banque de France rappelle dans le « JDD » que « dans la durée, il faudra rembourser cet argent... nous devrons également, sans freiner la reprise à court terme, traiter ensuite ce qui était déjà notre problème avant la crise : pour le même modèle social que nos voisins européens, nous dépensons beaucoup plus. Donc il faudra viser une gestion plus efficace [4] ».
Une gestion plus efficace ? Fermer de nouveaux des lits d’hôpitaux. Christophe Lannelongue le responsable de l’ARS d’Alsace Moselle, cœur de la chaudière du Corona avait juste un peu d’avance sur les réformes lorsqu’il demandait le 4 avril, la suppression de 598 postes la fermeture de 174 lits.
Encore dans le JDD, 60 « personnalités » de la droite libérale sont très porches du discours du patron de la Banque de France en signant « Libérons la société pour sortir de la crise ». En exergue le journal cite « La maîtrise de nos finances publiques s’impose comme un impératif moral ». On dirait du Kant !
L’institut Montaigne (une boite à mauvaises idées très proche d’Emmanuel Macron) n’est pas en reste, dans une note intitulée « Rebondir face au Covid-19 : l’enjeu du temps de travail ». Bertrand Martinot nous propose « une nécessaire augmentation de la durée moyenne du travail ». L’ouvrier de notre bonheur nous aligne « neuf propositions pour adapter le temps de travail en contexte de crise ».
Cette note propose pèle mêle : des « formules de rémunérations différées », c’est à dire d’« inciter à l’accroissement du temps de travail sans pour autant que la rémunération supplémentaire ne soit versée immédiatement », de « supprimer le jeudi de l’Ascension comme jour férié », de « supprimer la première semaine des vacances scolaires de la Toussaint en 2020 ».
On se demande où habite ce gonze : ce « spécialiste de l’économie du travail » présenté sur la plaquette de pub de Montaigne comme « un des meilleurs », ce qui nous laisse inquiet pour les autres. Cet économiste, peu économe de la sueur des autres, semble convaincu que les élèves et les enseignants se tournent les pouces depuis deux mois. Peut-être ce savant pousse-t-il l’économie jusqu’à se priver de l’achat d’un poste de télévision, d’une radio, ou d’un abonnement à “ Là-bas si j’y suis ” ?
A défaut de connaitre le monde réel il pourrait alors en apercevoir quelques images. Sur ces neuf propositions cinq visent spécifiquement les fonctionnaires, pouvait-il en être autrement ? Ces paresseux sans imagination, ceux qui viennent de vider nos poubelles pleines de Covid et de sauver les vies dans les hôpitaux, doivent se mettre au travail. Le drôle n’a même entendu la demande de notre président de « sortir des sentiers battus, des idéologies ».
Dans « Mieux Vivre Votre Argent », un site Internet, un normalien, agrégé, prof de fac, ancien de l’Essec (il a dû avoir une enfance difficile), Olivier Babeau, annonce sans retenue que « les Français peuvent éviter la hausse des impôts, à condition que l’État fasse enfin les profondes réformes structurelles qu’il repousse depuis si longtemps. La crise actuelle pourrait-elle servir d’électrochoc à cet égard ? On peut le souhaiter ».
Si par un tôt matin, dans la brume froide vous apercevez par le trou d’une palissade un pousseur de brouette, ne cherchez pas, c’est Babeau qui participe aux réformes structurelles, il montre l’exemple.
Ne croyez pas que l’hôpital, applaudi chaque soir, sera épargné. Dans un article du 1 avril, Mediapart [5] nous annonce, qu’aux ordres de l’Élysée, des têtes pensantes d’une filiale de la Caisse des Dépôts et Consignation, réfléchissent à la fin du premier épisode hospitalier et à sa suite. On change de héros, finis les soignants combattants, l’avenir est aux start-ups, et à l’ouverture, plus grande encore, au privé.
Après avoir lu le rapport, Pierre-André Juven, exemplaire sociologue, conclut, « ce document n’est pas seulement la marque d’une volonté d’étendre l’emprise du privé au sein de l’hôpital public, il traduit la conception technophile, néolibérale et paternaliste qu’une grande partie des acteurs administratifs et des responsables politiques ont de la santé ».
Vous aurez compris que, dès la crise passée, la relance effectuée, les bénéfices assurés, les fonds de pension rassurés, le rythme des « réformes » va reprendre voire s’accélérer. On connait le couplet et le refrain depuis Margaret Thatcher « Il n’y a pas d’alternative ». Le retour à l’anormal est prévu, il faut juste rattraper le retard. Demain sera « le même, en un peu pire » prédit, Michel Houellebecq, notre sinistre analyste.
« D’une manière générale, l’État dispose de trois leviers pour se financer »
On pouvait espérer une évolution puisqu’un Macron acculé avait évoqué pour demain un « monde différent ». D’autres stratégies sont possibles. Dans la précipitation il n’en est rien, le néolibéralisme revigoré au Covid garde la main sur notre sort. L’article du Monde cité plus haut en est une preuve de plus.
Rédigé en mode faux cul il commence par préciser « d’une manière générale (il faut comprendre pour toutes les personnes censées), l’État dispose de trois leviers pour se financer : – faire des coupes budgétaires ; – augmenter les impôts ; – s’endetter », puis ils expliquent avec beaucoup de pédagogie les avantages et les inconvénients de chacun des choix pour envisager, à la toute fin qu’il serait possible d’annuler la dette.
Mais là ils abandonnent le style direct pour évoquer cette monstruosité sortie de têtes loufoques : « plusieurs économistes ont émis l’idée d’annuler purement et simplement les dettes des États ». Faute de pioches, les travailleurs du Monde, ne creusent pas beaucoup plus l’hypothèse.
Également peu surprenant, dans cette trousse de secouriste, il n’est jamais envisagé de faire financer la dette directement par la Banque Centrale comme cela se pratique aux EU et en Grande Bretagne, deux pays qui n’éprouvent pas de nostalgie pour l’URSS.
Évidement dans quasiment aucun de ces articles il n’est envisagé de revenir sur la suppression de l’ISF. Pour faire payer un peu plus les riches le problème a définitivement été définitivement réglé par Darmanin sur France Inter : « Ce ne serait pas envisageable de remettre un ISF que nous avons supprimé il y a deux ans et qui a apporté ses preuves (sic). Aucun pays autour de nous ne l’a, il n’y a aucune raison de le remettre aujourd’hui. ». To be or not to be, les riches doivent rester riches.
Il ne nous reste plus qu’à imaginer les techniques mises en œuvre pour nous faire avaler la cigüe.
La faim de mois
La technique est éprouvée. Marx en avait décrit le principe au milieu du XIXe et l’avait appelé « l’armée de réserve ». Les chômeurs sont là pour tétaniser ceux qui ont encore un travail. Le jésuite et économiste hétérodoxe Gaël Giraud l’explique avec ses mots : « l’angoisse du chômage risque de servir d’épouvantail pour reconduire le monde d’hier ».
L’armée est en cours de constitution, son recrutement a commencé et pour ceux qui ont encore un travail les chiffres sont alarmants. En mars le chômage a bondi de 7,1%. Les statistiques à venir seront encore plus effrayantes. A ces nouvelles recrues s’ajoutent les 12 millions de chômeurs partiels qui risquent d’être sacrifiés.
Comme à chaque dois les plus précaires sont et seront les premiers touchés. L’étranglement du quinze du mois passe au premier. Plus d’espoir, il faut juste leur garder la tête hors de l’eau. Par crainte d’émeutes, annoncées par la DGSI, l’État colmate. Il devient dame de charité et augmente son aide alimentaire avant d’installer dans nos rues des camions de soupe populaire.
Nos petits-enfants pris en otage
Il va donc falloir faire des économies, et vite. Pour justifier cette nouvelle érection de la guillotine sociale, beaucoup d’économistes nous affirment qu’ils « souhaitent protéger nos enfants ». Impossible de laisser des dettes à nos chères petites têtes brunes ou blondes.
« Moralement impossible » crient ensemble les journalistes du Monde et les signataires de cette incroyable tribune du JDD : « Nous le devons à nos enfants : si les services publics sont un bien commun, il est de notre responsabilité de les leur léguer que libérés d’une dette qui les menace ».
Ce chantage est vieux comme Adam Smith. Juste avant la crise, devant une infirmière qui demandait plus de moyens, Emmanuel Macron répondait d’un direct : « C’est vos enfants qui payent quand ce n’est pas vous ! ».
La règle d’or du macronisme, « Bénéfices privés, pertes publiques », remplace plus que jamais « Liberté Égalité Fraternité ».
Bertrand Rothé
Notes
[1] https://www.la-croix.com/Economie/Monde/Coronavirus-milliards-endiguer-crise-2020-04-16-1201089772
[2] https://www.lefigaro.fr/conjoncture/en-allemagne-un-plan-de-soutien-geant-de-1100-milliards-d-euros-contre-le-virus-20200325
[3] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/04/23/coronavirus-d-ou-viennent-tous-ces-milliards-des-plans-de-relance_6037543_4355770.html
[4] https://www.banque-france.fr/intervention/le-journal-du-dimanche-cette-bataille-nous-la-gagnerons-tous-ensemble
[5] https://www.mediapart.fr/journal/france/010420/hopital-public-la-note-explosive-de-la-caisse-des-depots