O Globo, 2 juillet 2006.
Eric Toussaint, historien et politologue, est président du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-monde (CADTM) et membre d’Attac. Il est enthousiaste à l’égard des gouvernements de Hugo Chávez au Venezuela et de Evo Morales en Bolivie, mais est implacable dans la critique de Luis Ignacio Lula da Silva, président du Brésil. Co-auteur du livre « 50 questions, 50 réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale » récemment paru au Brésil aux éditions Boitempo, il accuse le président Lula de populisme, un populisme basé sur son plan d’assistance aux familles les plus pauvres [1] alors que dans le même temps, le gouvernement applique une politique conforme au consensus de Washington. Dans une interview par téléphone avec O Globo [2], il affirme que c’est le moment idéal pour les pays émergents d’obliger les créanciers du Nord à la renégociation du principal fardeau affectant les pays émergents qu’est la dette externe.
Pourquoi la dette externe est-elle le principal problème des pays émergents ?
La richesse que chaque pays endetté est obligé de transférer à ses créanciers représente un détournement énorme de ressources qui ne sont pas utilisées pour satisfaire les besoins humains fondamentaux. Dans beaucoup de pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie, les pouvoirs publics doivent consacrer 25 à 40% du budget au remboursement de la dette. C’est une quantité énorme. Au Brésil, le service de la dette représente 3,5 fois la somme des dépenses destinées à l’éducation, à la santé et à la réforme agraire. Les pays endettés sont sous tutelle des créanciers qui utilisent la Banque mondiale, le Fonds monétaire international ou le Club de Paris pour leur dicter des politiques.
Ces pays sont-ils en mesure de sortir de cette situation ?
Ils le sont en effet, surtout dans la conjoncture actuelle où ils pourraient se libérer et appliquer d’autres politiques économiques et sociales. En effet, la hausse des prix des matières premières, des hydrocarbures ainsi que des produits agricoles les avantagent. Les pays émergents exportent ces produits et comme les revenus d’exportation augmentent, ces pays accumulent des réserves en devises. C’est le cas du Brésil, de l’Argentine, du Venezuela et de certains pays pauvres d’Afrique comme l’Angola et en Asie comme l’Indonésie et l’Inde sans parler de la Chine. Tous les pays du tiers-monde pris ensemble ont des réserves en devises qui se montent à 2.000 milliards de dollars alors que les réserves de change des Etats-Unis ne représentent qu’environ 50 milliards et l’Europe occidentale moins de 200 milliards [3] Dans ces conditions, les pays endettés sont en très bonne position pour imposer une négociation juste à l’encontre des créanciers du Nord [4].
L’issue est-elle viable ?
Aujourd’hui oui. Il y a dix ans, la conjoncture était moins favorable. Et il est fort probable que les gouvernements du Sud comme celui de Lula laissent passer cette occasion. De plus, la situation est en train de tourner : le taux d’intérêt international augmente, les investissements aux Etats-Unis et en Europe redeviennent plus attractifs car les taux d’intérêts y ont augmenté, une partie des capitaux des Bourses du Sud retourne vers les Bourses du Nord et on s’attend à une baisse des prix des matières premières ou des produits agricoles. Si les pays du tiers-monde ne profitent pas de la conjoncture actuelle, dans deux ou trois ans la situation sera beaucoup plus difficile.
Et que font les gouvernements des présidents Hugo Chávez et Evo Morales ?
On a assisté dans les 4 ou 5 dernières années à un rejet des politiques néolibérales en Amérique latine caractérisé par l’élection démocratique de présidents qui pourraient mettre en pratique une politique différente de celle du Consensus de Washington. Lula a été élu sur un programme différent de ce Consensus tout comme Kirchner en Argentine, Chávez et Morales. Les citoyens veulent des gouvernements qui appliquent d’autres politiques. Je pense que Chávez et Morales veulent réellement mettre sur pied une politique alternative. Kirchner et Lula, eux, ne le veulent pas. Kirchner, qui n’est pas de gauche et qui un président péroniste, applique une politique beaucoup plus hétérodoxe que Lula qui est de gauche. La politique macro-économique du Brésil est beaucoup plus orthodoxe par rapport au Consensus de Washington. Selon moi, Chávez et Morales sont beaucoup plus créatifs et font des propositions qui valent la peine d’être développées dans un cadre latino-américain.
Le Brésil a perdu le leadership en Amérique latine ?
Bien sûr. Les taux d’intérêt astronomiques au Brésil freinent l’investissement productif. Le Brésil est complètement ouvert aux grands mouvements de capitaux. Il n’a aucun instrument pour se défendre en cas d’attaque spéculative. Cette politique est contraire à celle qui devrait être appliquée dans un modèle alternatif [5]. Je sais qu’on accuse généralement Chávez d’être un populiste mais on se trompe de cible. C’est Lula qui applique une politique populiste avec son programme d’assistance aux pauvres. Il vise clairement à obtenir les votes des secteurs qui ont vu leurs revenus augmenter un peu du fait de ce programme. Je comprends que ces gens appuient un président qui améliore un tant soit peu leurs revenus. Cependant, en ce qui concerne des réformes économiques structurelles, Lula est très réticent. On ne peut pas le comparer à Getulio Vargas (président du Brésil entre 1930 et 1945, puis entre 1951 et 1954), ni à Juscelino Kubitschek (président de 1956 à 1961), ni à Joao Goulart (président de 1961 à 1964). Lula est plus conservateur.
Appuyez-vous la politique de Hugo Chavez ?
Chávez propose d’utiliser une partie des réserves des banques centrales latino-américaines pour fonder une banque du Sud. Il semble tout à fait légitime et très intéressant d’utiliser une partie des réserves pour mettre sur pied une banque qui puisse être un instrument de crédit des pays de la région et également une arme d’autodéfense contre les attaques spéculatives contre leurs monnaies. Si le Brésil se joint au Venezuela, à l’Argentine et à d’autres pays, en cas d’attaque contre sa monnaie, il pourra faire face sans devoir appliquer la politique dictée par le FMI.
Vous affirmez que la Banque mondiale sous-estime les indicateurs de pauvreté. Pourquoi ?
L’intention de la Banque mondiale est très claire. La Banque mondiale a réussi pendant les 20 dernières années à convaincre les gouvernements d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie de mettre en place les politiques qu’elle souhaitait. De ce fait, elle est obligée de démontrer que celles-ci ont été bénéfiques en termes de réduction de la pauvreté. Mais j’affirme que la pauvreté a augmenté dans les pays qui ont appliqué le plus rigoureusement ces politiques. La Banque manipule ces chiffres pour masquer son échec.
Y a-il une mobilisation dans les pays riches pour l’annulation de la dette externe ?
Oui. En 1999-2000, nous avons récolté près de 20 millions de signatures de citoyens qui exigeaient l’annulation de la dette des pays pauvres. Les citoyens du Nord sont largement en faveur de l’annulation.
Y a-il une capacité d’organisation dans les pays pauvres ?
Il y a un grand effort d’organisation dans les pays du Sud. Un exemple est celui du « plébiscite » au Brésil en 2000 [6]. En Equateur, il y a actuellement un audit organisé par le gouvernement sous la pression des mouvements sociaux. Dans des pays d’autres continents comme le Congo, l’Afrique du Sud, les Philippines, il y des actions relatives à l’audit. Tout cela est le résultat de campagnes menées par les mouvements sociaux du Sud. Et nous appuyons ces actions.
– Source : CDTM www.cadtm.org
A Lire : Démocratie et contrôle des changes : L’exemple vénézuélien, par Benoît Borrits.
Venezuela : La révolution sociale du président Hugo Chávez, par Salim Lamrani.
Venezuela - réforme agraire : La terre pour le peuple, pas pour le profit, par Gregory Wilpert.
Les USA encaissent un nouveau coup : La Bolivie, Le Venezuela et Cuba signent le Traité de Commerce des Peuples.