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Daniel Baud. Alfred Nakache, le nageur d’Auschwitz.

Tous les Toulousains connaissent la piscine Alfred Nakache, un bâtiment classé qui date de quatre-vingts ans.

De 1937 à 1946, Nakache fut l’un des meilleurs nageurs mondiaux. Son destin de juif persécuté, déporté à Auschwitz méritait amplement une biographie, tâche à laquelle s’est attelé l’historien Daniel Baud.

Comme il m’a été donné de rencontrer de vieux Toulousains qui ont personnellement connu le champion, je puis dire que l’auteur rend fort bien compte de la grandeur de ce personnage : sportif exceptionnel, enseignant dévoué, honnête homme, apaisé et serein malgré les drames qui ont jalonné une partie de son existence. Se pencher sur le destin de ce phénomène, c’est aussi vérifier à quel point politique et sport savent faire mauvais ménage.

Originaire de Constantine, Nakache n’a pas connu l’époque, peut-être un peu mythifiée, où les juifs trinquaient avec les musulmans, après que les seconds eurent entreposé leur récolte dans les magasins des premiers. En 1870, le décret Crémieux francise les juifs d’Algérie et ravale définitivement les musulmans au rang de citoyens de seconde zone. En retour, cette décision suscite un fort antisémitisme et un sentiment profond et durable contre le gouvernement français. En 1898, en pleine affaire Dreyfus, les colons élisent Édouard Drumond, principal responsable du journal antisémite La Libre Parole, comme député d’Alger. En 1900, on trouve dans les kiosques algérois l’hebdomadaire de la Ligue antisémitique, L’Antijuif algérien, aux côtés d’autres feuilles ayant pour nom Le Nouvel antijuif, Le Petit antijuif algérien.

L’enfance et l’adolescence de Nakache se dérouleront dans cette ambiance exacerbée et nauséabonde. Il sympathisera avec la cause sioniste, conséquence compréhensible des heurts intercommunautaires.

Le 5 août 1934 (Nakache a dix-neuf ans), 200 magasins du ghetto sont saccagés. 20 musulmans sont blessés. 25 Juifs sont tués. Ce pogrom fait suite à l’entrée d’un juif saoul dans une mosquée au moment de la prière. Les tensions sont à fleur de peau : en 1937-1938, quand Nakache devient le meilleur nageur français, son principal concurrent (ils sont les deux meilleurs nageurs de brasse au monde) est Jacques Cartonnet, un militant d’extrême droite qu’il retrouvera sur sa route, un peu plus tard, dans des conditions dramatiques. Cartonnet est proche de Jean Luchaire, homme de presse fascisant influent. En 1939, Nakache obtient le certificat d’aptitude au professorat d’éducation physique. Mais, le 8 octobre1940, le décret Crémieux étant abrogé, Nakache, le multiple champion de France, n’est plus français et ne peut plus enseigner (500 professeurs et instituteurs sont renvoyés, ainsi que 20000 élèves). En 1942, le gouvernement du général Giraud confirmera cette abrogation. En 1944, De Gaulle mettra six mois pour rétablir le décret, après de nombreuses pétitions.

Nakache se réfugie à Toulouse en janvier 1941. Son ennemi Cartonnet émarge comme journaliste à l’organe pétainiste Le Grand Écho du Midi. La même année, Nakache se laisse embarquer dans la célèbre « tournée Borotra » (l’ancien grand joueur de tennis est ministre des sports de Pétain), durant laquelle il est censé promouvoir la politique sportive de l’État français en Afrique du Nord. Le 6 juillet, il bat son premier record du monde (220 mètres brasse).

Au début de la guerre, Toulouse compte 200000 réfugiés (parmi eux, le philosophe Jankélévitch, l’écrivain Albert Cohen ou Edgar Morin). Le maire est désormais nommé par l’État : il s’agit d’André Haon, avocat de profession, ancien joueur de rugby au Stade Toulousain.

Nakache est accueilli comme un fils aux Dauphins du TOEC par deux figures historiques de la natation toulousaine : Alban Minville et Jules Jany, le père de deux futurs grands champions. Pour assurer son existence, Alfred Nakache et sa femme dirigent une salle de sport. Durant l’été 1942, 99 Juifs sont arrêtés à Toulouse, puis déportés. Nakache remporte 6 des 8 titres au cours des championnats de France.

Le 11 novembre 1942, les Allemands entrent à Toulouse. De nombreux groupes de résistants juifs s’organisent. Nakache rejoint l’un d’entre eux (l’Armée Juive), favorable à la création d’un état juif en Palestine. Il met sa salle de sport au service de cette organisation.

En 1943, il est empêché de participer aux épreuves des championnats de France. Ces camarades du TOEC se déclarent solidaires et boycottent les épreuves.

Nakache et son épouse, Paule, sont arrêtés le 20 décembre 1943. Un temps cachée par des amis, leur petite fille Annie, âgée de deux ans, est enlevée par la Gestapo. De la prison Saint-Michel de Toulouse, la famille est transférée à Drancy, puis à Auschwitz. L’épouse et l’enfant de Nakache sont gazées deux jours après leur arrivée, ce que le champion découvrira des années plus tard. Par miracle, Nakache est reconnu par l’officier SS qui organisait la sélection le matin de son arrivée dans le camp. Il travaillera à Auschwitz III, pour le grand bénéfice d’IG Farben. Il a comme camarade de calvaire l’ingénieur Primo Levi, futur auteur de Si c’est un homme, un des ouvrages capitaux du XXe siècle. Nakache a ensuite la chance d’être affecté à l’infirmerie du camp. Cette infirmerie avait été exigée par IG Farben pour faire diminuer le taux de mortalité chez les travailleurs. Et puis intervient l’invraisemblable épisode du plongeon dans la réserve d’eau fétide. On intime à l’ancien champion de nager dans l’eau glacée, puis d’aller rechercher des clés, des cailloux au fond de l’eau, de ramener un poignard entre les dents. Les SS jouent avec cet animal bien dressé et fortement humilié. Mais Nakache retrouve son élément, ce qui l’aidera à survivre.

Le 17 janvier 1945, les survivants d’Auschwitz entament une longue marche vers Gleiwitz, puis Buchenwald. Les SS fuient l’Armée rouge. Nakache reste trois mois à Buchenwald avant d’être libéré. Au lieu de rentrer immédiatement en France, il se met au service de ses compagnons d’infortune en prenant la direction de l’hôpital du camp.

Le maire de Toulouse, Raymond Badiou (le père du philosophe), décide, avec son conseil municipal, de dénommer la piscine d’hiver du Parc Municipal des Sports « piscine Alfred Nakache ». La résolution des édiles souligne « la probité, le sérieux, l’opiniâtreté, le désintéressement » de cet être d’exception que tout le monde pense mort. En octobre 1944, la très bonne nouvelle tombe : Nakache est vivant ! Le 28 avril, il est à Paris, à l’Hôtel Lutétia. Il pèse 40 kilos et souffre d’un méchant abcès à l’oreille. La famille de l’ancien champion Jean Taris le recueille. Il rentre à Toulouse et se rend, pendant six mois, en vain, à la gare de la ville dans l’espoir de voir débarquer sa femme et sa fille.

En juillet 1945, il est nommé professeur d’éducation physique au lycée de Toulouse. Il reprend l’entraînement et remporte d’autres titres aux championnats de France. Comme le veut cette idiotie collective bien connue selon laquelle les victimes sont forcément coupables, Nakache doit, un temps, se justifier d’être encore en vie. Plainte est même déposée contre lui pour complicité d’homicide involontaire ! Le vice-président de l’Amicale d’Auschwitz plaide en sa faveur.

En 1946, quand 100000 Juifs se voient refuser l’accès à Israël, Nakache reprend pour un temps du service en cachant des armes dans sa salle de sport pour Abraham Polonski, un ancien de l’Armée juive. Au mois d’août de la même année, (il a trente et un ans), il bat le record du monde du 3 fois 100 mètres trois nages avec ses amis Alex Jany et Georges Vallerey.

Il officie également au Toulouse Football Club comme kinésithérapeute. Il se remarie en 1952.

De 1972 à 1976, il vit à la Réunion. Il prend sa retraite à Cerbère et meurt, le 4 août 1983, comme il l’avait peut-être souhaité, d’un arrêt cardiaque lors de sa nage quotidienne dans le port.

Bernard Gensane

(Portet-sur-Garonne, Éditions Loubatières, 2009)


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Je n’ai aucune idée à quoi pourrait ressembler une information de masse et de qualité, plus ou moins objective, plus ou moins professionnelle, plus ou moins intelligente. Je n’en ai jamais connue, sinon à de très faibles doses. D’ailleurs, je pense que nous en avons tellement perdu l’habitude que nous réagirions comme un aveugle qui retrouverait soudainement la vue : notre premier réflexe serait probablement de fermer les yeux de douleur, tant cela nous paraîtrait insupportable.

Viktor Dedaj

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