RSS SyndicationTwitterFacebook
Rechercher

D’une éclipse à l’autre

De l’incompréhension des signes à l’angoisse existentielle

Des temps immémoriaux, les phénomènes naturels, par leur beauté, leur mystère ou leur violence, ont toujours intrigué et fasciné les hommes. Hélas, pendant longtemps, l’humanité s’est contentée de trouver des explications surnaturelles à ces phénomènes. Ainsi, au fil du temps, l’impossibilité de leur apporter une explication rationnelle a nourri de nombreux mythes qui ont forgé nos religions et nos croyances.

Avec le recul, il est à se demander si certains des récits des prophètes ne sont pas simplement qu’une description maladroite de quelques-uns de ces phénomènes. En effet, Bachelard aidant, à travers la formation de l’esprit scientifique, nous reconnaissons aujourd’hui dans certaines de ces explications prophétiques, la naissance d’une forme d’opinion qui s’est contentée de décrire les choses sans les comprendre. Opinion devenue ainsi un obstacle épistémologique à surmonter pour atteindre la connaissance. Cela dit, devant "les mystères du réel", ce que les prophètes ont cru savoir avant-hier offusque ce que nous savons aujourd’hui. De quoi nous inviter à méditer profondément cette leçon d’humilité scientifique selon laquelle la vérité se manifeste toujours "dans un repentir intellectuel".

Mais, encore faut-il avoir le courage de se défaire des connaissances mal faites pour accéder aux connaissances nouvelles malgré et, souvent même, contre notre foi ardente. Nous pensons notamment, à Noé interprétant l’arc-en-ciel du déluge comme une promesse divine ; à Josué qui aurait commandé au soleil et à la lune de s’arrêter, bien sûr par l’intermédiaire du Dieu d’Israël, le temps d’un massacre ou d’une vengeance ; à Job qui parle de l’ombre projetée de la lune comme du sceau de Dieu sur le Soleil ; à Ezéchiel qui décrit le voile mis par Dieu sur les étoiles pour obscurcir le pays. Nous pensons également aux nombreux autres signes et prodiges perçus comme des manifestations de colère divine, passées ou à venir, célébrées par ceux qui ont écrit la Bible.

De l’obscurité à la lumière

Évidemment, la Bible regorge de versets qui nous parlent de ces « signes dans le soleil, dans la lune et dans les étoiles ». Des signes qui ont, de toute évidence, créé l’angoisse chez ceux et celles qui n’ont pas su les expliquer. Car, il a fallu attendre le triomphe de la science sur la sainte inquisition pour voir éclipser ces multiples obstacles épistémologiques qui se sont dressé comme des murs inébranlables sur les sentiers du savoir et de la vérité.

C’est alors que, dans un immense repentir dont les vibrations ont retenti comme les ondes sonores des trompettes qui ont détruit les murailles de Jéricho, Dieu dit que la vérité soit, et la Science fût ; donnant à la raison plus de place qu’à la célébration des mythes. Ce faisant, l’humanité a pu "se rajeunir spirituellement" en accédant à la Science, "en acceptant cette mutation brusque qui contredit" certaines des croyances bibliques, notamment sur les éclipses. N’en déplaisent aux croyants, c’est la Science qui, dans son principe et dans son achèvement, a bousculé les mythes pour laisser converger, vers ces points obscurs entretenus par notre foi, des faisceaux de lumière qui illuminent notre monde, éclairent notre regard sur l’univers et rendent intelligibles à notre sens les multiples phénomènes qui font la beauté et la singularité de la nature.

De fait, aujourd’hui, les éclipses font moins peur qu’avant-hier à l’humanité, même si la part d’obscurité qu’elles entrainent, le temps d’une conjonction astrale, entretient encore, chez certains, de sombres angoisses.

Des éclipses astrales aux éclipses politiques

L’éclipse de ce 21 août 2017 n’échappera pas à cette légende. Pour certains, sa trajectoire sur plus d’une dizaine des 50 états américains augure un mauvais présage pour l’impétueux locataire de la maison blanche ; empêtré, depuis son élection, dans des crises récurrentes qui rendent, avouons-le honnêtement, éclipse ou pas, assez probable son « impeachment ».

Toutefois, dans une telle éventualité, nous nous contenterons de dire que la conjoncture politique lui a été inclémente et que la conjonction des forces de l’état profond aux USA a su éclipser son arrogance de milliardaire.

Cette analogie subtile nous permet de comprendre que les éclipses ne se produisent pas seulement au niveau du ciel par la conjonction des astres. Elles surviennent aussi à l’échelle du monde politique par la conjonction des intérêts de classe. Et dans l’un ou l’autre des cas, elles apportent toujours leur part d’obscurité.

Pourtant, si d’une éclipse à l’autre, il se propage un cône d’ombre qui obscurcit notre monde, il n’en existe pas moins des différences entre elles, notamment par leur durée et leur fréquence cyclique. Ainsi l’obscurité qui nait des éclipses astrales dure toujours peu et revient selon un cycle plus long. Par contre, l’obscurité qui nait de la conjonction des intérêts de classe est souvent permanente, puisque leur période de cycle est très courte augmentant ainsi leur fréquence d’apparition, du moins dans certains pays.

Haïti : l’éclipse permanente

Tel est le cas d’Haïti où les groupes dominants de la société, c’est-à-dire, les forces économiques, les forces politiques, les forces sociales (culturelles et médiatiques), conjuguent leur effort pour obscurcir de façon durable l’horizon du progrès à l’ensemble de la population, obligeant les plus vulnérables à vivre dans le culte des envies et des légendes d’ailleurs.

Cette conjonction de forces condamne Haïti à vivre dans la permanence d’une éclipse qui obscurcit et enfume tout. Car ici, tout est contraire aux normes et à la justice. Ici, c’est la quête des petites opportunités, des petites visibilités pour soi-même. Ici, tout se fait par échelle d’accointances ou de soumission obligeant les moins dignes à tout accepter, se transformant en hommes à tout faire, pour échapper à la précarité.. Ici, tout se joue sur une trajectoire qui décrit une « réussite » construite par et pour des hommes de peu. Ici, la malice, l’incompétence arrogante et la crapulerie éclipsent de manière permanente l’intégrité, l’intelligence et l’éthique. Ici, c’est la célébration des proverbes qui magnifient l’indigence : "se sot ki bay, embesil ki pa pran" (quand le sot donne, seul l’imbécile refuse de prendre), "pito nou led nou la" ( Mieux vaut être laid mais vivant), " naje pou w soti" (Nage pour ton compte).

Ce sont là autant d’éclipses de l’intelligence, de l’intégrité et de la dignité dans l’ombre desquelles se construisent de petits succès individuels qui enfument, obscurcissent l’espoir et conduisent au renoncement et à l’abandon.

Voilà, abandon ! Le mot est trouvé. Car dans son étymologie grecque, ekleipsis, le mot éclipse signifie bien abandonner. Alors, quelle plus forte analogie avec l’éclipse permanente que celle d’un peuple qui s’abandonne dans une collective indigence intellectuelle et humaine pour vivre au cycle des saisons dans l’imposture, dans la soumission et dans la fuite ! Quelle plus grande indigence que celle d’accepter de survivre en renonçant à toute dignité ("pito nou led nou la") !

N’est-ce pas un abandon de souveraineté et de dignité nationales quand la sécurité, les élections et les choix politiques du pays sont programmés et dictés par d’autres à Washington ou à l’ONU ? N’est-ce pas un abandon de la gouvernance étatique que de laisser aux ONG le soin de conduire les axes de ses actions stratégiques notamment dans le domaine du renforcement institutionnel et de la justice ? N’est-ce pas un abandon de la cohésion sociale quand les juges refusent de rendre justice parce qu’assujettis à des accointances politiques qui les rendent redevables ? N’est-ce pas un abandon d’éthique professionnelle quand des experts continuent de vendre le libéralisme comme promesse de bonne gouvernance au profit de leur subvention ? Ou quand des professionnels se condamnent au silence pour ne pas perdre leurs opportunités d’affaires ? N’est-ce pas un abandon de la vérité quand certains médias ont vendu à la population le mythe du succès de la plantation de banane de l’actuel président d’Haïti et se sont abstenu de faire écho des preuves flagrantes des irrégularités du processus électoral de 2016 ? N’est-ce pas un abandon de l’éthique religieuse quand des hommes d’église pactisent avec la crapulerie politique pour défendre leurs intérêts de chapelle ou de culte ? N’est-ce pas un abandon du savoir quand l’Université se révèle incapable de résoudre ses propres crises voire de proposer des modèles intelligents à la société ? N’est-ce pas un abandon de l’exemplarité quand ce sont ceux qui sont en contravention avec la justice et ceux qui ne payent pas leurs taxes qui font et exécutent les lois ? N’est-ce pas un abandon collectif quand tout un peuple vit en transit dans son pays et n’est qu’en quête d’opportunités pour fuir ?

Voilà l’éclipse permanente, sous forme d’abandons multiples, qui maintient son ombre sur Haïti depuis 213 ans. Ainsi, à l’heure où l’on s’apprête à contempler l’éclipse solaire du 21 août 2017, il est important de ne pas perdre de vue qu’Haïti vit sur la trajectoire d’une permanente éclipse d’intelligence, d’éthique, de justice et de dignité.

Une éclipse qui profite à une partie de la communauté internationale, peut être la plus influente, celle qui vit de l’échec des peuples et s’arrange pour jouir toujours de l’obscurité induite pour vendre au pays du Sud une expertise de rabais. Nous parlons de cette communauté internationale qui recycle, dans des projets qu’elle conduit, à travers agences et ONG, un grand nombre de fonctionnaires internationaux souvent incompétents techniquement, managérialement et parfois aussi humainement. Qu’on se le tienne pour dit, il ne s’agit pas là de réflexion "anti-étranger". Une enquête sérieuse et profonde sur les agissements de certaines ONG en Haïti notamment pendant et après le séisme de 2010 pourra révéler les contours obscurs de cette éclipse qui perdure.

Une éclipse qui permet à un groupe d’hommes d’affaires de vivre dans l’apologie des mauvais arrangements tout en monopolisant l’ensemble des ressources nationales au service de leurs intérêts claniques.

Une éclipse qui favorise le triomphe d’une médiocrité multiforme dictant l’unique voie de ce qui est célébrée comme un « succès » au prix de tous les renoncements ! Une éclipse qui angoisse la population et la pousse à cultiver la fuite, l’exil, l’émigration en masse comme une nouvelle forme de marronnage pour survivre.

L’éclipse d’Haïti, ou si l’on préfère l’échec d’Haïti, est une combinaison savante d’accointances et de conjonction de forces où l’on retrouve l’ingérence internationale, la corruption et la délinquance des élites, la médiocrité et la crapulerie des politiques, l’absence d’éthique et l’improbable noblesse de intellectuels, le déficit d’engagement de la population, le tout conduisant à une grande foire d’indignité nationale.

Des feux de colère pour éclairer l’avenir

Toutefois, malgré la permanence de cette éclipse et l’intensité de l’obscurité qu’elle projette, il faut se rappeler qu’elle n’est pas une fatalité. Toute éclipse est le résultat d’une conjonction d’astres qui finit très vite par disparaitre sous l’effet perpétuel du mouvement qui laisse briller la lumière. De même, l’échec haïtien n’est que le résultat de l’inertie des masses et des classes laborieuses face à la conjonction d’intérêts des différents groupes dominants. Ainsi, il y a lieu d’espérer que les forces sociales haïtiennes de progrès finiront par se réveiller de leur torpeur pour vaincre l’inertie collective et laisser finalement briller l’intelligence, la justice, la dignité et l’éthique.

Sans doute pour cela qu’il faudra attendre une nouvelle génération d’hommes capables de s’indigner et de s’enflammer de colère pour mener la révolte contre l’indignité et l’abandon. Il y va de notre existence de peuple digne. Car si, selon Victor Hugo, " l’eau qui ne coule pas devient un marais ", l’esprit humain qui ne s’indigne pas et ne se révolte pas devient un fumier indigent. Cependant, cette génération ne sera pas spontanée, nous devons lui frayer le chemin, préparer et fertiliser le sol, semer le grain et l’arroser continuellement. Ce n’est qu’ainsi que la génération future naitra, germera, portera des fruits et nous mettra sur l’orbite d’une trajectoire où le cycle des éclipses est moins fréquent.

De ce fait, il est venu le temps pour les meilleurs fils et les meilleures filles d’Haïti, par-delà les distances géographiques qui les séparent, de savoir se regrouper afin de se joindre dans un projet commun pour lancer le "Kombit" de la transmission intergénérationnelle. Il est venu le temps pour ceux qui ont réussi ailleurs en profitant de l’intelligence des écosystèmes de leur pays d’accueil de laisser briller leur lumière pour leur pays d’origine afin de faire reculer l’ombre de cette éclipse politique indigente qui impacte tout. A défaut, qu’importent les succès individuels des uns et la trajectoire personnelle des autres, aucun d’entre nous n’échappera à l’échec collectif qui fait de nous, aux yeux du monde, un "peuple de migrants tricheurs" fuyant son pays à la recherche de petites « opportunités économiques ». C’est ce qu’ont prouvé les récents évènements migratoires du mois d’août 2017 qui ont alimenté la chronique des journaux de Montréal. C’est ce que prouveront les expulsions massives promises par l’administration Trump à la fin de la prolongation des permis de séjour temporaire (TPS) de nos compatriotes. C’est ce que prouve l’image, mise en exergue à dessein au début de cet article, montrant une barque peinte aux couleurs nationales, renversée et abandonnée sur la rive comme symbole d’un échec collectif.

Comme nous l’avons toujours dit, nous le redisons à nouveau volontiers, toute lumière qui ne brille que pour son ombre n’est qu’enfumage. Alors, il est venu le temps de savoir nous indigner collectivement et de savoir nous regrouper dans un projet national pour laisser briller notre intelligence afin de reprendre la main sur l’histoire, afin de nous extraire de la trajectoire de cette éclipse, afin de passer du succès indigent aux mutations intelligentes.

Le 21 août prochain, tandis que nous scruterons les étoiles lointaines pour contempler ce phénomène rare qu’est l’éclipse solaire du siècle, tâchons de ne pas oublier qu’Haïti a un immense besoin d’intelligence, de justice et d’éthique pour s’extraire de la trajectoire de cette éclipse permanente combien plus proche de nous et plus impactante sur notre vie de peuple.

URL de cet article 32209
   
LA FIN DU CAPITAL - Pour une société d’émancipation humaine
André Prone
Le capitalisme fait subir aux peuples sa crise mondiale. Mais derrière les terribles épreuves de ses ruses alternatives pour en sortir et malgré l’échec douloureux des pseudo-socialismes laissant place à un entredeux mondes, se construit pas à pas une nouvelle conscience sociale qui apprend, dans la révolte parfois désespérée ou la révolution, à combattre la corruption et les dérives mafieuses d’un système profondément gangrené. Les deux conflits mondiaux au nom de l’Empire et de la (…)
Agrandir | voir bibliographie

 

A la fin, nous nous souviendrons non pas des mots de nos ennemis, mais des silences de nos amis.

Martin Luther King

© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.