2 octobre 2003
Chère Mme Catherine Deneuve, je vous apprécie comme comédienne, mais je ne crois pas que votre « première » politique de lundi (s’il faut en croire El Miami Herald dont la véracité est souvent sujette à caution quand Cuba est en jeu et qui écrit que votre ami (?) Eduardo Manet s’était étonné et réjoui que vous ayez accepté de parrainer la soirée « de solidarité avec le peuple cubain », alors que vous ne vous étiez jamais prêté à ça avant), mérite le moindre prix d’interprétation.
Vous auriez mieux fait de rester sur la touche : les organisateurs de la cérémonie propitiatoire vous ont flouée, en effet.
Sur le contenu, d’abord. Je suppose que vous êtes rendue compte, une fois embarquée sur la galère de Reporters sans frontières, que votre solidarité s’adresse en fait à un nombre très réduit de dissidents, et que le « peuple cubain », qui compte plus de onze millions d’habitants, se passerait aisément de ce genre de coup de main de l’ours. Tant qu’à faire, si vous tenez tant à vous solidariser avec lui, utilisez donc votre prestige et vos sous pour inciter l’Union européenne à modifier sa Position commune (qui date, vous ne le saviez sûrement pas, de 1996 et n’a donc rien à voir avec les événements de mars dernier).
Mais on vous a flouée aussi sur le rôle qu’on vous a confié. J’ose espérer que vous faites preuve de plus de professionnalisme quand vous préparez un film et que vous lisez un peu mieux le scénario. Parce que ce discours de Fidel que vous ont fait lire Bob Ménard, Eduardo Manet, Zoé Valdés et les autres professionnels de l’anticastrisme (comme vous dites, là -bas ; nous, ici, on dit « de la contre-révolution ») ou de l’anticommunisme (comme Semprun) qui ont sans doute préparé la cérémonie l’ont tiré de son contexte et que, sorti de là , il tombe tout à fait en porte-à -faux.
Le discours, donc, que vous avez lu est celui que Fidel a prononcé le 8 janvier 1959, le jour de son entrée à La Havane. Dans un contexte très précis, à un moment très particulier. Rien d’autre. L’extrapoler sans plus à quarante-cinq ans de Révolution est indigne de gens qui se targuent d’être des intellectuels. Quand Fidel dit : « Le premier devoir de tout révolutionnaire est de dire la vérité ; tromper le peuple, l’entretenir dans des illusions fallacieuses aboutirait aux pires conséquences », c’est parce qu’il vient d’affirmer que, même si le régime de Batista est renversé, il ne faut pas croire pour autant que tout est terminé : au contraire, il se peut que tout devienne plus difficile. L’avertissement de Fidel joue là -dessus, sur ce point précis, pas sur autre chose : « J’estime qu’il faut le prévenir contre un optimisme exagéré. »
Petite parenthèse : que des gens bien placés vivant dans un système politique qui joue justement du mensonge et du non-dit et ne cesse justement de bercer les gens d’illusions se croient en mesure de faire la leçon à Fidel sur ce point serait risible, si ce n’était si irritant.
Quand à l’affirmation de Fidel : « Je ferai tout ce qui est mon pouvoir pour résoudre tous les problèmes sans verser une goutte de sang », là encore seul le contexte du moment l’explique : les « problèmes », c’est tout simplement que le Directoire révolutionnaire, un des groupes guérilleros, avait deux jours plus tôt saisi des armes dans une caserne, s’était installé au Palais présidentiel où il avait refusé de laisser entrer le président de la République et à l’Université où il avait stocké des armes, réclamant en quelque sorte sa place au soleil. Fidel affirme le 8 janvier (je vous rappelle, Mme Deneuve et Cie, parce que vous ne le savez sûrement pas, que celui-ci n’occupe alors aucune poste au gouvernement) : « Quelqu’un peut-il, parce qu’il n’est pas ministre, vouloir faire couler le sang et perturber la paix de ce pays ? Un groupe peut-il, parce qu’on ne lui a pas donné trois ou quatre ministères, faire couler le sang et perturber la paix de ce pays ? [.] Pourquoi stocker des armes en ce moment ? [.] Des armes, pour quoi faire ? Pour lutter contre qui ? Contre le Gouvernement provisoire qui peut compter sur le soutien du peuple ? [.] Pour faire chanter le président de la République, pour
menacer la paix, pour créer des organisations de gangsters ? Va-t-on en revenir au gangstérisme, aux règlements de compte quotidiens dans les rues ? »
Si vous maîtrisiez un peu votre scénario, Mme Deneuve, alors vous sauriez que Fidel fait allusion à un moment très précis de l’histoire cubaine, à la suite du renversement du tyran Antonio Machado, en 1933, où la frustration de la révolution en cours dégénéra en l’apparition de bandes de gangsters, au sens propre du mot. C’est contre cette réalité concrète que tout Cubain connaissait que Fidel mettait alors en garde. Pas plus. « Les problèmes » à régler étaient tout simplement celui-ci : que le Directoire dépose son attitude et restitue les armes. Et il l’a bel et bien obtenu « sans verser une goutte de sang ». Le jeu de mot facile de votre ami ( ?) Jorge Semprun - soit dit en passant, « l’heure est venue où les fusils doivent se mettre à genoux devant le peuple » n’apparaît à aucun endroit de ce discours du 8 janvier, mais seulement : « Les fusils doivent s’incliner devant l’opinion publique » - tombe, lui aussi à faux : Fidel se réfère une fois de plus au vol d’armes de la part du Directoire révolutionnaire et à son attitude du moment. Un point, c’est tout.
Par ailleurs, on vous a fait lire que Fidel avait affirmé ne pas être « un révolutionnaire professionnel ». Si c’est bien ce que vous avez lu (et non une mauvaise interprétation du journaliste de « L’Humanité »), alors, Mme Deneuve, on vous a carrément induite en erreur : il affirmait le 8 janvier qu’il n’était pas un « militaire de carrière, un militaire de profession », ce qui, vous en conviendrez, n’est pas du tout pareil !
Et puis, tenez, je vais faire l’article ! Puisque vous avez l’air de tant vous intéresser aux premiers discours de Fidel, je vous recommande, à vous et à vos collègues de la tribune du Rond-Point, de lire L’Empire U.S. contre Cuba. Du mépris au respect, que j’ai publié en 1988-1989 chez L’Harmattan et où je fais justement ce que vous auriez dû faire avant de monter sur la galère de RSF : une analyse circonstanciée des discours prononcés par Fidel jusqu’au 16 avril 1961 et replacés dans leur contexte précis (ce que, soit dit en passant - et là , je fais encore l’article - personne n’a encore jamais tenté), à savoir l’apprentissage de la Révolution par le peuple cubain face à une réalité que vous-même et vos amis « intellectuels » avez sans doute prudemment omis de mentionner, l’Empire nord-américain dont l’Amérique latine - à plus forte raison Cuba la néo-colonie - était et reste l’arrière-cour.
Oh, certes, c’est un gros bouquin de sept cents pages en deux tomes, s’il vous plaît, mais, bon, entre deux entrées sur le plateau pendant vos tournages, vous pouvez en lire quelques pages (je ne vous demande même pas de le faire en public !) : cela vous permettra de constater que, contrairement à ce qu’affirment les « cubanologues » de métier ou d’un jour, Fidel Castro n’a jamais fait le contraire de ce qu’il a dit ni dit le contraire de ce qu’il a fait. A l’inverse de beaucoup de vos politiques français et d’un certain nombre de personnes présentes à vos côtés au Rond-Point.
Je vous en recommande aussi la lecture, M. Almodóvar : pourquoi l’employez-vous pas votre « dérision » (toujours selon « L’Huma ») à de meilleures causes ? En Espagne même, où ce ne sont pas les occasions qui vous manqueraient. Que savez-vous donc de révolution et de révolutionnaire ! J’ai vu quasiment tous vos films, et ce n’est pas leur côté « réflexion révolutionnaire » qui m’a frappé, ni réflexion sur la société : au moins que la remise à jour du vieux mélodrame où pleurait Margot ne soit considéré par vos amis comme « révolutionnaire ».
Pierre Arditi, lui, a le toupet d’exhorter Fidel Castro à « rendre au peuple sa dignité et son identité » ! Nous sommes en plein délire. Mais, M. Arditi, venez donc faire un tour à Cuba ou alors renseignez-vous mieux avant de dire des âneries pareilles ! Le peuple cubain n’aura pas les niveaux de vie que la mise en coupe réglée du reste du monde procure à l’Europe (il est du mauvais côté de la barrière sur ce plan-là ), mais de la dignité et de l’identité, ça alors, oui, il en a à revendre (et de la solidarité, aussi, avec ses frères de malheur du tiers monde). Et il le doit, non à Castro, mais à la Révolution dont il est partie prenante depuis maintenant quarante-cinq ans. C’est justement avant 1959 que le peuple cubain n’avait ni dignité ni identité !
En fait, votre erreur à tous - de bonne ou de mauvaise foi - est de faire une fixation sur Castro : c’est commode, en effet, ça permet de ne pas trop réfléchir, c’est très médiatique, mais c’est absolument réducteur. Comme si la révolution cubaine n’existait pas que par l’existence de Castro. On aurait aimé que des « intellectuels » soient un peu plus sérieux.
Mais comment demander du sérieux quand vous répondez à l’appel de quelqu’un qui ne l’est pas du tout : ce Robert Ménard dont la défense de la liberté d’expression est si résolument ciblé. Que quelqu’un d’aussi médiocre puisse ratisser si large et réunir un tel parterre reste bien pour moi la preuve d’une part qu’il a de l’entregent et surtout des sous et qu’il convient à beaucoup, apparemment, qu’il mène cette bataille perdue d’avance contre Cuba ; d’autre part, et c’est tout de même plus affligeant, que la classe politique européenne, tous partis confondus, a absolument perdu le sens des réalités et que son nombrilisme eurocentrique l’empêche de voir le monde tel qu’il est.
En effet, qu’un Edgar Morin puisse appeler les gauches latino-américaines et européennes à prendre en main leur combat pour la démocratie prouve bien à quel point lui et ses pairs sont à côté de la plaque : les combats en Europe et en Amérique latine ne se recoupent guère, parce que les cadre où les uns et les autres agissent sont foncièrement différents, dans la mesure où vous, en Europe, êtes du côté des privilégiés et des nantis, dans des sociétés et des systèmes politico-économiques faits pour ponctionner les autres, du côté de ceux qui donnent les coups, qui imposent, tandis que l’Amérique latine est, elle, du côté de ceux qui les reçoivent, qui subissent. Clivage capital, mais dont vous ne semblez pas avoir la moindre conscience !
Ultime commentaire (mais il en est encore d’autres à faire) : si le beau monde réuni au théâtre du Rond-Point est « la gauche », je comprends dès lors pourquoi une partie de la classe ouvrière vote Le Pen !
Jacques-François Bonaldi
La Havane
Comme je suppose que le lectorat de L’Humanité n’est pas aussi fourni que celui de Paris-Match, je reproduis le papier qui a suscité mes commentaires (1er octobre) :
Cuba Soirée anti-Castro à Paris
Des artistes et des intellectuels dénoncent le régime castriste.
Reporters sans frontières (RSF), à la fibre sélective, et sensible s’agissant de Cuba, a fait son plein d’énergie anti-Castro (et anticastriste) lundi au Théâtre du Rond-Point des Champs-Élysées en organisant une soirée à thème imposé : Cuba si, Castro, no. "Difficile pour "Fidel" tour à tour "dictateur", "caudillo", "gangster" (pour Zoé Valdès), "dinosaure sénile" (Antonio Tabbuchi) de s’en sortir face à un parterre d’artistes et d’intellectuels venus détruire un "mythe" vivant et manifester leur "solidarité avec le peuple cubain contre la répression et pour la liberté" ainsi que le proclamait l’invitation. Parmi eux, Catherine Deneuve, Sophie Marceau, Pedro Almodovar, Pierre Arditi, Ariane Ascaride, Jean-Michel Ribes, Christine Ockrent, Zoé Valdès, Eduardo Manet ou encore l’historien Benjamin Stora, le journaliste Edwy Plenel, le mathématicien Michel Broué et bien d’autres venus remplir la salle. Dehors des manifestants, tenus à l’écart par un imposant dispositif policier, tentaient de se faire entendre en criant à l’inverse leur soutien à "Fidel". Catherine Deneuve a donné le "la" en lisant l’un des premiers discours de Fidel Castro en 1959 dans lequel celui-ci affirmait ne pas être un révolutionnaire professionnel, sa conviction que "tromper le peuple" aurait les pires conséquences et sa promesse qu’il ferait tout pour résoudre les problèmes sans verser une goutte de sang". Animant les interventions, l’écrivain et ancien ministre espagnol de la Culture, Jorge Semprun a fait sienne cette profession de foi d’alors du "barbudo" - "l’heure est venue où les fusils doivent se mettre à genoux devant le peuple"- ajoutant que cette heure avait "tardé à sonner trop longtemps à Cuba".
Témoignages, lecture de textes ou de poèmes, clips... les participants à la soirée ont dénoncé les procès "expéditifs", "staliniens", de mars dernier à Cuba au cours desquels 75 dissidents ont été condamnés à de lourdes peines (de 14 à 28 ans). Parmi eux le poète et journaliste Raul Rivero a reçu un hommage appuyé. Sa fille Cristina venue spécialement de Miami a rappelé qu’ "en à peine dix jours" il avait été arrêté, jugé et condamné à 20 ans pour atteinte à la sûreté et à la souveraineté de l’État.
Message transmis par Bertrand Delanoë formant le voeu d’une "liberté reconquise" à Cuba, aveu de Pierre Arditi qui après avoir lu à haute voix l’acte d’accusation prononcé contre Rivero s’est dit hanté par le "mythe" Castro. L’acteur a reconnu tout "le travail considérable, fondamental" réalisé pour l’éducation, la santé, l’indépendance, et exhorté Fidel Castro de "rendre au peuple sa dignité et son identité". Maniant la dérision Almodovar a préféré prendre à parti Fidel Castro : "Redeviens révolutionnaire pour renverser ta propre dictature." Edgar Morin, Benjamin Stora et Edwy Plenel ont tenté d’expliquer les ressorts de cette "île immergée après l’effondrement d’un énorme continent dans la mer", selon la formule du sociologue, en appelant les gauches latino-américaines et européennes encore accrocs à "rompre" et à prendre en main "leur combat pour la démocratie".
Bernard Duraud
Source : CUBA SOLIDARITY PROJECT
"Lorsque les Etats-Unis sont venus chercher Cuba, nous n’avons rien dit, nous n’étions pas Cubains."