– Une analyse approfondie pour New Left Review
3 juillet 2003
– Par Gregory Wilpert , Znet VENEZUELA
WATCH
Peu de bouleversements politiques contemporains ont été aussi
dramatiques que les événements qui ont ébranlé le Vénézuéla ces cinq
dernières années. En 1998, l’ancien colonel et parachutiste Hugo Chà vez
était élu président par une écrasante majorité, sur base d’un programme
appelant à une reconstruction fondamentale de toute la sphère politique du
pays. En l’espace de deux ans, il a réussi à établir une nouvelle
Constitution et a été réélu président pour six nouvelles années, soutenu par
une majorité encore plus importante - 60% des suffrages- et un Parlement
dominé par ses partisans. A l’automne 2000, le pays semblait à ses pieds
[1]. Dix-huit mois plus tard, il
devait faire face à une grève générale et à des manifestations massives en
opposition à son gouvernement, le tout précédant de peu un coup d’Etat
militaire entraînant sa sortie du pouvoir et son emprisonnement. Bien
qu’ayant été rétabli dans ses fonctions par un contre-mouvement populaire et
une révolte contre ceux qui l’avaient évincé, issue des forces armées
elles-mêmes, Chà vez se trouvait à nouveau en position d’assiégé moins d’un
an plus tard.
Cette fois, il était confronté à la plus large et la plus longue grève
d’employeurs et de syndicats de toute l’histoire latino-américaine,
mobilisant virtuellement l’ensemble des médias de masse et une classe
moyenne galvanisée qui s’avérait capable de réaliser des actions collectives
remarquables - parfois même à la limite du sacrifice -, soutenue par un
large spectre d’anciens leaders. Ayant duré du 2 décembre 2002 au 2 février
2003, cet énorme taureau de combat paralysa l’industrie du pétrole
vénézuélienne, secteur économique clé de ce pays, pendant sept semaines,
avec l’espoir déclaré d’une fin définitive de la présidence météorique de
Chà vez. Mais une fois de plus, son soutien populaire et militaire fit bloc
et, après avoir infligé de sévères coups à l’économie de l’Etat, la grève
s’effondra. La fronde n’a aucunement abandonné son intention de mettre
Chà vez à la porte de la présidence, mais son siège est actuellement bien
mieux vissé au Palais Miraflores qu’au cours des mois précédents.
Reproches de l’opposition
Que pouvons-nous déduire de cette extraordinaire suite d’événements ?
Pourquoi le Vénézuéla a-t-il été si près de la guerre civile ces deux
dernières années ? La ’Coordination Démocratique’ qui a déclenché cet essaim
d’assauts sur le président Chà vez ne laisse planer aucun doute sur sa vision
des dangers qui guettent le pays : Chà vez menace son peuple de
’Castro-communisme’, une dictature totalitaire qui écrase les droits de
l’homme et mène les Vénézuéliens à la ruine. Les médias internationaux
renvoient une version guère plus modérée, voire généralement identique de
l’image du régime de Chà vez. Et pourtant, malgré le nombre de fois qu’elles
ont été reprises, ces accusations sont complètement fausses. Sous le
gouvernement de Chà vez, il n’y a aucun prisonnier politique et il n’y a eu
aucun cas de censure. Les citoyens jouissent d’une liberté d’assemblée
quasi-illimitée : les manifestations bloquant des installations importantes
ou des voies publiques sont traitées de manière bien plus indulgente que
sous la plupart des gouvernements des Etats-Unis d’Amérique. Les médias de
masse déploient des attaques continues contre le gouvernement, avec une
virulence impensable en Europe ou en Amérique du Nord.
Si certains membres des cercles bolivariens soutenant Chà vez dans les
quartiers populaires sont armés, la grande majorité d’entre eux se sont
engagés dans des projets communautaires pacifiques : le nombre de foyers
possédant des armes de poing est aussi élevé dans la classe moyenne que dans
les classes populaires. La violence politique, quand elle a éclaté au cours
de manifestations et de contre-manifestations, est restée à relativement
petite échelle, aucune des deux parties n’étant particulièrement à blâmer.
Le Parlement se réunit librement, l’opposition s’exprime ouvertement, les
partis et les mouvements s’organisent activement. Ni le législatif - où
Chà vez ne dispose plus d’une large majorité -, ni le judiciaire ne sont
contrôlés par l’exécutif. Tel est le panorama totalitaire du Vénézuéla
aujourd’hui.
Chà vez est aussi accusé de précipiter le pays vers un rapide déclin
économique par le biais de politiques téméraires. En réalité, depuis son
arrivée au pouvoir en 1998, sa politique macro-économique est restée
entièrement orthodoxe - il a même gardé (au debut, NdT) le ministre des
finances de son prédécesseur. Le prix du pétrole est resté bas constamment
et l’économie du pays s’est contractée pendant sa première année de mandat.
Cependant, durant ses deuxième et troisième années de présidence, alors que
le prix du pétrole augmentait, l’économie se redressait efficacement,
grimpant respectivement de 3.2 et 2.8% et l’inflation tombait à son point le
plus bas de ces vingt dernières années, tombant à 12% en 2001. Les troubles
économiques commencèrent en 2002, alors que les prix du pétrole retombaient
à nouveau et que la fuite des capitaux accompagnait les grèves menées par le
monde des affaires et la tentative de coup d’Etat contre Chà vez. La gestion
économique du gouvernement était certes loin d ’être parfaite, souffrant
notamment du manque d’expérience de nombre de ses ministres et de la
tradition d’un clientélisme d’Etat important. Cependant s’il faut identifier
le tort du gouvernement, il ne s’agit pas d’un radicalisme excessif, mais
plutôt - à part en ce qui concerne le domaine des négociations avec l’OPEP -
d’un désordre pragmatique et d’un manque d’imagination. Si le pays est à
marée basse aujourd’hui, la faute ne doit pas en incomber au gouvernement,
mais sans aucune discussion au venin destructeur de l’opposition, dont les
blocages de l’économie et du pétrole, pendant huit semaines, cet hiver,
coûta au Vénézuéla six milliards de dollars, garantissant une chute bien
plus importante du PIB en 2003 que les 8.7% enregistrés en 2002 [2]. Quel que soit le
dommage causé par les défauts de la politique gouvernementale, il est
ridicule en comparaison du sabotage délibéré de la ’Coordination
Démocratique’.
L’opposition ne se prive pas d’ajouter à ces deux accusations contre
Chà vez - pour rappel, que son régime est dictatorial et que sa gestion a
mené un pays prospère à la banqueroute - l’idée non moins vague, et même
irrationnelle, qu’il aurait divisé le pays en deux camps irréductibles par
sa manière de diriger autocratique et agressive. Il semble y avoir plus de
substance dans cette notion, mais elle nécessite qu’on la remette dans son
contexte. Il ne fait pas de doute que Chà vez est un dirigeant rhétoriquement
agressif qui ne craint pas la confrontation politique. Ni qu’il a été un
meilleur orateur et un meilleur organisateur militaire qu’un bon
gestionnaire politique ou un diplomate de salon. Mais les plaintes à propos
de son style présidentiel, si fréquemment répétées au Vénézuéla, révèlent
quelque chose de plus profond qu’une désapprobation de ses dons polémiques.
Il s’agit réellement de la peur d’une classe sociale.
Lorsque Chà vez parle avec les pauvres du Vénézuéla au moyen de métaphores
auxquelles ils sont sensibles, ses discours apparaissent aux classes
supérieures impropres à ou indignes d’un chef d’Etat. Bien qu’il soit
cultivé, Chà vez semble appartenir plutôt à la culture de la majorité
désavantagée de la population plutôt que de l’élite bien éduquée. Au
Vénézuéla, la division sociale coïncide, comme souvent en Amérique Latine,
avec les différences raciales. Dans ce pays, 67% de la population sont
considérés comme métissés, tandis que 10% sont recensés comme noirs,
laissant une minorité de 23% de blancs. Chà vez, comme la plus grande partie
des personnes des classes inférieures, a la peau sombre. Un rapide regard
sur les manifestations pour et contre le gouvernement suffit pour constater
le contraste des couleurs entre elles. La plupart des partisans de Chà vez
sont métis (pardos), comme lui-même, ou noirs. La plupart de ses détracteurs
sont blancs. Ces derniers font référence aux Chavistes en les appelant
lumpen ou negros, laissant peu de place au doute quant au caractère raciste
de l’hostilité au Président et à ses supporters qui inspire la classe
moyenne vénézuélienne.
La combinaison des phobies idéologique et raciale, attisée par le moindre
préjudice, contribue grandement à la dureté des échanges. Les médias
privés - outrageusement dominants au Vénézuéla - ont soudé ces deux thèmes
en un discours obsessionnel, tel que, quiconque le remet en question, est
aussitôt accusé de vivre dans une dimension parallèle. Le scénario est le
même sur toutes les chaînes de télévision et dans les journaux ; ce qui a
créé une véritable haine contre Chà vez dans de larges parts de la société
vénézuélienne, haine à laquelle répondent désormais les supporters de ce
dernier. De ce fait, le pays a effectivement été polarisé plus politiquement
qu’à toute autre époque depuis l’apogée de la guérilla au début des années
soixante. Mais les véritables raisons de ce chisme ouvert entre le
gouvernement et l’opposition a peu à voir avec les fantasmagories de la
’Coordination Démocratique’.
Echecs de l’ancien régime
En effet, Chà vez est moins un catalyseur des divisions, de plus en plus
profondes entre les classes, que le produit de ces divisions qui ont marqué
le Vénézuéla plus qu’aucun autre pays en Amérique Latine, ces vingt
dernières années. Si les années septante ont donné au pays, grâce à
l’explosion des prix du pétrole, le revenu par habitant le plus élevé du
continent, permettant la fondation d’un appareil d’Etat solide et
l’accroissement de la consommation de la classe moyenne, elles ont eu peu
d’effet sur l’industrie domestique de petite production et le sort des
pauvres fut constamment négligé. Au moment où les revenus du pétrole
commencèrent à baisser, le gaspillage et la corruption de l’establishment
politique attint des niveaux astronomiques, se réservant à l’alternance de
deux partis - Acción Democrà tica, les socio-démocrates, et COPEI, les
démocrates chrétiens - qui se partageaient les bénéfices du pouvoir
clientéliste. Entre 1978 et 1985, le PIB chuta continuellement, pendant que
le capital fuyait le pays et que la dette extérieure explosait. Deux
tentatives succesives d’imposer des thérapies de choc néolibérales
échouèrent - la première en 1989, entraînant toute la nation dans des
révoltes et de lourdes pertes humaines, la seconde en 1996, permettant
l’arrivée au pouvoir de Chà vez [3]. Au milieu des années nonante, le PIB par
habitant était retombé au niveau des années soixante et les salaires réels
dans l’industrie, y compris le salaire minimum, étaient tombés à près de 40%
de leur valeur des années quatre-vingts.
Cette implosion de l’économie ne fut pas seulement un désastre pour la
grande majorité des Vénézuéliens. Elle provoqua aussi une escalade énorme
des inégalités. En même temps que les salaires s’écrasaient et que les
dépenses sociales diminuaient, en raison de l’état désespéré des finances,
la proportion de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté passa
de 36 à 66% entre 1984 et 1995, et le nombre de personnes vivant dans une
pauvreté extrême passa de 11 à 36%. Au cours de la même période, le chômage
en zone urbaine fit plus que doubler, dépassant tous les chiffres
continentaux. En outre, la part des revenus des 2/5 de la population la plus
pauvre tomba de 19,1 à 14,7% entre 1981 et 1997, pendant que le dixième le
plus riche voyait sa part grimper de 21,8 à 32,8% [4]. La misère la plus noire pour beaucoup et une
richesse scandaleuse pour un petit nombre, avec une classe moyenne réduite,
mais toujours privilégiée, entre les deux : telle était la réalité de la
polarisation sociale sous l’Ancien Régime. Dans ces conditions, quelle
possibilité d’unification politique pouvait bien exister ? Chà vez s’est
concentré sur les divisions de la société vénézuélienne telles qu’elles
existaient, les rendant plus visibles et aiguës, mais il ne les a pas du
tout causées. Le conflit qui a connu une escalade importante sous son régime
est essentiellement une guerre de classe totale.
Et donc, les véritables clés des assauts contre Chà vez ont peu à voir avec
leurs prétextes idéologiques. Elles doivent être trouvées dans les
programmes sociaux du gouvernement. Ironiquement, Chà vez, dont les deux
premières années au pouvoir ont été passées principalement à réorganiser la
scène politique de l’Etat, par le biais d’une nouvelle constitution, fut
lent à réaliser ces programmes. Mais une fois qu’il les engagea, en 2001,
les tensions éclatèrent aussitôt. Pour commencer, la classe moyenne
vénézuélienne s’opposa à la manière dont Chà vez se servit des revenus
pétroliers - dont l’augmentation était pourtant due à l’activisme du
gouvernement au sein de l’OPEP - au profit des plus pauvres : le budget de
l’éducation publique augmenta de 3,3 à 5,2% du PNB entre 1999 et 2001, celui
des logements publics et des services communautaires de 0,8 à 1,5% et les
dépenses de santé de 1,1 à 1,4%. La classe moyenne n’y retrouvait guère son
compte, puisque la plus grande partie d’entre elle s’était tournée vers
l’enseignement privé et les assurances maladies. Plus récemment, la
dévaluation introduite après l’échec du blocage pétrolier par l’opposition
frappa de plein fouet la classe moyenne, bien plus que les pauvres,
puisqu’elle consomme beaucoup plus de produits et de services - comme les
voitures ou les vacances en Floride - importés ou payables en dollars.
La bataille du pétrole
Mais derrière ces mécontentements, deux problèmes bien plus importants
subsistent, qui sont les facteurs réels du succès de la mobilisation de la
’Coordination démocratique’. Tous deux trouvent leur origine dans ce qui, a
posteriori, doit être compris comme le tournant de l’administration Chà vez
lorsque, en novembre 2001, il fit usage du pouvoir législatif pour
s’attaquer à un large pan de la sphère socio-économique. La première de ces
deux lois était une réforme pétrolière, prévue pour prendre effet le 1er
janvier 2003. L’industrie pétrolière était formellement nationalisée au
Vénézuéla depuis 1976. La PDVSA, compagnie de holding qui contrôle cette
industrie, est, en chiffre d’affaire, la plus grande société (single
corporation) de toute l’Amérique Latine, mais aussi une des moins efficaces,
selon le magazine América Economia. Le coût d’extraction d’un baril de la
PDVSA est actuellement le triple de celui d’une autre grande société
pétrolière comme ExxonMobil, Shell ou ChevronTexaco.
La compagnie est dirigée comme un état privé dans l’Etat, par une direction
extrêmement privilégiée, depuis longtemps hostile, non seulement à l’OPEP
(dont le Vénézuéla est l’un des membres fondateurs), mais aussi à toute idée
de développement national ou social. Sous le contrôle de ses présidents
successifs - tout récemment, Luis Giusti, lui-même riche propriétaire de
bateaux de transports de pétrole et des services informatiques utilisés par
la compagnie -, la PDVSA a délibérément maximisé ses investissements
étrangers (achetant par exemple des raffineries en Europe et aux USA, ainsi
qu’une vaste chaîne de stations d’essence en Amérique du Nord), utilisant
également les coûts de transport de ses filiales pour diminuer les royalties
qu’elle doit normalement payer à l’Etat vénézuélien, ce qui a provoqué la
chute de celles-ci, passant de 71 cents pour un dollar de rapport brut en
1981 à 39 cents pour un dollar en 2000 [5]. Ce siphonnage n’a pas suffi aux patrons de
la PDVSA ; ils encouragèrent les compagnies pétrolières étrangères à revenir
dans le pays, essayèrent de réduire les quotas de l’OPEP et tentèrent
d’ouvrir la porte à de futures privatisations.
Pour contrecarrer cette situation, Chà vez limita, par cette nouvelle loi,
les partenariats avec des compagnies étrangères à 50% et doubla les
royalties fixes qui devaient être payées à l’Etat pour chaque baril de
pétrole extrait sur le sol vénézuélien. Elle imposa également pour la
première fois une certaine transparence comptable et fiscale sur les
obscures opérations de la PDVSA. Elle prévoyait aussi la possibilité pour
l’Etat de restructurer l’industrie pétrolière si besoin s’en faisait sentir.
Lorsque les implications de la nouvelle législation entrèrent en vigueur, la
direction de la PDVSA ouvrit le feu et, grâce aux moyens incommensurables à
sa disposition - jusque-là dévolus à la corruption des politiques et des
journalistes sous l’Ancien Régime-, mit en place la première grève générale
contre le gouvernement le 10 décembre 2001, en coopération avec
l’association entrepreneuriale Fedecameras et la bureaucratie syndicale
notoirement corrompue de la CTV. En réponse à cette action, Chà vez déposa
deux mois plus tard les principaux dirigeants de la PDVSA - ce qui déclencha
la décision de coup d’Etat contre lui en avril.
L’extension du pouvoir de nuisance de la PDVSA devint évidente après le
putsch, lorsque Chà vez, bien que rétabli dans ses fonctions, fut forcé de
réintégrer les dirigeants limogés, qui ne se génèrent pas pour recommencer
aussitôt à comploter contre lui. L’apogée de ces manoeuvres vint avec le
gigantesque assaut de décembre 2002. Le centre nerveux en était le blocage
de l’industrie pétrolière, fomenté par l’un des dirigeants les plus
agressifs de la PDVSA, Juan Fernà ndez. Socialement parlant, il s’agissait
plus d’un lock-out que d’une grève, puisqu’étaient essentiellement
impossibles d’accès les sections informatiques sous contrôle des directeurs
et des techniciens en col blanc, empêchant toute exploitation pétrolière. Le
syndicat des travailleurs lui-même, Fedepetrol, refusa de se joindre au
lock-out, tandis que les capitaines de certains transporteurs et les dockers
y participèrent. L’échec de la grève, fin janvier, a porté un sérieux coup à
la tête de la PDVSA. Ses dirigeants les plus virulents ont été littéralement
purgés, la production de pétrole a été rétablie à une vitesse étonnante, en
grande partie grâce à l’engagement des travailleurs eux-mêmes, et désormais
la compagnie se trouve entre les mains plus favorables de l’ancien
secrétaire général de l’OPEP, Ali Rodriguez.
Réforme agraire
Le second grand sujet de discorde qui a mis l’opposition en branle, c’était
la terre. En bonne place dans le paquet des 49 décrets de novembre 2001 se
trouvait une vaste réforme agraire. En elle-même, ce type de réforme n’est
pas une nouveauté au Vénézuéla, qui - comme beaucoup d’autres pays
d’Amérique Latine à l’époque de l’Alliance pour le Progrès, lorsque
Washington craignait que l’exemple de la révolution cubaine ne s’étende -
applica une modeste loi en 1960 dont bénéficièrent 150.000 petits fermiers.
Ce programme, cependant, s’écroula rapidement dans les années septante,
lorsque le gouvernement s’en détourna au profit de l’exploitation
pétrolière. En outre, le programme de cette réforme ne comprenait pas la
fourniture des crédits nécessaires, ni de l’assistance technique et en
marketing, indispensables aux paysans qui reçurent des terres, et en
définitive cette réforme eut peu d’impact sur le monde agraire vénézuélien.
Dans les quarante années qui suivirent cette timide expérience, le Vénézuéla
est devenu une société majoritairement urbanisée, puisque 87% de sa
population de 25 millions d’habitants vit aujourd’hui en ville [6]. Au cours de la même période, la part de l’agriculture dans le PIB
chuta de 50% en 1960 à 9% en 1999, ce qui représente le chiffre le plus bas
d’Amérique Latine. Le Vénézuéla, en fait, est le seul importateur net de
produits agricoles du continent. La principale raison de ce changement
dramatique repose bien entendu dans les rentrées pétrolières, qui sont
responsable d’une "maladie hollandaise" (Dutch disease) chronique - générant
un haut taux d’échange, lequel rend les produits locaux, agraires et
industriels, impossibles à exporter et pousse les travailleurs à se
reconvertir dans les services non commerciaux.
Ceci ne signifie pas, bien sûr, que les campagnes perdirent toute valeur.
Mais ceci empêcha toute politique de redistribution des terres, alors que la
répartition de la propriété restait formidablement inégale. Pas moins de 75%
des terres privées sont entre les mains de 5% à peine des propriétaires,
alors que 75% d’entre eux ne possèdent que 6% des terres [7]. En outre, on estime que 60% des producteurs ruraux du
Vénézuéla travaillent la terre pour eux-mêmes - ce qui signifie qu’ils ne
sont pas des journaliers - bien que n’ayant aucun titre sur les endroits
qu’ils cultivent.
La Ley de Tierras promue par Chà vez a pour vocation de redresser ce
déséquilibre de trois manières. Premièrement, elle pose une taille maximale
légale des fermes, entre 100 et 5.000 hectares en fonction de la
productivité. Voulant mettre un terme au régime des latifundia qui ne sont
pas exploitées à des fins agricoles, la loi met en vigueur une taxe spéciale
sur toute possession laissée à 80% en friche et autorise la redistribution
de certaines terres aux paysans qui en sont dépourvus et qui se présentent
pour la cultiver. Seulement 100 hectares de la meilleure terre et jusqu’à
5.000 hectares des terres de moindre qualité peuvent être expropriées si
elles restent non cultivées - et ce au prix du marché. Les Chavistes
rappellent par ailleurs que les terres de l’Etat qui pourraient être
distribuées, avant qu’on ait besoin d’exproprier des terres privées, sont
abondantes. Tout citoyen vénézuélien qui est chef de famille ou qui a entre
18 et 25 ans peut faire la demande d’une parcelle de terre et, après trois
années de culture, acquérir le titre de propriété [8], à la condition qu’il ne la vende pas, bien
qu’il puisse la léguer : cette mesure a cependant essuyé de sévères
critiques, car elle discrimine les paysans qui, s’ils ont besoin de vendre
de la terre, seraient forcés de le faire à des prix écrasés (entre 40 et
60%) sur le marché noir puisque la transaction contreviendrait à la loi
[9]. En redistribuant des terres à des fermes détenues
par de petites familles, le gouvernement espère cependant, non seulement
restreindre les injustices sociales actuelles, criantes, en ce qui concerne
la propriété de la terre, mais aussi accroître la production agricole,
estimant que des unités de petite taille sont généralement plus efficaces
que d’immenses ranchs [10]. L’objectif à terme est de doubler la part de l’agriculture dans le
PIB, le ramenant à 12%, en 2007, dans l’espoir de rendre le Vénézuéla à
nouveau auto-suffisant en matière alimentaire.
En avril 2003, ce sont près de 200.000 hectares, soit 500.000 acres, qui
avaient été redistribués à 4.500 familles. Les plans du gouvernement
prévoient d’accélerer ce programme de sorte qu’en août 2003, plus de 130.000
familles devraient recevoir 1,5 millions d’hectares -à raison de 10 ha ou 25
acres en moyenne par famille. Si ce rythme est respecté, il supportera
favorablement la comparaison avec la réforme des années soixante.
Malheureusement, cette réforme agraire est terriblement incertaine. La FAO
rappelle que la plupart des réformes agraires depuis 1945 à travers le monde
ont échoué à assurer aussi bien l’équité que l’efficacité de leur programme,
avant tout parce qu’il y a un énorme fossé entre la théorie et la pratique.
Les lois et les intentions sont une chose ; les mises en pratique et les
résultats une autre. Les critiques peuvent légitimement demander : qu’est-ce
qui nous permet de croire que le programme vénézuélien, dont le pays a
depuis longtemps négligé cet aspect des choses, réussira là où tous les
autres ont échoué ? La réponse officielle est que la Ley de Tierras a créé
trois nouvelles institutions pour assurer ces redistributions. L’Institut
National de la Terre (INTI), responsable de la location de la terre ;
l’Institut National pour le Développement Rural, en charge de l’aide
technique et infrastructurelle ; et la Compagnie Agricole du Vénézuéla, dont
le rôle est de prodiguer une assistance marketing. Par dessus tout,
l’administration du président Chà vez insiste sur le fait qu’elle possède une
chose nécessaire à la bonne marche de cette réforme : la volonté politique
de forcer le changement en matière de relations agraires.
On peut voir qu’il ne s’agit pas d’une parole en l’air à la mesure de la
violence de la réaction à cette nouvelle loi produite par les défenseurs
d’un statu quo. La Fedecameras s’est déclarée à ce point choquée par ce
qu’elle appelait une violation des droits de la propriété privée qu’elle
déclara que la Ley de Tierras était la plus importante motivation du
lancement du lock-out mené par le patronat le 10 décembre 2001, un mois à
peine après l’annonce des 49 décrets par Chà vez. La CTV rejoignit le
mouvement de grève en arguant, ce qui était assez inattendu dans le chef
d’un syndicat, que la loi sur la terre et les mesures qui y sont associées
restreindraient considérablement la capacité financière des employeurs. La
"grève" échoua, mais la résistance au changement agraire trouva d’autres
exutoires, et bien plus mortels.
En août 2002, dans une petite ville du Nord du Vénézuéla, un homme portant
une cagoule s’approcha de Pedro Doria, un chirurgien respecté qui dirigeait
le Comité territorial local, l’appela par son nom et, lorsque Doria se
tourna vers lui, l’homme tira cinq fois dans sa direction. Le Comité que
Doria dirigeait était en train de revendiquer la propriété de terres en
friche situées au sud du Lac de Maracaibo, lesquelles, selon les
enregistrements gouvernementaux, appartenaient à l’Etat et pouvaient donc
légalement être transférées à 50 familles paysannes qui en avaient fait la
demande de propriété. Mais un latifundiste local en revendiquait aussi la
propriété et, à plusieurs occasions, avait refusé le droit à Doria et aux
représentants du gouvernement de les inspecter. Ce propriétaire terrien est
un ami bien connu de l’ancien président Carlos Andrés Pérez (Acción
Democratica, NdT), éjecté des affaires pour corruption et lui-même réputé
pour posséder plus de 60.000 hectares de terres, via des tiers, sur tout le
territoire, et dont la majeure partie reste en friche.
Doria n’était pas le premier dirigeant paysan victime de tueurs
professionnels ou paramilitaires. Jose Huerta, lui, échappa à la mort. Il
survécut malgré une balle tirée dans l’épaule. Huerta travaillait pour
l’Institut National de la Terre, à cette époque, et était en charge de
travaux pour le Comité de Doria. Selon Braulio Alvarez, dirigeant d’une
coalition regoupant une douzaine d’organisations paysannes, la Coordinadora
Nacional Ezequiel Zamora, plus de 50 dirigeants paysans ont été assassinés
dans l’année écoulée. Aucun de ces crimes n’a été résolu, la plupart du
temps en raison des collusions entre les grands propriétaires terriens et la
police. Par exemple, dans les affaires Doria et Huerta, le latifundiste
suspecté d’avoir engagé des tueurs est Omar Contreras Barboza, ancien
ministre de l’agriculture sous le gouvernementdeCarlosAndrésPérezet
frèred’unanciengouverneurdel’EtatdeZulia,oùsetrouventlesterres
réclamées.Siles épisodes les plus spectaculaires de cette guerre de classe
qui ravage le Vénézuéla se sont déroulés dans les villes, le front qui a
causé le plus de décès jusqu’ici se trouve à la campagne.
Titres de propriété pour les habitants des barrios
Dans le même temps, un type très différent de réforme de la terre a bousculé
l’agenda, jusqu’à menacer sévèrement le gouvernement Chà vez. Près de neuf
personnes sur dix au Vénézuéla vivent dans les villes. Parmi celles-ci, on
estime à 60% ceux qui campent dans des taudis, sur des territoires qu’ils
squattent ou qu’ils ont envahi, et sur lesquels ils ont construit des
baraques de tôles et de bois, ou de briques rudimentaires, au gré des
possibilités. Beaucoup de ces barrios se groupent sur des terrains
précaires, comme les flancs des collines qui entourent Caracas, avec le
risque permanent de glissements de terrain vers la vallée suite à de fortes
pluies. Les précédents gouvernements avaient toujours argué que la seule
solution à la misère et à la pauvreté de ces quartiers était de les expulser
et de reloger les habitants dans des logements sociaux quelque part
ailleurs. Comme on pouvait chaque fois s’y attendre, ce ne fut virtuellement
jamais réalisé, en raison du coût prohibitif de cette solution. Le type
d’attitude réellement adoptée par l’ancien régime put être observée lorsque
les pauvres des collines se rassemblèrent contre les mesures néolibérales
imposées par Carlos Andrés Pérez - le fameux caracazo lancé le 27 février
1989 - ; à cette occasion, la police et l’armée abattirent entre 300 et
1.000 personnes des barrios dans tout le pays. En réaction à ce traumatisme,
un mouvement connu sous le nom de asamblea de barrios se développa dans les
quartiers populaires qui, pour la première fois, exigea la légalisation de
leurs habitations et en firent leur principale revendication au nom des
pauvres du Vénézuéla. De fait, de cette asamblea émergea le mouvement
"bolivarien" de Chà vez, qui contribua à l’élection de celui-ci à la fin de
1998.
Cependant, une fois au Palais Miraflores, Chà vez se voua à d’autres
questions. De fait, c’est Primero Justicia, un parti d’opposition créé
récemment, mené par d’ambitieux professionniels des riches banlieues, qui
porta la question devant le Parlement, espérant hériter de l’espace laissé
vacant par la disgrâce des deux partis traditionnels : Acción Democratica et
COPEI. Adoptant prestement les idées de l’écrivain péruvien Hernando de
Soto, le théoricien d’une espèce de "libéralisme par le bas", dans ses
livres "L’autre chemin" et "Le mystère du Capital" [11]
, ce groupe soumit un projet de loi transferrant des titres de propriété aux
habitants des barrios, soit lorsque l’Etat en était le propriétaire, soit
lorsqu’ils occupaient le territoire depuis dix ans ou plus (concept
également connu sous le terme usucapio). Le projet confirmait en outre
l’aspect sacré de la propriété privée et imposait des peines de prison de
cinq ans pour toute invasion de territoire.
Néanmoins, après avoir semblé oublier ce sujet social urgent, dans la
première partie de sa Présidence, Chà vez annonça la publication d’un nouveau
décret, le 4 février 2002, date du dixième anniversaire de sa première
tentative de prise de pouvoir contre Carlos Andrés Pérez. Ce décret mettait
en branle le transfert gouvernemental de la propriété légale des barrios à
leurs habitants. On ne peut s’empêcher de remarquer qu’il fit cette annonce
exactement entre la première grève générale contre lui en décembre 2001 et
la tentative de coup d’Etat en avril 2002. Ce qui semble indiquer que, sous
le coup d’un barrage médiatique d’opposition, le gouvernement s’aperçut
qu’il était en train de perdre sa base populaire et se devait de la regagner
par le biais d’une initiative marquante. Quelque sept mille familles
bénéficièrent de ce décret au cours de l’année écoulée et, pour la fin de
2003, ce sont pas moins de 500.000 parcelles qui doivent être transferrées.
Barrios à crédit
Mais le décret ne permettait le transfert que des terres publiques. Ivà n
Martànez, le directeur du Bureau Technique National pour la Régularisation
des Propriétés Urbaines, estime qu’un tiers des terrains occupés par les
barrios appartient actuellement à l’Etat, un tiers est propriété privée et
un tiers voit sa propriété indéterminée ou contestée. Pour opérer le
transfert de propriété aux habitants d’un barrio, il faut encore faire
passer une loi au Parlement. A cette fin, une loi, appelée "Loi spéciale
pour la régularisation de la propriété privée dans les établissements
pauvres urbains", a été proposée par le Mouvement de la Cinquième République
de Chà vez (le MVR). Elle devrait passer après consultation des communautés
qui devraient en bénéficier. Dans cette optique, des "comités de terres" ont
été créés dans chaque barrio, chacun envoyant des représentants à
l’Assemblée Nationale pour discuter de la loi avec les législateurs. Selon
Martànez, ils ont proposé de nombreux amendements au projet, notamment
l’instauration de la possibilité de création de propriété commune. Il s’agit
d’une des premières lois dans l’histoire du Vénézuéla qui ait été produite
en collaboration avec ceux qu’elle allait affecter. Une fois en vigueur,
elle aura un impact significatif sur les vies d’un nombre de citoyens
vénézuéliens supérieur à tout autre programme gouvernemental précédent à
l’exception de l’éducation publique. Ce ne sont pas moins de 10 millions de
Vénézuéliens, soit 40% de la population, qui pourrait bénéficier de cette
loi, même si Martànez reconnaît qu’il faudra plus de dix ans pour qu’elle
soit mise entièrement en application.
L’idée fondatrice de cette loi de transfert, d’après le même Martànez, est
"une reconnaissance de la dette sociale que l’Etat doit à la population".
Dans les cinquante dernières années, l’Etat construisit un million de
logement pour ses citoyens ; le secteur privé en construisit deux millions ;
quant aux habitants des barrios, ils en établirent plus de trois millions.
Considérant qu’il coûte plus de dix fois plus cher d’expulser des barrios et
de construire un logement quelque part ailleurs, il est clair que "les
barrios représentent une partie de la solution, et non le problème", selon
les mots mêmes de Martànez. Andrés Antillano, un organisateur de La Vega,
l’un des plus vastes, des plus anciens et des plus politisés quartiers
populairesdes, qui a travaillé avec Martànez sur le projet de la nouvelle
loi, ajoute que celle-ci "reconnaît au barrio un statut de sujet collectif,
avec des droits légaux et un grand potentiel de conversion". En d’autres
mots, là où De Soto et Primero Justicia voient la réforme territoriale
essentiellement comme un moyen d’encourager l’accumulation du capital dans
les barrios, les partisans de Chà vez voient en elle un moyen d’augmenter la
démocratie participative et l’entraide dans les communautés.
Les comités de terres nécessités par le décret et par la loi proposée sont
composés de sept à onze individus, élus par une assemblée d’au moins la
moitié des familles d’une communauté donnée, avec un maximum de 200. Les
comités sont ensuite libres de choisir le polygone de territoire,
c’est-à -dire l’espace de la communauté, qu’ils représentent. A première vue,
leur fonction est similaire à celle des cercles bolivariens que Chà vez a
lancés en 2001. Selon leurs publications, ces cercles "discutent des
problèmes de leur communauté et les transmet au corps gouvernemental
approprié, afin de leur trouver une solution rapide". Les médias et
l’opposition ne se privent pas de les diaboliser et prétendre qu’il s’agit
des troupes de choc d’un régime totalitaire. Pourtant, la plus grande partie
de leur activité consiste - comme le révèlent leurs pamphlets - en des
événements culturels, des peintures murales de Simon Bolivar, l’organisation
d’ateliers de discussion autour de la constitution et la construction de
centres communautaires. En ce sens, ils sont devenus un atout pour la
transformation des barrios.
La différence entre les cercles et les comités de terres, cependant, est que
les premiers sont, pour la plupart, des groupes de partisans, composés d’au
maximum une douzaine de personnes qui se sont choisies entre elles, et qui
soutiennent le gouvernement Chà vez afin de régénérer leur pays. Les comités
de terres, d’un autre côté, sont élus démocratiquement pour représenter une
communauté particulière d’un maximum de 200 familles et n’ont aucun lien
politique particulier. En été 2002, on dénombrait l’existence de plus de 300
de ces comités, représentant à peu près 150.000 personnes. Ils accomplissent
un grand nombre de tâches, qui peuvent se diviser en trois sphères :
régularisation des titres de propriété urbaine ; auto-gestion du barrio ;
auto-transformation du voisinage. En outre, mais de manière plus temporaire,
ils participent à la formulation de la loi territoriale urbaine.
Au cours de la régularisation des titres de propriété, les comités prennent
une part active dans la mesure des lotissements occupés par chaque famille,
et dans la résolution des conflits entre elles. Etant donné qu’une vision
d’ensemble est nécessaire en la cause, des représentants du gouvernement
travaillent avec eux, aidant les occupants des lotissements à utiliser
l’équipement nécessaire. Le processus n’est pas évident, parce que les
habitations des barrios n’ont pas souvent des formes régulières. Le
processus d’enregistrement inclut également la désignation des parties du
barrio qui doivent être gérées (et donc tenues en propriété commune) par
l’ensemble de la communauté, afin de fournir un espace de détente. Une fois
que le territoire est enregistré, chaque famille peut réclamer son titre de
propriété grâce aux preuves désormais acquises, généralement sous la forme
de reçus de matériaux de construction ou de factures. Le Bureau Technique
National fournit ensuite un certificat qui, une fois que la propriété est
prête à être transférée et si personne d’autre ne réclame de droit sur le
territoire dans les trois mois, peut être échangé avec des actes effectifs
de propriété. Cependant, seuls les constructions réalisées sur des terrains
sûrs - c’est-à -dire des sites qui ne mettent pas leurs habitants en danger
pour des questions d’instabilité ou de précarité du lieu - peuvent
bénéficier de cette procédure. Les personnes qui vivent sur des terrains
impropres à la construction ont le droit d’échanger leur "droit à la
propriété" contre un logement construit ailleurs par le gouvernement. De
même, les invasions de territoire qui sont advenues après le décret de
février 2002 ne donnent pas droit au processus d’attribution de titres, mais
leurs habitants doivent se tourner vers le programme de logement social du
gouvernement à la place.
L’objectif d’auto-gouvernement étant primordial, les comités de terres
comprennent bien plus d’unités maniables que les sections administratives
courantes, ce qui peut se traduire à Caracas par un demi-million de citoyens
par unité ( ? ? ? ? ndt : ce n’est pas clair). Les comités fournissent des
soutiens aux agences municipales et aux sociétés de service, afin
d’améliorer les services public, comme l’eau, l’électricité, les services de
ramassage d’ordure ou l’accès aux routes. Ils ont même commencé à former des
sous-comités pour leur déléguer ces différentes tâches, incluant
l’organisation d’activités culturelles, l’amélioration de la sécurité et
l’embellissement du voisinage.
En fin de compte, qu’entend-t-on par "auto-transformation" de la communauté
? Sous cette appellation, les comités sont chargés de promouvoir des projets
de charte dans leur barrio, afin de raconter son histoire, définir son
territoire, mettre en place ses règles de base et expliquer ses valeurs. La
charte est supposée renforcer l’identité communale du barrio. L’idée est que
seul un sentiment fort d’identité collective pourra mener à une communauté
réelle et jusqu’à la possibilité d’un changement substantiel de ses
conditions d’existence. Les représentants gouvernementaux espèrent, bien
entendu, qu’une partie des bienfaits que de Soto décrit prendront effet dans
les barrios, comme un véritable marché développe ce qui permet aux gens
d’utiliser leurs habitations pour lancer des petites activités économiques
ou pour se permettre d’emprunter de l’argent pour monter quelque chose. Mais
lorsqu’on leur demande ce qu’ils attendent le plus de ce programme, les
habitants de des quartiers populaires parlent de "reconnaissance". Nora,
participant à un sous-comité de terres, dit : "Nous croyons dans ce
gouvernement, non pas tant à cause des titres de propriété, mais parce que
nous pouvons désormais participer bien plus aux décisions qui affectent
notre communauté". Cependant, ajoute-t-elle, "les gens se demandent pourquoi
il lui a fallu tant d’années pour rencontrer nos revendications".
Privatisations bolivariennes ?
Paradoxalement, les réformes agraires et territoriales du gouvernement
Chà vez sont des programmes de privatisation, puisque la plus grande partie
des propriétés redistribuées étaient des propriétés publiques. Mais,
naturellement, il s’agit de privatisation dont la signification sociale est
à l’opposé des prescriptions néolibérales de la Banque Mondiale et du Fonds
Monétaire International, qui promeuvent ou imposent la vente de grandes
quantités de richesses d’état et de services, comme l’eau, le téléphone,
l’électricité, etc., le tout à de grandes sociétés transnationales. A
l’inverse, ici, c’est le pauvre qui bénéficie du démantèlement des
propriétés jusque-là laissées inutilisées de l’Etat - le pauvre qui, en
réalité, vivait ou travaillait sur le territoire en question.
Alors que l’Etat ne semblait pas avoir planifié la corrélation des deux
réformes, urbaine et rurale, il est clair que les deux sont liées. Michael
McDermott, un expert dans ce domaine, note que si "vous entamez une réforme
urbaine, mais pas rurale sur la question des terres, vous échouerez assez
rapidement en raison des mouvements de migrations qu’elle entraîne. Une
réforme de ce type doit être empathique et intégrée [12]." Au Vénézuéla, ces deux programmes font face à un objectif
énorme et une complexité qui n’a rien à lui envier. En outre, les
difficultés rencontrées sont hors de proportion : puissants latifundistes
agrippés à leurs énormes propriétés terriennes ; paramilitaires assassinant
les leaders paysans ; narcotrafiquants corrompant les représentants du
gouvernement ; sans parler des populations elles-mêmes, tenaillées par
l’impatience. Mais, sans aucun doute, le succès de ces programmes devrait
être, à long terme, le plus important des héritages que pourrait laisser le
gouvernement Chà vez, et sa meilleure assurance d’une continuité de son
soutien à court terme.
L’opposition voit clairement le danger et est déterminée à se débarrasser de
Chà vez avant qu’il puisse mettre en oeuvre des réformes irréversibles. Après
la défaite de ses obstructions économiques successives et de son coup
d’Etat, elle compte désormais sur un référendum révocatoire qui, selon la
nouvelle constitution, pourra être tenu á partir du mois d août, si un
nombre suffisant de signatures est rassemblé en faveur de celui-ci. La
Coordination démocratique n’aura aucun mal à atteindre ce quoté. Mais la
barre à atteindre pour révoquer le président est haute. Pour y arriver,
l’opposition doit rassembler un nombre de votants bien plus important que
ceux qui ont élu Chà vez à la place qu’il occupe. Pour le moment, elle semble
loin du compte. Cependant, l’opposition compte sur la profonde récession
dans laquelle elle a contribué à plonger le pays -mais dont les médias
blâment à boulets rouges Chà vez- pour retourner l’opinion dans les trois ou
quatre prochains mois. Nous sommes encore loin de l’épilogue de cette
histoire. Mais ce qui est sûr, c’est que le résultat de cet événément aura
beaucoup d’impact sur la politique latino-américaine, et pour longtemps.
– Traduction de l’anglais : Thierry Thomas, pour RISAL.
– Article original : "Collision in
Venezuela" , paru dans NEW
LEFT REVIEW 21, may 2003.
© COPYLEFT Gregory Wilpert 2003.
– Source : RISAL
– Peinture :Margari