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Comment la France se prépare-t-elle à l’éventualité d’un Fukushima ?

L’histoire du nucléaire de ces quarante-cinq dernières années est marquée par de belles conquêtes technologiques et par cinq accidents graves dont quatre catastrophes du type Fukushima. La fonte des réacteurs d’une centrale nucléaire – en d’autres mots : Armageddon- est une éventualité que les experts et les états sous-estiment systématiquement.

Dans cet article, nous allons passer en revue cinq arguments qui nous aideront à étayer cette déclaration plutôt alarmante. Dans l’éventualité d’une catastrophe nucléaire en France, le premier argument défendu ici est que les systèmes de sécurité imaginés et mis en place par les experts ne seront pas suffisants. Le second est que les plans d’urgence, qu’ils soient envisagés pour protéger les populations ou pour limiter les effets de la catastrophe dans l’environnement seront un échec. La troisième - qui est généralement la conséquence des deux premières - est la contamination durable des nappes phréatiques ou des sources en eaux potables. La quatrième – systématiquement minimisée par le lobby du nucléaire après chaque catastrophe - est que des gens mourront des conséquences d’un empoisonnement radiologique et la dernière, nous l’avons dit précédemment, est que, tant les risques que les moyens mis en œuvre pour lutter contre une catastrophe éventuelle, sont grossièrement sous-estimés.

Ces cinq points d’analyse sont le résultat d’un travail colossal énoncé et défendu dans un silence médiatique et corporatiste assourdissant par un expert en nucléaire civil, l’ingénieur et lanceur d’alerte Arnie Gundersen . Né en 1949, il a travaillé 44 ans dans l’industrie du nucléaire et fut l’un des spécialistes sollicités pour enquêter officiellement sur la fonte du réacteur numéro 2 de la centrale de Three Mile Island survenu le 28 mars 1979 (Pennsylvanie, USA).

C’est à partir de ses recherches et de celles de sa fondation Fairewinds , que nous avons rassemblé la plupart des informations sensibles qui seront présentées dans ce texte.

Les systèmes de sécurité sont inadéquats

Dans le jargon du nucléaire, les spécialistes chargés du design des centrales utilisent l’expression « Accident maximum crédible ». Il s’agit d’une estimation prenant en compte les risques et les périls encourus par la structure de contentions des réacteurs, les systèmes de refroidissement, la probabilité de catastrophes naturelles, etc. En ce qui concerne la centrale de Fukushima Daiichi bâtie à un jet de pierre des côtes de l’océan Pacifique, le principal défi était de protéger le site contre les séismes (on en compte des milliers par an au Japon, d’une intensité variable allant de 4 à 7,3 sur l’échelle de Richter) et de leur conséquence habituelle, le tsunami. La hauteur du mur de contention décidée par les experts fut tout d’abord estimée à quatre mètres puis revu à la hausse d’un mètre. Nous le savons tous, cette estimation était grossièrement sous-estimée puisque la vague qui détruisit les pompes de refroidissement de la centrale de Fukushima Daiichi mesurait plus de 13 mètres !

Arnie Gundersen et la majorité des experts indépendants s’en remettant aux faits, reconnaissent qu’au cours des cinq fontes de réacteurs étudiées durant ces 45 dernières années, les estimations crédibles des experts ont toutes été dépassées et rien n’indique que depuis la catastrophe de Fukushima, les services financiers des entreprises privées qui contrôlent nos centrales nucléaires ait décidés d’accepter les designs et estimations ruineuses proposés par leurs experts.

Nous touchons ici un phénomène qui dépasse de loin la prévision de « l’accident maximum crédible » puisqu’il nous mène dans les bureaux cossus des décideurs, des actionnaires et des responsables de la dérégulation du marché de l’électricité. En France et en Europe, la disparition des monopoles d’états sur la production et la vente d’électricité aux particuliers date de 2002. Une directive européenne approuvée en mars au Conseil Européen de Barcelone et admise sur le champ par le gouvernement socialiste de M. Jospin, ouvrait à la concurrence les marchés de l’électricité venant notamment du nucléaire. Deux ans plus tard, en août 2004, Electricité de France (EDF) était partiellement privatisée . Comme le fait remarquer Gilles Balbastre : « Etablissement public transformé en société anonyme en 2004 et coté en Bourse, ce « service public » doit désormais rémunérer ses actionnaires » .

La sécurité nucléaire en France est aujourd’hui décidée en amont dans les services financiers des entreprises aux ordres des actionnaires et de leurs sous-traitants chargés de produire notre électricité. Leur impact est énorme sur le design de base (« Basic design ») des centrales. Un design qui est rarement remis en question par les ingénieurs qui travaillent dans les centrales, près des réacteurs. D’ailleurs, pourquoi le feraient-ils, puisque les normes de sécurité et de bonne et due forme sont certifiées et contrôlées par l’état ? Pourtant, les dérives existent. Pour preuve, la tristement célèbre Tokyo Power Electric Company (Tepco), propriétaire de la centrale Fukushima Daiichi qui « a falsifié des rapports d’inspection de réacteurs nucléaires durant plusieurs décennies pour couvrir près de deux cents incidents dans les centrales de Fukushima et de Kashiwazaki-Kariwa ».

Un exemple du rapport de confiance pervers existant entre les décideurs et les professionnels de l’atome est à prendre au dossier du désastre de Three Mile Island (TMI pour les experts) mentionné précédemment. Un an et demi après l’accident, -un an et demi après et ce, malgré l’enregistrement de taux de radiations d’une intensité inexplicable ! - les ingénieurs se rendirent compte que le cœur du réacteur avait fondu ! Arnie Gundersen rapporte leur abasourdissement ; ces hommes triés sur le volet et auxquels on avait confié de grandes responsabilités s’étaient convaincus de l’impossibilité d’une telle éventualité. A Tchernobyl, dans le rapport qui décrit les heures post catastrophe à l’intérieur du centre de commande de la centrale, on découvre que le personnel qui empêcha le corium en fusion de traverser le socle de béton armé de la centrale et de s’enfoncer voire de disparaître dans le sol, réduisit le processus de fission nucléaire à l’intérieur du réacteur par des actions qui allaient bien au-delà de ce que le design de base de la centrale avait envisagé .

L’exemple que nous allons maintenant citer et qui a trait au désastre de Fukushima Daiichi est en soi plus significatif car il implique la responsabilité de l’Autorité de Régulation Nucléaire (ARN) dans les problèmes de sécurité dénoncés par les experts indépendants. Celle-ci affirme que la création et l’accumulation d’hydrogène ne peut se produire dans les réacteurs nucléaires. Les vidéos passées en boucle sur nos télévisions montrant le réacteur Daiichi 1 voler en éclats -on y voit clairement une explosion et la formation d’un petit nuage en forme de champignon- sont la preuve d’une accumulation d’hydrogène. Sans hydrogène, il n’y aurait eu qu’une déflagration (qui se propage moins vite que la vitesse du son). Les dégâts infligés au réacteur Daiichi 1 puis Daiichi 2 et Daiichi 3 ne purent être causés que par des détonations, qui sont beaucoup plus puissantes et dévastatrices, preuve pour M. Gundersen de la présence et de l’accumulation d’hydrogène dans l’enceintes des réacteurs avant les explosions. Selon, M. Gundersen, ce même phénomène s’est aussi produit lors de l’explosion du réacteur de Three Mile Island.

Les autorités internationales du nucléaire rejettent en bloc ces explications. Mais quand bien même des experts à leur solde contesteraient voire nierait les théories de M. Gundersen en ce qui concerne la présence d’hydrogène dans l’enceinte de réacteurs, il n’en reste pas moins qu’un doute tenace subsiste sur la provenance de l’onde de choc provoquée par ces « détonations » et nous sommes en droit de nous demander pourquoi l’Agence Internationale de Energie Atomique (AIEA) se refuse à considérer la création d’infrastructures pouvant résister à des ondes de chocs potentiellement dévastatrices dans les designs de bases des centrales en projet aujourd’hui dans le monde entier .

En conclusion, le design de base d’une centrale est très certainement l’étape la plus importante du processus de réalisation. Il existe certes des normes internationales mais chaque site est un casse-tête qui demande des ajustements et des innovations pouvant être onéreux, occasionner des retards dans la construction ou encore, dans le cas de modernisation et de maintenance, être la source d’un manque à gagner pour l’entreprise exploitante. Ces contretemps sont redoutables pour des entreprises privées qui, soumises aux lois du marché, doivent choisir entre plus de sécurité pour le public ou plus de profit pour leurs actionnaires.

Construire aujourd’hui des centrales nucléaires sur un littoral sans prendre en compte le réchauffement climatique et le rythme croissant des catastrophes naturelles est le défi numéro 1 auxquelles nos sociétés doivent faire face. Les états, emportés par une logique de libéralisation en ignorent les dangers. Aucune centrale nucléaire dans le monde ne peut résister aux fureurs de la nature ; les experts et les institutions internationales en charge de la construction des centrales semblent professer le contraire. C’est en soi un problème qui nous concerne tous car il engage la survie des générations à venir.

Les plans d’évacuation des populations seront un échec

Pour construire un discours qui ne soit pas uniquement perçu comme le credo délirant d’un militant anti-nucléaire, je m’en remettrai aux faits. Le rapport des experts qui enquêtèrent sur le site et auprès du personnel de la centrale de Three Mile Island, quelques mois après la catastrophe, est alarmant.

Selon Arnie Gundersen, les procédures et les conditions d’évacuation de la centrale furent tout simplement obviées par les responsables opérant en salle de commande. Le premier jour de la catastrophe, le 28 mars 1979, à 7 heure trente du matin, le directeur de la centrale aurait dû ordonner son évacuation immédiate quand les ingénieurs confirmèrent que le compteur Geiger de l’enceinte du réacteur 2 montrait des niveaux de radiations anormalement élevés. Ceux-ci dépassaient les doses limites mentionnées dans les procédures d’urgence du design de base auxquelles tout le personnel devait répondre dans l’acte en cas de problème. Il se trouve que le personnel en question était insuffisamment préparé pour faire face à ce type d’incidents. La confusion généralisée ajoutée aux hésitations du directeur conduisirent à la fonte du cœur du réacteur 2, accident considéré de niveau 5 sur l’échelle internationale du classement des accidents nucléaires, dite échelle INES (de l’anglais International Nuclear Event scale) qui en compte 7.

Les responsables de la centrale décidèrent non seulement de ne pas faire évacuer les lieux mais ils crurent bon de ne pas contacter les autorités pour leur signaler l’incident et l’explosion d’hydrogène qui venait de se produire à l’intérieur de l’enceinte de contention du réacteur. Ce jour-là, la catastrophe majeure de niveau 7 fut évitée grâce à la solidité de cette enceinte qui ne fut que partiellement endommagée. Mais ce n’est pas tout.

Interrogé plusieurs décennies après les faits, le gouvernement de l’état de Pennsylvanie à l’époque de la catastrophe, M. Dick Thornburgh, affirma que, quand bien même il eût été briefé sur l’incident, il n’aurait pas ordonné d’évacuation. M. Thornburgh se justifia en alléguant qu’il était beaucoup plus inquiet de la réaction de panique du public que de l’émoi et des dépenses suscités par la perspective d’une évacuation . La vérité est que deux jours après le début de la catastrophe, l’Autorité de Sureté Nucléaire américaine (En anglais, Nuclear Regulatory Commission - NRC) ordonna l’évacuation des femmes et des enfants habitant dans un rayon de 3 kilomètres. Malheureusement, dans ce lapse de temps de 48 heures, rien ne put arrêter l’iode 131 et les gaz nobles générés par la fonte du cœur de s’échapper dans l’atmosphère.

En ce qui concerne la catastrophe de Tchernobyl et les plans d’évacuations proposés dans le design de base de la centrale, les autorités soviétiques ukrainiennes décidèrent de passer outre et d’éviter l’évacuation des villes environnantes, Kiev inclue. Moscou fut informée plus d’une demi-journée après l’accident. Comme le rappelle Arnie Gundersen, le monde apprit la nouvelle de la catastrophe par les Suédois qui, les premiers, détectèrent les radiations sur leur sol.

On pourra toujours arguer qu’il s’agissait là des Soviets et que de tels agissements seraient impensables dans un pays démocratique. L’argument est certes recevable mais perd de sa force lorsque l’on revient aux déclarations du gouverneur Thornburgh ou à l’attitude des autorités japonaises après Fukushima qui, dans un premier temps, n’évacuèrent les populations que sur un rayon de trois kilomètres alors que l’armée américaine recommandait un périmètre de 50 kilomètres à son personnel en service. C’est plus tard que vint l’ordre d’évacuer jusqu’à vingt kilomètres. Les populations résidant dans un rayon de 20 à 30 kilomètres furent, quant à elles, carrément abandonnées à leur sort quand le gouvernement, se voulant rassurant, leur conseilla de « se mettre à l’abri ». Rappelons que Tchernobyl n’avait vu qu’un réacteur fondre alors que sur le site de Fukushima Daiichi trois des quatre réacteurs étaient en fusion !

Les erreurs tragiques, l’incompétence et la revue à la baisse des dangers potentiels ne s’arrêtèrent pas là ; la distribution de pilules d’iode, tellement importantes en cas d’exposition aux radiations, ne fut acceptée par les autorités nipponnes que sept jours après la catastrophe. 7 jours ! On pourrait bien sûr excuser ce retard en invoquant les ravages provoqués par le tsunami mais les pilules en question étaient, pour la plupart, dans les dépôts des villes contaminées ; il s’agissait seulement d’un arrêté administratif qui tardait à venir de plus haut.

En France, la marche à suivre en cas d’incident nucléaire est contenue dans les Plans Particuliers d’Intervention (PPI) mis sous l’autorité des préfectures. Ces plans d’action sont à mettre en œuvre en cas de catastrophe de niveau 5 sur l’échelle INES et sont tenus d’être efficaces pendant 24 heures, jusqu’à ce que les autorités territoriales et nationales prennent le relai. Ils stipulent que les autorités locales doivent créer un rayon d’évacuation de 5 kilomètres autour des centrales. C’est ce que l’on nomme la phase d’urgence . Pour les habitants vivant entre 5 et 10 kilomètres, il leur est expressément demandé de rester à l’abri, chez eux, et de prendre les pastilles d’iodes recommandées par les autorités.

A partir du deuxième jour (Phase post-accidentel), les pouvoirs publics commencent à mettre en œuvre les mesures proposées par l’Institut de Radioprotection et de Sûreté nucléaire (IRSN). Les populations des zones les plus irradiées sont traitées puis évacuées en priorité. Des actions sont mises en œuvre pour décontaminer ou isoler les parties de l’environnement agricole sinistrées et posant un danger pour l’alimentation et le quotidien des populations (eau potable, cheptel, abattoirs, récoltes, etc.) Pour nous faire une idée sur leur ampleur et leur complexité, il faut se tourner vers le Japon et ce qui fut fait autour de Daiichi et dans l’ensemble de la province de Fukushima avec le succès que l’on connaît.

On a beau étudier de plus près l’ensemble de cette littérature, rien n’est vraiment prévu pour un scenario du type Fukushima. La limite temporelle des PPI ne semble pas aller au-delà de la sortie de la phase d’urgence. « La sortie de la phase d’urgence débute à l’approche de la fin des rejets (ou juste après). Elle prend fin lorsque l’installation est retournée dans un état sûr, c’est-à-dire lorsque tout risque d’un nouveau rejet majeur est écarté ».

Comment pourrait-on donc adapter cette recommandation à la centrale de Fukushima qui, 6 ans après la catastrophe, est encore très loin de « retourner dans un état sûr » ? Les risques de rejets majeurs sont constants voire en augmentation si l’on prend en compte les fuites d’eau radioactives dans l’océan Pacifique ou si l’on reconnait que personne ne sait où se trouvent le corium des trois réacteurs fondus. Que feraient donc les pouvoirs publics si la centrale de Bugey, située à seulement 35 kilomètres de Lyon venait à déclarer un niveau d’urgence 6 ou 7 sur l’échelle d’INES ? Auraient-elles l’aplomb de demander au million et demi d’habitants de la région lyonnaise de rester chez eux, à l’abri ? Qui prendrait alors la décision d’évacuer ce million et demi d’individus et comment cela pourrait-il se faire sans paralyser la France entière ?

Julien Collet, directeur de l’environnement et des situations d’urgence de l’ASN nous rassure :

Les mesures d’urgence –mise à l’abri, ingestion d’iode et évacuation— ne dépassent pas quelques dizaines de kilomètres dans le pire des cas, même sur un accident majeur comme celui de Fukushima. L’évolution dans le temps peut conduire à étendre les mesures au-delà de 10 kilomètres, mais jusqu’à quelques dizaines de kilomètres au maximum. Dans ce cadre-là, il n’y a pas de ville majeure qui se situe à cette distance-là.

Un accident majeur comme celui de Fukushima montre justement que des taux de radiation qui vont bien au-delà des doses admissibles furent détectées dans certains quartiers de Tokyo (239 km). Dans le petit village d’Iitate, situé à 40 kilomètres de la centrale de Daiichi, soit 20 kilomètres au-delà de la zone d’évacuation officielle, Greenpeace a mesuré des taux de radiation de 10 microSieverts . Ses experts sont formels : « Des mesures plus approfondies dans la région, tel qu’à Tsushima, un village à l’extérieur de la zone d’évacuation volontaire de 30 km, laisse aussi paraître des niveaux de contamination jusqu’à 47 microSieverts par heure. Ce chiffre contraste avec celui des autorités, qui est établi à 32,7. L’exposition humaine à un tel degré de radioactivité signifie que la dose maximum admissible pour une année est atteinte en 24 heures . »

La zone d’évacuation décidée autour de la centrale de Fukushima Daiichi est deux fois plus grande que celle prévue par les PPI en France.

Les nappes phréatiques et les sources en eaux potables ne peuvent échapper à la contamination radiologique

Une catastrophe de catégorie 7 sur l’échelle d’INES est en soi une situation dont la chronologie est au bas mot de 100.000 ans. Au-delà de l’impact à court terme sur les populations lors de la phase d’urgence, le problème est donc à contempler sur le très long terme ; pour nous en faire une idée, les peintures paléolithiques de la grotte Chauvet sont âgées de 35.000 ans. C’est un fléau qui met en jeu la survie des générations à venir car il menace d’empoisonner indéfiniment l’écosystème dans lequel elles vont devoir vivre et prospérer.

Exception faite de Three mile Island, les radiations relâchées par la fonte des cœurs de Tchernobyl (1 réacteur) et de Fukushima Daiichi (3 réacteurs) se sont propagées dans les nappes phréatiques, les cours d’eau, les fleuves et les lacs des régions sinistrées et au-delà. Le sarcophage de 29.000 tonnes posé sur les ruines de Tchernobyl en novembre 2013 nous rappelle amèrement qu’avec l’atome, les solutions de rechange sont éphémères. Les spécialistes nous disent que ce dôme est fait pour durer 100 ans ; même si cela était vrai, que se passera-t-il ensuite ? Et qui peut garantir que la contamination radiologique cessera pendant cette période ?

Les feux de forêts et de broussailles sont communs dans les régions abandonnées autour de Tchernobyl. Sous l’effet du réchauffement climatique, des milliers d’hectares de forêts contaminées sont susceptibles de brûler chaque année. La région de Bryansk fut la plus touchée par ces incendies depuis 2013. Les rayonnements rejetés dans l’atmosphère sont non seulement un grand danger pour les trois millions d’habitants vivant dans la région mais menacent aussi de démultiplier le rayon d’expansion des nuages de radiations qui voyagent dans l’atmosphère.

Lorsque l’on se penche sur Fukushima, le cas est atterrant. En juillet 2016, Ai Kashiwagi, le Monsieur énergie de Greenpeace Japon, lançait un cri d’alarme :

Les niveaux extrêmement élevés de radioactivité que nous avons trouvés le long des systèmes fluviaux souligne l’ampleur et la longévité à la fois de la contamination de l’environnement et des risques pour la santé publique résultant de la catastrophe de Fukushima [...] Les échantillons d’eau de rivière ont été pris dans les zones où le gouvernement Abe déclare qu’il n’y a aucun danger pour la population. Mais les résultats montrent qu’il n’y a pas de retour à la normale après cette catastrophe nucléaire.

Mais c’est qu’ici, le problème est devenu carrément insoluble. A l’intérieur de la carcasse de Tchernobyl, on sait où se trouve le corium du réacteur 2. Bien qu’il ait coulé hors de la ceinture de confinement du réacteur, il a fini par se déposer au fond, sur le socle de la centrale. Mais personne ne sait où sont passés les cœurs fondus des réacteur 1, 2 et 3 de Fukushima. Reposent-ils sur le socle de la centrale ? L’ont-ils percé ? Dans ce cas, ils seraient en contact direct avec le sol et la nature.

Comme le rappelle Arnie Gundersen, il faut se représenter un réacteur comme une cocotte-minute. Si cette cocotte-minute vient à se fissurer, tout le liquide contenu à l’intérieur est expulsé et quand le métal s’est refroidi et qu’on l’arrose copieusement pour éviter que sa température remonte, l’eau entre et sort librement par les brèches. Voilà ce qu’est Fukushima ! Une partie de cette eau s’infiltre dans le sol et/ou se déverse dans le Pacifique ! Et cela n’est pas près de cesser car il faut continuellement jeter des tonnes d’eau dans ces enceintes vides pour qu’elles refroidissent indéfiniment les cœurs fondus introuvables. Cette lente hémorragie de poison, pensait-on, allait se diluer dans le Pacifique mais il n’en est rien. On en voit des traces de plus en plus concentrées jusque sur les côtes californiennes ! Maintenant, imaginez qu’un tel scenario se déroule sur les rives du Rhône, de la Loire, du Rhin ou du Mississipi ? On en reste bouche bée. Ces conséquences sont largement sous-estimées en France où les pouvoirs publics s’entêtent à considérer qu’une telle catastrophe de cette envergure ne peut arriver.

Une catastrophe nucléaire est-elle dangereuse pour les populations ?

Nous touchons-là au point le plus polémique de la problématique du nucléaire civil. Nous pouvons l’énoncer de la façon suivante : le comité scientifique de l’ONU, l’UNSCEAR déclare que la catastrophe de Tchernobyl n’a fait que 50 morts. Les conséquences sanitaires confirmées font aussi état de 4000 cas de cancers de la thyroïde chez des enfants ukrainiens, biélorusses et russes. Pour Greenpeace, le nombre des victimes se situerait quelque part entre 100.000 et 400.000. Mais une étude du Dr. Alexey Yablokov, biologiste et du Dr. Vasily Nesterenko , physicien, affirme, dans un ouvrage publié par la New York Academy of Science, que la catastrophe aurait fait pas moins d’un million de victimes.

La grande majorité des études scientifiques sur le sujet montrent, par exemple, qu’il existe peu d’incidence entre l’empoisonnement radiologique provoqué par la catastrophe de Tchernobyl et l’augmentation du nombre des cancers dans les régions sinistrées. Ces résultats sont pleinement acceptés par des organisations internationales telles que l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA), l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), le Comité scientifique des Nations Unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR), précédemment cité, etc. On le comprend, elles sont âprement contestées par des organisations anti nucléaires et pro environnement indépendantes telles que Greenpeace, la Criirad , Friends of Earth , etc.

Alors, qui croire ? Le problème fondamental de la contamination radioactive de basse et de moyenne intensité est qu’elle peut passer inaperçue pendant des décennies. Et quand bien même on identifierait des cancers dans une population ciblée, il est scientifiquement difficile de déterminer leur cause avec exactitude. De surcroit, les études scientifiques à partir desquelles les organismes internationaux se font une opinion (généralement plutôt positive) viennent très souvent d’échantillons de population assez limités.

Ce flou scientifique semble servir les intérêts des pouvoirs publics et de l’industrie nucléaire. En effet, l’espace chronologique de prédilection dans lequel ces acteurs sont censés opérer est le court, voire le très court terme. Dans ces conditions, le risque d’identifier même un petit nombre de victimes est extrêmement bas. Que l’industrie du nucléaire traîne les pieds et refuse d’assumer ses responsabilités passe encore ; on ne demande pas au pyromane de surveiller un coin de forêt. Mais que les pouvoirs publics se rendent coupables de mauvaise volonté et d’obstruction dans la recherche de la vérité semble moins évident. Pourtant, les raisons ne manquent pas. L’opinion publique connaît aujourd’hui l’existence de la porte tournante qui existe entre le monde de la politique et celui du lobbying. On ne s’étonne plus de voir un ancien ministre, un ex chef d’état, passer des fauteuils de l’Exécutif à ceux des conseils d’administrations de puissantes multinationales. Ces conflits d’intérêts ne semblent pas choquer outre mesure ces personnages mais ils éveillent cependant dans la société des soupçons justifiés sur la qualité réelle du jeu démocratique qui se joue en Occident. D’autres forces sont aussi à l’œuvre lorsque l’industrie du nucléaire se voit accusée de négligence ou d’homicide. Arnie Gundersen nous rappelle comment les compagnies d’assurance de la centrale nucléaire de Three mile Island, apaisèrent le désespoir des victimes en leur offrant un pont d’or d’environ 100 millions de dollars. Ce contrat les obligeait cependant à garder le plus grand silence sur l’accident. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il est si difficile de trouver encore aujourd’hui des données épidémiologiques abondantes sur cette population sinistrée . D’ailleurs, qui parle encore de Three Mile Island aujourd’hui...

Gundersen va encore plus loin. L’Autorité de Sûreté Nucléaire américaine (En anglais, Nuclear Regulatory Commission) est formée d’une commission de cinq membres. Elle a pour but de définir les politiques générales de sûreté nucléaire sur l’ensemble du territoire. Les cinq membres de la commission sont nommés par le congrès américain et le président appartient toujours au parti politique en place à la maison blanche. Jusque-là, rien d’anormal ou presque. Tout se complique lorsque l’on découvre que pour être éligible à ce poste, il faut que l’Institut de l’Energie Nucléaire (En anglais, Nuclear Energy Institute), le groupe en charge du lobbying pour l’industrie nucléaire, ait accepté la candidature des cinq intéressés. Autrement dit, vous ne pouvez devenir membre de la commission de l’Autorité de Sûreté Nucléaire américaine que si l’industrie nucléaire vous y autorise... Ces dix dernières années, le lobby du nucléaire américain a dépensé 670 millions de dollars. Inverser le processus, conclut Gundersen avec ironie, ne pourrait se faire qu’en investissant les mêmes sommes auprès du congrès américain...

Les risques et les moyens mis en œuvre pour lutter contre une catastrophe éventuelle sont grossièrement sous-estimés.

Lorsque l’on compare les plans d’urgences proposés par l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) française aux évènements qui se déroulèrent dans la province de Fukushima depuis 2011, les bras nous en tombent. Dans tous les cas de figures, l’ensemble de ces plans ont été dépassés. L’ASN nous assure qu’un tel accident est purement impensable en France et que se laisser même tenter par l’idée est tout bonnement irresponsable. Les raisons invoquées nous renvoient invariablement... aux plans de sûreté mis en place par les pouvoirs publics et l’industrie nucléaire française. Nous tournons en rond.

Il faut dire que les enjeux sont colossaux. La France est le seul pays au monde à dépendre à 75% de l’atome. L’année prochaine, en 2017, 80% de ses 58 réacteurs auront dépassés la limite d’âge de 30 ans d’activité. Face à ces échéances, les pouvoirs publics restent dans le flou. En 2012, le candidat Hollande alors en pleine campagne électorale promit de passer à 50%. Quatre ans plus tard, les détails fournis par le président peinent à nous convaincre. On a vanté les prouesses de l’EPR de Flamanville (1650 MW) et les bienfaits de la fermeture de la centrale de Fessenheim en 2017 (1800 MW). Mais les chiffres ne cadrent pas. Selon Greenpeace, il faudrait fermer entre 24 et 35 réacteurs pour que la France tombe à un niveau de 50% de dépendance . Et personne n’ose encore parler du coût de ces arrêts. Où va-t-on prendre l’argent pour démonter et stocker l’armature des bâtiments, décontaminer les sites, etc. ? La France a toujours plus besoin d’énergie et rien dans les faits n’indique qu’elle puisse s’émanciper du nucléaire. Nous sommes dans l’impasse.

Nous l’avons vu dans cette enquête, les pouvoirs publics et l’industrie du nucléaire peinent, voire refusent « d’imaginer l’inimaginable » et d’évaluer le réel niveau de risque de nos centrales. Comment penser la sûreté nucléaire d’une nation après Fukushima ? Est-il acceptable de s’en remettre à des directives qui ne prennent pas en compte ce que nous avons appris de cette catastrophe ?

Les choses changent doucement et Mme. Delphine Batho, ministre de l’environnement et de l’énergie de juin 2012 à juillet 2013 fut la première à briser le tabou quand elle déclara :

La leçon essentielle, c’est qu’en matière d’accident nucléaire grave la doctrine probabiliste qui a largement prévalu à la conception initiale des réacteurs n’est plus acceptable par la société, au regard de l’ampleur des conséquences pour les populations et les territoires. De facto, elle consistait à faire l’impasse sur des risques à très faible probabilité. Or, même très improbable, un accident grave est possible. Même si elle est plus chère, l’approche déterministe aujourd’hui dominante en Europe et en France doit prévaloir.

Pour vous donner une idée du passage brutal que nous suppose l’abandon d’une doctrine probabiliste pour l’adoption d’une approche déterministe, il suffit de comparer les chiffres suivants. L’Autorité de régulation Nucléaire affirme que la probabilité d’un accident d’intensité 7 sur l’échelle d’INES est de 1 sur 1 million. Sur la planète aujourd’hui nous avons 400 réacteurs. 1 million divisé par 4000 nous donne le chiffre d’une catastrophe tous les 2500 ans. Voilà pour l’approche probabiliste. La doctrine déterministe nous dit qu’entre le désastre de Three Mile Island et celui de Fukushima, nous avons eu à déplorer une fonte de réacteur par décade. Selon toute logique, nous sommes plus enclin à nous attendre à une catastrophe aux alentours de 2021 qu’en 4560 Apr. J.C.

Pourtant, dans les faits, rien ne changent vraiment. Comme le fait remarquer le rapport de Greenpeace, les stress-tests effectués ces dernières années sur les centrales ne prenaient toujours pas en compte les risques extérieurs comme la chute d’avion gros porteur pourtant au goût du jour depuis le 11 septembre 2001.

Les premiers signes de vieillissement des réacteurs apparaissent en moyenne après 20 ans de fonctionnement. Les enceintes de confinement ; pour faire simple, la cocotte-minute évoquée plus haut, ne peuvent pas être remplacées. Ce sont pourtant les parties du réacteur soumises aux plus fortes doses d’irradiation. Au-delà de trente ans, l’acier de l’armature devient plus dur et plus fragile, ce qui augmente le risque de fissure ou pire, de rupture brutale.

Les plans d’évacuation des populations sont eux aussi insuffisants. La centrale de Blayais est située à 45 km de Bordeaux et, tout comme Fukushima, possède 4 réacteurs, Bugey (4 réacteurs), nous l’avons vu, est à 30 km de Lyon et de son agglomération de 1,2 millions d’habitants. Fessenheim est à 30 km de Colmar et de Mulhouse et à 76km de Strasbourg. Gravelines avec 6 réacteurs est à 30 km de la Belgique ! 15 km de Dunkerque et 20 km de Calais ! Tricastin (4 réacteurs) est à 26 km de Montélimar, et à 45km d’Avignon.

Entre 1986 et 2000, 350.000 personnes furent évacuées de la région de Tchernobyl. Après seulement 5 ans, 160.000 furent évacuées de Fukushima. L’histoire de l’ère nucléaire, commencée, de triste mémoire, le 6 août 1945 à Hiroshima est une histoire qui ne se mesure qu’en matière de coûts. Coûts humains, coûts environnementaux, coûts de retraitement et stockage des déchets et depuis peu, coûts financiers, puisque les installations nucléaires modernes réclament de plus en plus d’investissements. Ces déplacements de masse post accident ont été systématiquement sous-évalués par les autorités françaises. Dunkerque à elle seule compte plus de 90.000 habitants ; Calais 72.500. Que se passerait-il si Gravelines venait à perdre ne serait-ce qu’un seul de ses réacteurs ? Tous les habitants de Dunkerque et de Calais devraient être évacués sur le champ sans qu’ils ne puissent jamais y remettre les pieds. Et ce dans un laps de temps très court ; pas sur cinq ans comme à Fukushima. Comment calculer alors le coût d’un tel cauchemar ? Comment est-il possible que l’on ait autorisé l’installation de telles centrales à seulement quelques kilomètres de grandes agglomérations ? La réponse est, je le crains, d’une simplicité qui glace le sang : puisque l’approche probabiliste (une catastrophe tous les 2500 ans) a conduit les autorités à sous-estimer les cas de fonte de réacteur, celles-ci ont tout naturellement sous-estimé les conséquences d’une catastrophe qu’ils jugeaient « impossible ».

Les « Titanic » du XXIe siècle

Le simple fait qu’en France on ait laissé des centrales nucléaires produire bien au-delà de leur date limite de longévité est en soi extrêmement préoccupant. Cela signifie notamment que le changement de paradigme annoncé par l’ex ministre de l’environnement de M. Hollande, Mme Delphine Batho, n’était qu’une fable.

Nous continuons à juger que notre parc nucléaire est un des plus sûr du monde. C’était aussi ce dont se targuaient les Japonais avant Fukushima. Du jour au lendemain, cette grande nation fut engloutie dans une spirale de dépenses astronomiques qui, depuis, la met à genou financièrement et culturellement. Les plus pessimistes disent qu’elle ne s’en remettra pas. Si la France devait souffrir un tel martyr, elle prendrait le même chemin et derrière elle toute l’Europe.

Philippe Nadouce

»» http://www.nadouce.com/2016/09/un-fukushima-francais-est-il-possible_9.html
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La rose assassinée
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Vieilles de plus de 50 ans, souvent qualifiées par les médias de narco-terroristes, les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC), restent avant tout une organisation politique avec des objectifs bien précis. La persistance de la voie armée comme expression ne peut se comprendre qu’à la lumière de l’Histoire du groupe insurgé. En 1985, s’appuyant sur un cessez-le-feu accordé avec le gouvernement, et avec le soutien du Parti Communiste Colombien, les FARC lancent un nouveau parti (…)
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