La transition du règne de Hassan II à celui de Mohamed VI a permis au Maroc de réaliser d’indéniables avancées sur les plans social et économique. Le pays connaît un développement sans précédent de ses infrastructures, la société y est globalement plus libre et l’économie plus dynamique. En revanche, les méthodes du Makhzen (structure politico-administrative sur laquelle repose le pouvoir, basée sur l’allégeance au Roi) ont très peu évolué, au détriment d’une démocratie qui reste à construire.
Deux indicateurs corroborent, en effet, l’échec d’une construction démocratique qui semble s’être brusquement arrêtée un certain vendredi 16 mais 2003, suite aux attentats de Casablanca. D’abord, la faiblesse du niveau de participation aux élections (37% aux législatives de 2007 et 52% aux municipales de 2009), qui en dit long sur le discrédit de la classe politique marocaine. En second lieu, le fait le parti politique Authenticité et Modernité (PAM), créé (en 2008) par l’ami du Roi et ex secrétaire d’Etat à l’Intérieur (1999-2007) Fouad Ali El-Himma, ait pu, à l’occasion des municipales de 2009, déclasser les partis historiques et se hisser au rang de première force politique du pays.
Conjuguée à la politique des grands chantiers, chère à Mohamed VI, cette situation a fini par faire émerger deux clans au sein du sérail ; celui d’El-Himma qui domine, donc, désormais la vie politique du pays et celui de Mohamed Mounir El-Majidi (à la fois secrétaire particulier du Roi et gestionnaire de la fortune royale privée) qui domine les secteurs stratégiques de l’économie marocaine.
Aussi anti-démocratique que cela puisse paraître, El-Himma s’appuie, pour renforcer son influence et celle du PAM, sur le tout-puissant ministère de l’Intérieur, qu’il a pourtant quitté depuis 2007 pour se consacrer à la politique. Il continue même à y placer ses hommes à la tête des wilayas et des provinces et des postes stratégiques liés au renseignement ou aux collectivités locales. Suite aux municipales de 2009, l’ami du Roi a étendu sa mainmise aux postes clefs du ministère des finances. Il s’agit de la toute-puissante direction des impôts, l’une des armes de prédilection qu’aime à utiliser le makhzen pour terroriser ou mater ses ennemis, confiée depuis à Abdellatif Zaghnoun, un proche d’El-Himma. La douane et la direction du budget ont également changé de tête, à l’occasion, pour être confiées aux hommes de l’allié politique déclaré d’El-Himma, l’actuel ministre des finance et ambitieux président du Rassemblement National des Indépendants, Salaheddine Mezouar.
S’agissant du makhzen économique, il y a lieu de rappeler qu’il s’agit à l’origine d’un héritage du protectorat français, résultat de la politique des « Grands Caïds » engagée par la France au Maroc dans les années 1952-1953. Cette politique qui visait à contrer la révolution du Roi et du peuple consista en un transfert massif des terres agricoles et des moyens de domination (entreprises industrielles, actions à la banque de Paris…) à quelques centaines de Caïds et Pachas (makhzen rural). Après l’indépendance et faute d’un régime démocratique, le makhzen a pu acquérir de nouveaux pouvoirs économiques à deux reprises ; dans le cadre de la politique de marocanisation de 1973 (juste après les deux coups d’Etat militaires manqués contre Hassan II), puis lors du programme de privatisation initié au début des années 1990 (source).
Au cours de la dernière décennie, le processus de développement de la holding royale Siger/Ergis, dirigée par El-Majidi, et de la plus grande holding marocaine ONA fournit une autre facette de cette makhzanisation économique : "En 2003, grâce à un montage financier particulier (la rotation de participation), la part de [Siger/Ergis] passe à 5% dans le capital de l’ONA et 66% dans le capital de la SNI (Société Nationale d’Investissement) qui contrôle elle-même 33% de l’ONA. Cette rotation de participation ONA-SNI a consacré la holding royale comme l’actionnaire majoritairement incontestable des deux holdings (ONA et SNI). Une telle prise de contrôle s’est faite au détriment des retraités de trois caisses : la RCAR, la MAMDA et la CIMR, sans compter les investisseurs individuels" (source). Du coup, "les dividendes versés directement à Siger [sont passés] de 77 millions de dirhams en 2003 à 190 millions l’année suivante" (source).
L’incompatibilité des fonctions cumulées par El-Majidi, ou plutôt l’implication du Roi dans le monde des affaires, produit ainsi les mêmes effets négatifs sur la construction démocratique que l’implication du makhzen dans la politique et le processus électoral. Qu’est ce qui garantit, en effet, que la casquette de secrétaire particulier du Roi, et donc d’ami intime de Mohamed VI, ne soit utilisée pour fructifier davantage les placements royaux, sans forcément respecter les règles de la concurrence économique ? Qu’est ce qui garantit qu’El-Majidi ne puisse acquérir des biens du domaine privé de l’Etat à prix sacrifiés très en deçà de ceux du marché ? ... et la liste des zones d’ombre est longue !
Cet incessant lobbying auquel s’adonnent les amis du Roi ne manque pas évidemment de nuire au fonctionnement de l’Etat, à la libre concurrence et à la gestion des deniers publics. Le quotidien arabophone Al Massae, dont le directeur et journaliste vedette Rachid Niny vient d’être placé en garde à vue pour "atteinte à la sécurité et à l’intégrité de la nation et des citoyens", s’est fait depuis plusieurs années une spécialité, celle de dénoncer les injustices, la répression et la corruption des élites. Entre autres affaires, Niny a consacré récemment l’une de ses chroniques aux dérives du fisc. Son ancien patron Noureddine Bensouda (proche d’El-Majidi), un pur produit du makhzen issu de milieu modeste et passé comme El-Himma par les rangs du collège royal aux côtés de Mohamed VI, aurait accédé en peu de temps au club des gros fortunés du pays, si on en croit Al Massae.
L’enrichissement rapide et illégal devient ainsi la règle chez les "voyous en col blanc" connectés à l’entourage de Mohamed VI. Et de toutes les dérives, c’est sans doute cette facette de l’entourage royal, censé donner l’exemple, et l’impunité dont bénéficient les hors-la-loi du régime, qui rendent les marocains si sceptiques sur la construction démocratique.
Dans une supplique à Mohamed VI intitulée "la révolution marocaine est en marche", le dissident marocain Abdelhak Serhane n’hésite pas à qualifier les clans El-Himma et El-Majidi de danger pour le Roi et d’obstacle à l’essor du Maroc : "En peu de temps, Fouad Ali El-Himma et Mohamed Mounir El-Majidi sont devenus les maîtres du pays grâce à leur proximité avec leur ami le roi. Ils ont phagocité tous les espaces, économie, finance, culture, sport, politique, nous écoeurant de tout, comme un jeu de sales gosses (la’b adrari), soumettant le monde à la lubie du gain rapide et des affaires faciles, dilapidant le capital sympathie que le peuple avait pour vous et transformant le Maroc en une cage aux folles où les pieds ont remplacé la tête. Ces commis sorciers ont étouffé le jeu politique, ruiné la concurrence économique, dilapidé les deniers publics dans des lubies et piétiné le contrat constitutionnel, celui de défendre les intérêts du peuple. Ils agissent en votre nom, vous êtes de fait garant de leurs actes. Ils doivent s’en aller ; ils constituent un danger pour vous et un obstacle à l’essor du pays".
Le Roi du Maroc sait qu’il lui appartient désormais de transférer rapidement des pouvoirs significatifs à un gouvernement élu et responsable. Et, curieusement, c’est au moment où il prend les devants pour engager une réforme de la Constitution et libère des prisonniers d’opinions, dont des salafistes, qu’un attentat barbare est perpétré au coeur de Marrakech, la capitale touristique du pays. A qui profite le crime ? A ceux qui veulent "freiner le processus démocratique" enclenché au Maroc, répond le célèbre romancier espagnol Juan Goytisolo qui réside depuis des années dans la Cité ocre.
Les marocains ont toujours tenu à leur monarchie, vielle de 1200 ans. En ce printemps arabe, ils tiennent une occasion historique pour rompre avec les pratiques du makhzen et engager définitivement le pays sur le chemin de la liberté et de la justice. Mohamed VI l’a compris. Il sait désormais que sans démocratisation, le Maroc n’est pas à l’abri d’une crise qui pourrait, tôt ou tard, mener le pays droit à la catastrophe.
Jaber El Amrouzi