Martiniquais mais universel, révolté mais humaniste, homme politique mais toujours libre. Elève du lycée Louis-le-Grand en 1935, il entre à Normale Sup. Agrégé de lettres, il enseigna au lycée Victor-Schoelcher de Fort-de-France et a eu pour élèves, entre autres, les écrivains Édouard Glissant (1928-2011) et Frantz Fanon (1925-1961). Le centenaire de la naissance d’Aimé Césaire, le 26 juin, a donné lieu à des hommages à travers le monde pour saluer le poète décédé en 2008, dont l’aura ne cesse de croître. François Hollande a rendu hommage, mercredi dernier, matin, au Panthéon, au poète et homme politique martiniquais, Aimé Césaire. Descendant dans la crypte il y dépose une gerbe de fleurs devant la plaque dédiée à l’écrivain, chantre de la négritude. Le minimum syndical a été ainsi octroyé à un géant de la pensée au XXIe siècle, mais à qui on a refusé l’Académie française...
Le compagnonnage avec le Parti communiste français
On a tout dit de Césaire le poète, Césaire l’homme politique, il est nécessaire cependant, de rapporter la position de Césaire avec le Parti communiste français. Dans une interview au Nouvel Observateur, Aimé Césaire revient justement sur sa proximité avec le communisme et explique pourquoi il a été déçu par les hommes censés le faire aimer : « Contrairement à ce que les gens pensent, je n’ai jamais été communiste. Cependant, pendant dix ans, j’ai vraiment tenté de l’être. J’ai fait de mon mieux. A partir du moment où j’avais adhéré au Parti, je me suis mis à lire Marx, Lénine, et même Staline. De bonne foi. Comme on apprend le latin ou le grec. Je me suis d’ailleurs aperçu que mes camarades étaient très ignorants en doctrine. Bref, j’ai essayé d’y croire. Et quand j’avais des réticences, je les mettais sur le compte de mes préjugés petits bourgeois. Et puis, en 1956, j’ai provoqué le grand saut de la rupture. (..) J’avais pris en horreur les apparatchiks, les petits fonctionnaires du siège central à Paris. Ils ne cessaient de donner des ordres à la fédération martiniquaise. C’était pour moi du colonialisme.(...) Une fois que la rupture avait été consommée, tout me paraissait d’un coup évident. Je ressentais le sentiment d’une grande paix intérieure. J’étais délivré. Je me disais, j’ai rompu avec les communistes, c’est fini, je suis un nègre fondamental et je n’ai plus rien à faire avec eux ». (1)
Il dit, cependant continuer le combat en retrouvant sa liberté de penser. : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. »
Aimé Césaire et le combat pour la dignité humaine
Les écrits d’Aimée Césaire ne lui ont pas attiré les sympathies de l’Académie française qui, globalement, est de cette droite revancharde forte de ses certitudes et qui ne renie pas la conception de la civilisation qu’elle a infligée aux colonies, ce qu’Aimé Césaire n’a cessé de dénoncer avec élégance et pertinence. « ...La France moutonnière aura préféré Senghor et ses mots fleuris, sa poésie de garçon-coiffeur, ses « versets », sa sotte imitation, pâlotte et ringarde, de Claudel, ses génuflexions d’acculturés et son culte imbécile d’une toute aussi imbécile civilisation de l’universelle et d’une bâtarde francophonie ; au style de pur-sang, de révolté, d’écorché vif d’un Alioune Diop, d’un Gontran-Damas, d’un Césaire... Aimé Césaire restera la mauvaise conscience de ce XXe siècle, de ces générations qui donnèrent au monde le contraire de ce qu’elles espéraient. Il aura été de toutes les luttes progressistes de son temps. Il aura écrit, avec son Discours sur le colonialisme, le livre le plus concis, le plus fort sur ce thème. Il aura bâti la réfutation la plus solide de ce système. Il aura été un écrivain supérieurement doué, un humaniste sincère, généreux. (...) Césaire fut une leçon d’honnêteté, une leçon d’amour de la langue française, un maître en écriture, un traceur de route, une école de style – lui, si parfait pur-sang littéraire – un repère ».(2)
La réalité de « l’œuvre positive » du colonialisme
Pour nous, Césaire est l’homme qui a dressé le réquisitoire le plus pertinent, le plus juste et le plus complet contre le colonialisme et son « œuvre positive ». Conséquent avec lui-même, Césaire convoque les textes à charge : j’ai relevé dans l’histoire des expéditions coloniales quelques traits que j’ai cités ailleurs tout à loisir. Cela n’a pas eu l’heur de plaire à tout le monde. Il paraît que c’est tirer de vieux squelettes du placard. Voire ! Etait-il inutile de citer le colonel de Montagnac, un des conquérants de l’Algérie : « Pour chasser les idées qui m’assiègent quelquefois, je fais couper des têtes, non pas des têtes d’artichauts, mais bien des têtes d’hommes. » Convenait-il de refuser la parole au comte d’Hérisson : « Il est vrai que nous rapportons un plein baril d’oreilles récoltées, paire à paire, sur les prisonniers, amis ou ennemis. » Fallait-il refuser à Saint-Arnaud le droit de faire sa profession de foi barbare : « On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres. » Fallait-il empêcher le maréchal Bugeaud de systématiser tout cela dans une théorie audacieuse et de se revendiquer des grands ancêtres : « Il faut une grande invasion en Afrique qui ressemble à ce que faisaient les Francs, à ce que faisaient les Goths. » Fallait-il enfin rejeter dans les ténèbres de l’oubli le fait d’armes mémorable du commandant Gérard et se taire sur la prise d’Ambike, une ville qui, à vrai dire, n’avait jamais songé à se défendre : oui ou non, ces faits sont-ils vrais ? (...) Pour ma part, si j’ai rappelé quelques détails de ces hideuses boucheries, ce n’est point par délectation morose, c’est parce que je pense que ces têtes d’hommes, ces récoltes d’oreilles, ces maisons brûlées, ces invasions gothiques, ce sang qui fume, ces villes qui s’évaporent au tranchant du glaive, on ne s’en débarrassera pas à si bon compte. Ils prouvent que la colonisation, je le répète, déshumanise l’homme même le plus civilisé. » (3)
Le Discours sur le colonialisme
Il est intéressant de remarquer que la lecture du Discours sur le colonialisme est chaque fois un ressourcement et surtout apporte la conviction que ce Discours peut bien être celui sur le néo-colonialisme ». Quelques passages : « Entre colonisateur et colonisé, il n’y a de place que pour la corvée, l’intimidation, la pression, la police, l’impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies. Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l’homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme, en chicote et l’homme indigène en instrument de production. » (4)
« Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. [...] Mais alors je pose la question suivante : la colonisation a-t-elle vraiment mis en contact ? Ou, si l’on préfère, de toutes les manières d’établir le contact, était-elle la meilleure ? Je réponds non. Et je dis que de la colonisation à la civilisation, la distance est infinie ; que, de toutes les expéditions coloniales accumulées, de tous les statuts coloniaux élaborés, de toutes les circulaires ministérielles expédiées, on ne saurait réussir une seule valeur humaine. Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, (...) et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et interrogés, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continente » (4)
Quand Césaire publia son sulfureux Discours sur le colonialisme, il mettait ainsi un parallèle explosif entre le colonialisme et la Shoah : « Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation contre l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique. »(5)
Le néocolonialisme descendant direct du colonialisme
On pourrait croire que le colonialisme fut une faute assumée. Il n’en fut rien, il s’est trouvé un président de la République française en juillet 2007 qui, du haut d’une tribune à Dakar, à quelques encablures de l’ïle de Gorée, est venu dire aux Africains, en légitimant le colonialisme : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. » (6)
Justement, Gilles Anquetil a tenté de décrypter l’actualité du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire face au « révisionnisme » de Nicolas Sarkozy. Extraits. « On a beaucoup commenté la tirade sur ´´l’homme africain´´ de Nicolas Sarkozy. Comme si une ligne rouge avait été franchie. Il n’est pas certain que ce soit le cas, ce verbiage décomplexé ayant tout d’une stratégie d’officialisation d’un discours dominant déjà installé depuis fort longtemps. (...) Car nous savons maintenant que le dernier moment de la colonisation consiste à coloniser l’histoire de colonialisme. Même lorsque les colons seront partis, tout restera à faire. Car la colonisation n’est pas un phénomène singulier, un accident regrettable de la noble histoire occidentale, elle est la conséquence d’un régime politique précis : le capitalisme. Et tant que ce régime sera debout, jamais il ne pourra raconter la véritable histoire du colonialisme, car il se condamnerait du même coup. » (7)
Allant plus loin, l’auteur nous apprend que ce discours a eu un précédent : « Entendus avec ce préalable, les propos révisionnistes de Nicolas Sarkozy (prononcés à Toulon le 7 février 2007) prennent tout à coup une teneur plus naturelle, car ils se trouvent légitimés par le coeur de son projet politique :´´Le rêve européen qui fut le rêve de Bonaparte en Egypte, de Napoléon III en Algérie, de Lyautey au Maroc, ne fut pas tant un rêve de conquête qu’un rêve de civilisation. Cessons de noircir le passé de la France. Je veux le dire à tous les adeptes de la repentance : de quel droit demandez-vous aux fils de se repentir des fautes de leurs pères, que souvent leurs pères n’ont commises que dans votre imagination ? » (7)
Giles d’Elia parle de jeux à somme nulle et explique la finalité du message : « Ce qui est intéressant dans ce propos, c’est sa nature : il s’agit d’un discours comptable. Son but est d’en arriver sous peu à un solde de tout compte qui établira que les colonisés ont perdu ceci, mais qu’ils ont gagné cela, tandis que les colonisateurs ont gagné ici, mais ils ont perdu là. Et qu’une fois remplies les deux colonnes ´´dépenses´´ et ´´recettes´´, le bilan, finalement, s’équilibre. A l’inverse, le Discours sur le colonialisme qui est un Discours de la méthode nous dit précisément et sans détour : ´´L’essentiel est ici de voir clair, de penser clair, entendre dangereusement, de répondre clair à l’innocente question initiale : qu’est-ce en son principe que la colonisation ? De convenir de ce qu’elle n’est point ; ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu, ni extension du Droit ; d’admettre une fois pour toutes, sans volonté de broncher aux conséquences, que le geste décisif est ici de l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force. (...). » (7)
Poète flamboyant, et sage de la politique antillaise pendant près d’un demi-siècle, Aimé Césaire aura su allier, littérature et engagement. Sa voix d’outre-tombe nous l’entendons, est-ce suffisant si nous ne continuons pas son combat pour la dignité humaine ? On le voit, le discours sur le colonialisme est toujours d’actualité, le néo-colonialisme est aussi brutal, mais mondialisation oblige, on colonise à distance, on dépèce à distance, on tue même sans voir certaines fois, on décide du destin des hommes à partir d’une salle climatisée. La vigilance est de mise et le discours de Césaire n’a pas pris un pli. La prédation sous de nouveaux habits, est toujours là. La mondialisation et le néolibéralisme qui laminent les faibles sont les nouvelles formes de colonisation, partis pour durer si on ne s’indigne pas constamment et ne déjouons pas les pièges multiples de la prédation du monde. Le voyage d’Obama ces jours-ci, au Sénégal, et sa visite à l’île de Gorée d’où partaient les esclaves pour l’Amérique, nous rappellent plus que jamais qu’il ne peut pas y avoir un solde de tout compte envers un Occident sûr de lui dominateur,qui ne regrette rien, qui certaines fois, recule pour mieux sauter et qu’en définitive que le colonialisme nouveau a pris l’héritage de condescendance de l’ancien colon, mais qu’il le mâtine de mots doucereux pour faire passer « la pilule » ? Le résultat est toujours le même :
L’ensauvagement de l’Occident est là !
Chems Eddine CHITOUR