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Ce sénateur qui n’aimait pas l’humour et qui avait surtout peur des chiens

Haïti vit un contexte politique, économique et social de plus en plus précaire. Les interventions de la communauté internationale entre 1994 et 2017, pour restaurer l'état de droit, n'ont fait que stabiliser et structurer le dysfonctionnement institutionnel. La nouvelle législature issue des élections de 2016, acquise à la cause de l’exécutif, qui lui-même n'est qu'un relais des grandes ambassades étrangères et des intérêts du secteur privé des affaires, vote des lois qui agresse fiscalement et étouffe économiquement une population déjà si appauvrie et combien meurtrie par de nombreuses catastrophes naturelles. Devant la complicité de cette assemblée de crapules qu'est devenue l'état haïtien, si le citoyen élève la voix pour dénoncer et caricaturer l'imposture des hommes politiques, il est vite assimilé à un chacal qui veut faire la peau d'un élu qui se transforme pour l'occasion en un mouton paré pour un sacrifice expiatoire. Ainsi, l'état de passe-droit instauré en Haïti livre des accents de mélodrame où tel sénateur, ayant en horreur l'humour et se découvrant peureux des chiens, rejoue Hector suppliant Achille de ne pas livrer son corps aux chacals...

Les chiens des mythes et des héros grecs

Chante, ô Muse, la colère d’Achille, fils de Pélée, colère funeste, qui causa tant de malheurs aux Grecs, qui précipita dans les enfers les âmes courageuses de tant de héros, et rendit leurs corps la proie des chiens et des vautours.

Ainsi commence le Chant I de l’Iliade d’Homère qui raconte comment « s’accomplit la volonté de Zeus, du jour où se divisèrent, après une vive dispute, Agamemnon, roi des hommes, et le divin Achille » . Plus loin, le Chant XXII décrit un dialogue dans lequel Hector, subissant la vengeance meurtrière d’Achille pour la mort de Patrocle, livre ses craintes et confie son angoisse de voir, comble d’humiliation, son cadavre livré aux chiens et aux vautours pour être dévoré.

En ce temps-là, les mythes célébraient le funeste destin des héros déchus qui, au lieu, d’être immortalisés par le feu, pour se transformer en poussières d’étoiles, étaient " livrés à la charogne, tel des bêtes, qui devaient être mangées par d’autres bêtes selon la coutume des bêtes".

Ainsi Hector supplia Achille :

Je t’en supplie, par ta vie, par tes genoux, par tes parents, ne laisse pas les chiens me dévorer près des nefs achéennes ; accepte bronze et or à ta suffisance ; accepte les présents que t’offriront mon père et ma digne mère ; rends- leur mon corps à ramener chez moi, afin que les Troyens et femmes des Troyens au mort que je serai donnent sa part de feu.

Mais Achille resta inflexible et répondit :

Non, chien, ne me supplie ni par mes genoux ni par mes parents [...] Nul n’écartera les chiens de ta tête, quand même on m’amènerait, on me pèserait ici dix ou vingt fois ta rançon [...].

Les chiens renifleurs des échos de scandale

Si dans l’Iliade, les héros craignaient que leur cadavre fût vilipendé après leur mort et leur honneur piétiné en étant livré aux carnassiers, on notera cependant que l« es dévoreurs de chairs crues n’étaient que des loups, des lions et des chacals ». Mais avec le temps, l’expression « livrer aux chiens » a pris toute une autre signification et retentit l’écho d’une violence inouïe dans la vie moderne, et notamment dans la vie politique.

En effet, il est de ces mots qui foudroient, tant ils sont porteurs de menaces non dites, surtout, quand elles sont prononcées par ceux qui sont détenteurs de pouvoir et peuvent agir en toute impunité. On se souvient de François Mitterrand, en 1993, qui prenait à partie « les chiens » qu’il rendait responsables de la mort de son ami et allié politique Pierre Bérégovoy, qui se serait suicidé après que la presse eût relaté un éventuel cas de corruption et de trafic d’influence auquel il serait lié. Ici, les chiens désignaient certainement les journalistes qui accomplissaient leur devoir d’informer la population en recherchant la vérité. Dans cet exercice, on les avait assimilés à des chiens, amateurs et friands de chair.
Ainsi, la presse a longtemps été au centre des histoires carnassières dans ses rapports avec la politique. Quand les journalistes n’agissent pas comme des chiens renifleurs de scandales et d’affaires louches, ils se convertissent en chiens de garde protégeant les intérêts du système qui, en retour, les nourrit, les subventionne et les entretient en promouvant un modèle d’entreprenariat médiatique pour abrutir la population en le divertissant et en le désinformant.

Les chiens râleurs qui veulent redevenir souverains

Mais « les chiens », cela peut être aussi, dans la république, le peuple qui reprend ses droits souverains et exprime son mécontentement devant les décisions injustes et violentes que prennent ceux qui prétendent agir au nom de ses intérêts. Les chiens, cela peut être le citoyen qui, agissant au nom d’une démarche critique, cherche à attirer l’attention d’un homme politique sur l’abîme existant entre ses promesses de campagne et son inaction politique. En ces temps de caravane qui passe et de subventions distribuées en liasse, les chiens sont tous ceux qui empêchent de tourner en rond et qui aboient fort pour alerter sur le sort d’un pays qui trépasse.

Et comme il est reconnu que les politiques haïtiens supportent très mal la contestation à leur endroit, surtout quand ils sont dans l’impuissance d’agir et tendent à s’éclipser dans l’oubli, alors les chiens deviennent vite des loups, des hyènes, des chacals. Il faut inventer des conspirateurs pour trouver une excuse à l’impuissance, à l’inexistence. Il faut s’inventer des ennemis, se transformer en brebis pour répandre le mythe du sacrifice expiatoire. N’est-ce pas comme cela que débutent les purges et les pogroms ? N’est-ce pas ainsi que commencent les logiques dictatoriales ? On crie à la menace, puis on lance l’attaque.

Ainsi, tel sénateur, dans un délire pathétique, habité par le drame et la théâtralité, pour compenser l’impuissance de son action législative, simule la requête plaintive d’Hector à Achille et se mettre à exprimer le souhait que les os de son cadavre soient remis aux gens de sa localité parce que, indexé dans un dessin humoristique, il se sentirait menacé et livré comme un mouton aux chiens et aux hyènes attirés par l’odeur du sang.

Mais, en quoi un dessin retraité opportunément pour simuler un contexte social sous forme d’un match de foot où les élites économiques, politiques, sociales et médiatiques d’Haïti font équipe pour torpiller le peuple haïtien sous le management expert du sénateur, spécialiste de foot de son état, et détenant logiquement le rôle d’entraineur est-il un acte de lynchage ? En quoi un tel dessin peut-il traduire la cruauté d’un loup, d’une hyène qui fonce sur un mouton dans la peau d’un sénateur ?

Pourquoi un homme politique verse-t-il aussi facilement dans la théâtralité en insinuant que le caricaturer dans un rôle d’entraineur, pour simuler sa complicité implicite dans le fonctionnement d’un système qui agresse fiscalement et économiquement le peuple haïtien par des lois d’une rare cruauté, porte atteinte à sa vie ou le livre aux chiens ? Et, pourquoi surenchérir le drame en suppléant de ne pas laisser ses os dans la rue après l’avoir tué, mais de les remettre aux gens de sa localité ?

Mais qu’est-ce qui a bien pu donner lieu à ce délire "homérique" dans l’esprit d’un homme réputé lucide ? Qu’est ce qui peut rendre un homme politique si rebelle à un exercice caricatural qui relève de la liberté d’expression ? Celle liberté qui donne le droit a tout citoyen de dire aux hommes politiques ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre. Cette liberté dont il faisait usage en 2013 pour rappeler avec justesse combien Michel Martelly était entré par effraction à la présidence de la république.
Serait-ce la panique due à la démonstration de colère du peuple haïtien qui, agressé de toute part par les oppresseurs et leurs valets, réagissait en souverain justicier ? Ou serait-ce un sentiment d’insécurité naturelle induit par l’exercice de l’autorité qui prédispose à supporter très mal la critique et la contestation ?

Mais au-delà de cette question, il y a une lueur de pensée simpliste et l’ombre d’une conscience politique naïve chez certains hommes d’état haïtiens qui veulent croire à tort que c’est l’exigence de redevabilité et d’imputabilité assortie de la demande citoyenne de justice qui les place du côté des oppresseurs du peuple. Méconnaissant leur rôle dans le fonctionnement de la machine d’oppression qu’est l’état, ils oublient qu’ils sont « officiellement » et objectivement du côté des oppresseurs. Car, dans l’état néolibéral qu’ils représentent, ils agissent en fonction d’intérêts politiques qui sont contre le peuple. Du reste, l’état néolibéral et capitaliste reste et demeure, selon Franz Oppenheimer, l’organisation sociale par laquelle un groupe dominant impose ses lois et ses mille volontés à une majorité de vaincus, de dominés et d’opprimés. Conséquemment, tous ceux qui jouissent des attributs de cet état (néolibéral dans le contexte qui nous occupe) et continuent, par leur fonction, à le faire vivre sont du côté des oppresseurs. Ce n’est pas une caricature qui distribue subjectivement et méchamment ce rôle, c’est la réalité et ce sont les données factuelles qui l’imposent.

Passer de la logique victimaire à la logique de l’homme d’état éthique et responsable

Ceci étant précisé, il est temps qu’on revienne en Haïti au rétablissement de la raison qui s’est peu à peu effondrée. Il est temps que les hommes politiques haïtiens acceptent le jeu de la contestation portée à leur endroit. Il est temps qu’ils apprennent à sortir de leur zone de confort (étroit et médiocre) pour s’élever à la dimension de véritables hommes d’état vivant avec leur temps et imbus de leur responsabilité.

D’une manière plus globale, je m’en voudrais de ne pas profiter pour attirer l’attention sur le fait que certains des acteurs qui sont sur la scène politique haïtienne aujourd’hui et qui, par leurs actions silencieuses ou éclatantes, minent le fonctionnement de la démocratie ou mettent à mal l’exigence d’exemplarité qui devait être celui d’un homme d’état éthique et responsable, ne viennent pas uniquement des rives de ces extrêmes que nous craignons et dont nous avons tant peur. Histoire de rappeler, comme je le disais, dans un précédent billet, combien, en Haïti, nous sommes tous médiocres à notre façon et combien il nous reste beaucoup d’efforts à faire pour réussir l’apprentissage de la démocratie et promouvoir le culte de l’exemplarité et de l’éthique.

En attendant que nos hommes d’état apprennent à faire le saut pour sortir de leur zone de confort et passer de la logique victimaire à celle de responsable éthique, nous, les chiens de la république, qui sommes sollicités pour voter à période régulière des "mardi-gras sans masques", nous, dans les mains de qui, tous les affreux d’Haïti viennent manger en période électorale, nous qui, une fois les élections passées, redevenons des gueux, des "chimè", des "ennemis de la république", des « cafards » et des « hyènes », nous devons trouver cette intelligence de réflexion et d’action pour reprendre notre souverain droit entre les mains des exploiteurs et de leurs valets.

La démocratie représentative n’a plus de sens en Haïti puisqu’elle est devenue un lieu de corruption dans un business en fin de cycle appelé état de droit qui tend à se transformer et en état de passe-droit. Trois sénateurs par département, dont la majorité sont des médiocres, des hommes à tout faire et des repris de justice, c’est une insulte à l’intelligence humaine ! Quelque 200 parlementaires payés, nourris, blanchis, voiturés aux frais d’une population appauvrie et, comble d’ironie, qui votent des lois contre la population, c’en est trop et c’est contraire au bon sens. Entretenir une représentation politique si vile, si corrompue pour si peu de résultats et sans aucune valeur ajoutée est un suicide collectif.

Qu’importe la valeur individuelle d’un député ou d’un sénateur, elle ne peut pas briller dans cette assemblée médiocre qui est un immense trou noir défiant l’intelligence et l’éthique humaines.

Il faut que le peuple redevienne acteur de son destin. Il faut que les chiens redeviennent souverains. Et soyez certain, cela finira par arriver, qu’importe le temps que cela prendra. Mais entretemps, malheur à celui qui plongera sans retenue sa main dans la gorge de ce peuple de hyènes bafouées et affamées. Si, ce faisant, il parvient à la ressortir sans les doigts, il aura été chanceux. Sinon, il y a risque que le peuple ronge, jusqu’au bout, l’os de ce bras qu’il aura assimilé à celui de ceux qui l’affament, qu’ils soient donneurs d’ordre, nègres de service ou spectateurs de quorum.
Peut-être qu’il faudra encore du temps pour voir ces matins de bonheur qui chantent l’allégresse et la fraternité populaires. Peut-être qu’il faudra encore de longues saisons pour préparer la maturation d’une nouvelle génération d’hommes et de femmes éthiques et responsables afin mettre au placard ces imposteurs qui profitent de la torpeur et de la détresse du peuple pour construire leur succès indigent.

Mais pour loin qu’elle soit, cette saison viendra. Car le temps est couvert, l’orage est menaçant ; et tôt ou tard, les premières gouttes viendront grossir à flots la rosée qui irriguera nos terres pour faire germer les fruits de la colère. N’est-ce pas Victor Hugo qui disait que « la misère chargée d’une idée reste le plus redoutable des engins révolutionnaires ». Alors il suffit de nous réapproprier à nouveau l’espace des idées, d’habiter l’univers des mots pour porter la demande de justice du peuple et écrire nos propres lois et inventer nos propres mythes ; ceux dans lesquelles nous ne serons plus un peuple de chiens mais un peuple intelligent devenu souverain.

Erno Renoncourt

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