Premier point : comme Arthur Silber l’a noté, l’importance des "whistleblowers" n’a rien à voir avec leur personnalité. Ce que sont, en eux-mêmes, Julian Assange, Bradley Manning, Edward Snowden n’a aucune importance ; pas plus que le fait qu’on les considère comme des "héros" ou des "malfaiteurs", qu’on "ait envie de boire une bière avec eux" ou qu’on se mette en quatre pour les éviter. Ce qui est important c’est ce qu’ils ont fait ; ce qui est important ce sont les fragments de vérité qu’ils ont révélés. Même si les accusations sexuelles contre Assange se révélaient exactes, cela n’enlèverait rien à l’importance de ce que Wikileaks a accompli, aux fissures qu’il a provoquées dans les hauts murs de mensonges que nos élites brutales, stupides et vénales érigent pour dissimuler leurs méfaits. Il en est de même pour Snowden, Manning, et tous ceux qui ont réussi à fissurer ces murs.
On est toujours tenté, bien sûr, de succomber au culte de la célébrité et de vivre par procuration la vie de telle ou telle célébrité grâce aux bribes d’information que nous glanons ici et là sur elles en les voyant comme des "héros" qui mènent la vie pleine de bravoure, de succès et de faste dont nous pouvons seulement rêver. Et pourquoi pas, tant que ça se limite à feuilleter des magazines dans la queue à l’aéroport. Mais ceci est une affaire sérieuse. Ces whistleblowers s’en prennent à des structures étatiques puissantes, corrompues et meurtrières qui sont en capacité de détruire des personnes et des pays entier et qui n’hésiteront pas à le faire, des structures qui sont devenues dangereusement incontrôlables et qui dévorent la substance même de la société humaine. Toute révélation qui peut enrayer les roues de cette monstrueuse machine est d’une importance incalculable. Le "caractère" de celui qui la fait n’a que peu d’importance.
Second point : J’invite tous ceux qui critiquent l’appel de Bradley Manning à bénéficier des circonstances atténuantes à se mettre deux secondes à sa place et à nous prouver leur "courage". Manning est confronté à la perspective de passer sa vie en prison dans un système qui l’a déjà torturé, tabassé, humilié et maltraité, à la perspective de passer des dizaines d’années – des dizaines – dans un système contrôlé par des gens qui le méprisent ouvertement. Il sera enfermé avec des gens – et plus important encore gardé par des gens – qui haïssent les "traîtres", les "pédés", les "braques" et les "chochottes" d’une haine farouche et meurtrière. C’est ce qui l’attend : des années et des années de ce calvaire. Et vous, qu’est-ce que vous risquez ?
Si j’étais à la place de Bradley Manning et que le même sort m’attendait, je suis certain que je ferais moi aussi acte de "repentance". Je demanderais pardon, je pleurerais, j’implorerais la pitié du tribunal si cela pouvait diminuer un tant soit peu le temps que je passerais en enfer. Quelqu’un peut-il vraiment penser, ne serait-ce qu’une seconde, qu’une éclatante déclaration de principes politiques aurait pu le moins du monde attendrir le juge, ce même juge qui a pris toute une série de décisions de justice implacables dans le seul but de torpiller la défense de Manning à chaque étape, transformant ce procès en une sinistre farce qui a fait l’impasse, en toutes connaissance de cause, sur le fond de l’affaire : ce qui a poussé Manning à faire ce qu’il a fait et les crimes qu’il a révélés ? Aurait-ce été raisonnable, dans un tel contexte, qu’il s’épanche sur ses motivations juste pour donner des sensations fortes, l’espace d’un instant, à tous ceux qui sont tranquillement assis devant leur ordinateur ?
Dans sa déclaration, Manning n’a donné aucun nom, il n’a vendu personne ni impliqué qui que ce soit. Il a essayé d’alléger son propre calvaire mais il n’a trahi personne. Un appel à la clémence, au pardon – qu’il soit sincère ou feint – n’a rien à voir avec une trahison. Je suis sûr qu’à presque chaque étape de sa longue et douloureuse captivité, Manning aurait pu adopter le statut de "témoin à charge" contre Julian Assange et passer un accord des plus favorables, peut-être même obtenir le pardon ou l’immunité totale. Il n’en a rien fait. Il a pris tout le fardeau sur lui et il a subi tout ce calvaire tout seul -et maintenant il est là, tout seul, et il attend que la loi militaire s’abatte sur lui avec toute sa force draconienne. Il n’y a personne avec lui. Personne d’autre que lui n’est en danger.
En ce qui me concerne, dans la situation où il est, il peut dire tout ce qu’il veut pour essayer d’atténuer le martyre qui l’attend. Si les excuses, les regrets et les explications qu’il offre au tribunal vous "déçoivent", tant pis. Je le répète : prenez sa place, affrontez ce à quoi il est confronté et on verra ce que vous faîtes. Manning a révélé des vérités cachées ; il a enduré la torture et la captivité sans trahir âme qui vive. Si cela n’est pas assez "héroïque" pour certains, s’ils doivent l’abandonner parce qu’il les aurait "laissés tomber" - comme une pop star qui a sorti un mauvais disque après une série de succès - alors c’est que leur "dissidence" devait être bien superficielle.
Leur "déception" démontre aussi une grande ignorance historique de ce qu’est la vie dans un système déterminé à écraser tous ceux qui s’opposent vraiment à l’élite dirigeante. Anna Akhmatova – qui a montré plus de courage dans sa vie qu’un stade entier rempli de "dissidents" de clavier – a dû s’humilier jusqu’à écrire des odes à Staline pour essayer de sauver son fils de l’enfer du Goulag. Osip Mandelshtam – un ardent défenseur de "la valeur ineffable de toute vie humaine" (Silber) contre la violence inhumaine et impitoyable de l’état qui, lui aussi, a fait de courageuses révélations – a été forcé de faire la même chose que Manning pour tenter d’atténuer un châtiment auquel il savait qu’il ne survivrait pas. Et cela, tous les deux l’on fait, comme Manning, sans jamais trahir personne ; ils ont pris sur eux seuls toute la souffrance et l’ignominie. Et leur exemple à tous les deux, a donné espoir à une multitude de gens, les a soutenus et à donné sens à leur vie pendant des dizaines d’années.
La réalité de ces systèmes – qui ont fait la preuve qu’ils étaient capables de torturer les gens, de les enfermer pendant des années sans procès ou de les faire assassiner arbitrairement sur ordre d’une leader et de ses favoris – est bien différente d’un show télévisé ou d’un film aux personnages manichéens qui se termine par le triomphe du héros meurtri mais invaincu. C’est au contraire quelque chose de sale, laid et dégradant, un combat inégal qui oppose la vérité désarmée à des forces implacables et inhumaines de domination violente. C’est une guerre aux défaites innombrables et amères qui marque de manière indélébile le corps et l’âme de ceux qui sont pris dans la tourmente. Cela implique pertes, destructions, humiliations, souffrances, ruines et doutes. Il n’y a pas de "héros" dans ces guerres-là, seulement des êtres humains : ceux qui se battent de leur mieux pour ne pas renoncer à leur humanité et ceux qui se sont soumis aux forces de domination en y renonçant.
Bradley Manning n’a pas besoin d’être un "héros". Il n’a pas besoin de faire un discours émouvant pour nous offrir d’éphémères sensations par procuration en attendant d’aller consulter notre page Facebook ou un autre site. Il a montré clairement qu’il était aux côtés de l’humanité. Il a fait quelque chose pour l’humanité - et maintenant il en paie le prix. Ce qui lui est arrivé a révélé le vrai visage du système déployé contre lui et contre nous..
Que ceux qui peuvent faire mieux le fassent.
Chris Floyd écrit des articles pour CounterPunch. Il tient le blog Empire Burlesque : www.chris-floyd.com.
Traduction : Dominique Muselet