« Des dizaines d’enseignants bouddhistes se sont livrés à des agressions sexuelles envers leurs adeptes dans plusieurs pays » , constate le site Internet de RFI (Radio France Internationale). (1) Et il relate que des « victimes, qui demandent réparation, ont formé un collectif venu interpeller le Dalaï Lama ce 16 septembre aux Pays-Bas, à l’occasion de la tournée du chef spirituel tibétain en Europe. »
Des milliers de cas d’agression et d’abus sexuels ?
Les viols et agressions sexuelles au sein des sectes bouddhistes (qui, en Occident, sont en grande majorité d’obédience lamaïste) ont de toute évidence pris des proportions considérables. C’est ce que laisse entendre un autre site d’une chaîne de télévision française qui donne la parole aux signataires de la déclaration qui fut remise au pontife : « "Nous avons trouvé refuge dans le bouddhisme avec un esprit et un cœur ouverts, jusqu’à ce que nous soyons violés en son nom", ont dénoncé les victimes dans leur pétition, qui a reçu un millier de signatures. » (2)
L’affaire rappelle évidemment les scandales à répétition qui secouent l’Église catholique depuis des années, et quelques (rares !) articles sur Internet ne manquent pas de faire le lien : « Après l’Église catholique c’est maintenant la religion bouddhiste qui est impliquée dans des affaires d’agressions sexuelles », écrit le site actualités-du-jour.eu. (3)
Un autre parallèle, tout aussi évident, est la réaction (plus que modérée, même après 25 ans d’ « omerta ») du « leader spirituel » des Tibétains en exil. Elle rappelle la tactique de la hiérarchie catholique qui consistait principalement à banaliser les faits et à ménager les coupables. (C’est, par exemple, ce qu’on reproche à l’archevêque de Washington, Donald Wuerl, qui vient juste de remettre sa démission au pape.)
En effet, le dalaï-lama déclara aux Pays-Bas que les « leaders spirituels devraient être plus attentifs » aux cas d’agressions sexuelles (4) et que les abuseurs et violeurs « ne se soucient pas de l’enseignement du Bouddha », ajoutant encore – comble de la sévérité (?!) – « que les coupables présumés devraient avoir "honte" ». (5)
Il savait, « mais ne pouvait rien faire »
Ce qui pouvait frapper le lecteur attentif, c’est la hâte qu’avaient la plupart des médias francophones pour souligner que, dans toute cette affaire, le « leader spirituel » n’y était pour rien et qu’au contraire, il demeurait blanc comme neige. Le dalaï-lama n’avait « pas les moyens d’agir car il n’a qu’une autorité morale sur les adeptes du bouddhisme et aucun pouvoir de nomination ou de révocation », souligne l’article de la RFI, car à la « différence de son équivalent catholique, le clergé bouddhiste fonctionne selon un système décentralisé sans véritable chef ni hiérarchie. » Et donc, en « dehors de la justice, impossible de prendre des sanctions contre ceux qui se sont rendus coupables d’abus sexuels ». (6)
Très bien, mais alors, pourquoi ne pas avoir saisi la justice ? Pourquoi ne pas avoir porté plainte ? Pourquoi ne pas avoir alerté l’opinion publique internationale ? Pourquoi ne pas avoir dénoncé ces méfaits et ceux qui les ont perpétrés lors de ses très fréquentes apparitions publiques ou dans ses nombreuses interviews, volontiers publiées par tous les grands medias occidentaux ? Pourquoi ne pas avoir publiquement mis en garde ceux qui étaient susceptibles de devenir des victimes contre les pratiques des abuseurs sexuels en robe de moine ?
Remarquons au passage que, quand il s’agit de questions doctrinales, le dalaï-lama n’hésite pas à trancher dans le vif : c’est ainsi qu’en 2008 il a purement et simplement excommunié certaines de ses ouailles, coupables de rendre un culte à une déité (Shougdèn) qui n’avait plus ses faveurs. Difficile de croire que le dalaï-lama n’aurait aucun pouvoir en matière d’éthique sexuelle alors qu’il fait ce qu’il veut en matière théologique. Ou alors, c’est qu’à ses yeux le respect du corps des femmes et des enfants aurait moins d’importance que l’agencement du panthéon bouddhique...
Voix de victimes
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les médias occidentaux n’ont pas l’habitude de soulever de telles questions, ni de creuser plus en profondeur quand il s’agit de « Sa Sainteté » et du bouddhisme tibétain.
Mais les victimes, elles, commencent à ne plus garder le silence. Elles prennent la parole, comme dans ce post sur le site okcinfo.news, pour « vomir sur les fanatiques bouddhistes qui vont minimiser, détourner l’attention avec tous les arguments utilisés depuis des siècles contre les femmes et les victimes d’abus sexuels en général ». Des arguments comme : « ce genre d’abus se passent dans toute la société, ce n’est pas une particularité du Bouddhisme (comme si ça justifiait la normalité des abus dans une religion dite de compassion) - si c’est des femmes majeures, alors c’est leur problème... ».
Les victimes n’hésitent pas non plus à critiquer le dalaï-lama, ses subterfuges et ses atermoiements. Car ceux-ci ne montrent-ils pas que « Sa Sainteté » éprouve plus de compassion pour les abuseurs que pour leurs victimes ? « ...quand on sait que dans Shambala, le Sakyong (7) cherchait exprès des filles traumatisées pour ensuite les abuser sexuellement... quand on sait ça, mais que le Dalai-Lama et son staff se limite [sic] à dire qu’ils ont déjà le rapport en trois parties de #shambalametoo et (...) que nous en tant que victimes on se voit repartir avec le document shambala, ça donne un signal clair de ce qui va arriver aux documents qui lui ont été transmis. »
Répondant à l’ « argument » que « le dalaï-lama n’est pas la police du Bouddhisme », l’auteure du post souligne que « le fait de fréquenter des abuseurs tel que Sogyal ou Spatz sans un véritable check de leur compétence ou/et capacité, c’est directement légitimer ces charlatans et donc les légitimer par rapport au grand public. » Elle trouve que c’est trop « facile pour le Dalai-Lama » : comment peut-il « continuer à fréquenter ces prédateurs sans les nommer et sans leur mettre la honte ? pourquoi donc tout le travail est sur les victimes de ces actes atroces et pas sur les "leaders", les "responsables" des écoles et les différentes lignées et donc tout en haut de cet échafaudage le Dalai-Lama ? » (8)
Bouddhisme Vajrayâna ou l’« l’Éveil » par le sexe
La retenue du dalaï-lama aussi bien que la fréquence des viols et abus sexuels attribués à des « maîtres bouddhistes » pourraient bien avoir une origine commune : le fait, trop peu connu d’ailleurs, qu’au sein du bouddhisme tibétain qui est imprégné de tantrisme, les pratiques sexuelles entre « maîtres » et fidèles constituent le chemin de prédilection vers « l’Éveil ».
Juste un exemple : comme l’explique Bernard Faure (9), « dans le Vajrayâna », donc le bouddhisme tibétain, le terme samapatti « renvoie à l’union de Hevajra et de sa parèdre Nairâtmya. Au cours du rite ‘d’évocation’ de la divinité, c’est la méditation dans laquelle le pratiquant tantrique se voit comme mâle (yab) uni à une déesse (yum) [...]. Cette méditation peut être doublée d’un coït réel du tantriste avec sa partenaire (‘femme de gnose’, vidyâ, ou ‘sceau’, mudrâ). Au cours du rite sexuel, le pratiquant doit se concentrer sur la bodhicitta. Ce terme, qui désigne dans le bouddhisme traditionnel la ‘pensée de l’éveil’, est employé ici dans un sens plus technique. Comme le remarque Stein, ‘ la bodhicitta est ici le sperme aussi bien qu’un aspect psychique et mental. Tout en l’excitant on ne doit pas ‘la’ [c.-à-d. la bodhicitta/le sperme] laisser émettre, mais ‘la’ laisser monter par ‘l’artère’ centrale dans le siège de la Grande Félicité, situé au cerveau. »
Si ce « procédé » est pratiqué avec « une partenaire », on « doit chercher une certaine ‘veine’ dans le vagin et la presser. Paradoxalement, on doit exciter la sexualité, mais rester sans passion. »
Un peu plus loin, Bernard Faure explique encore que certains « textes tantriques décrivent l’initiation du disciple comme un rite sexuel. Le maitre s’unit d’abord à la partenaire et dépose la pensée de l’éveil dans le récipient du lotus. (10) Puis, après avoir consacré le disciple uni à sa partenaire, il lui confère les cinq sacrements. » (11)
Notes :
1) http://www.rfi.fr/asie-pacifique/20180916-bouddhiste-dalai-lama-agressions-sexuelles-pays-bas-victime-organisation.
2) https://www.bfmtv.com/societe/agressions-sexuelles-commises-par-des-enseignants-bouddhistes-le-dalai-lama-savait-1524567.html Notre mise en évidence.
3) http://www.actualites-du-jour.eu/article/agressions-sexuelles-le-dalai-lama-savait/3633531
4) https://www.bfmtv.com/societe/agressions-sexuelles-commises-par-des-enseignants-bouddhistes-le-dalai-lama-savait-1524567.html
5) https://www.24heures.ch/monde/agressions-sexuelles-dalai-lama-savait/story/30783987
6) http://www.rfi.fr/asie-pacifique/20180916-bouddhiste-dalai-lama-agressions-sexuelles-pays-bas-victime-organisation
7) Shambala International est un des nombreux centres que le bouddhisme tibétain a créés en Occident, et Sakyong en est le maître suprême. Voir à ce sujet l’article “Shambhala Head Sakyong Mipham Rinpoche Accused of Sexual Abuse in New Report : The Buddhist leader apologizes for inappropriate relationships as multiple women allege sexual assault in an independent investigation”, https://tricycle.org/trikedaily/sakyong-mipham-rinpoche-sexual-abuse/
8) https://okcinfo.news/archives/2018/agressions-sexuelles-commises-par-des-enseignants-bouddhistes-le-dala%C3%AF-lama
9) Bernard Faure (né en 1948) est un historien des religions français, spécialiste du bouddhisme. Docteur ès lettres et sciences humaines à la Sorbonne (1984), il a enseigné à l’Université Cornell à New York, ainsi qu’à l’université Stanford en Californie. En 2008, il devient professeur au département des langues et civilisations d’Asie à l’Université Columbia, New York. (D’après Wikipédia)
10) Le lotus désigne communément la vulve, au Tibet comme dans la tradition indienne.
11) Bernard Faure, Sexualités bouddhiques : entre désirs et réalités, Éditions Flammarion, pp. 57-58