La semaine dernière, la revue Foreign Policy a publié une étude sur le rôle des universitaires dans le domaine des affaires étrangères demandant, entre autres : « Mais où sont passées toutes les femmes ? » Un graphique illustratif montrait que les femmes journalistes représentent au mieux 20 % des auteurs d’articles relatifs à l’économie, la politique générale, la sécurité ou encore la politique intérieure. Comme c’est le cas le plus souvent à l’occasion des débats sur la diversité qui se tiennent dans les grands médias, Foreign Policy a finalement aggravé le problème auquel il tentait de remédier en composant son comité de rédaction de huit hommes pour une seule femme.
Sarah Kendzior, écrivaine et universitaire en Asie centrale, est de celles qui auraient pu enrichir le débat lancé par Foreign Policy. En février dernier, en effet, elle a été approchée par un des rédacteurs de Foreign Policy préoccupé de la composition de son lectorat et désireux d’attirer davantage de lectrices. Kendzior raconte : « j’ai gentiment souligné le fait que la revue avait peut-être un problème d’image à cause de la marginalisation voire de l’exclusion d’auteur(e)s femmes. » Elle a alors proposé de soumettre un article sur le sujet pour lequel Foreign Policy a donné son aval. Une fois soumis, cependant, Kendzior a appris que son papier avait été refusé.
Dans cet article intitulé « la politique étrangère américaine et les inégalités de sexe », publié ultérieurement par la version anglaise du journal Al Jazeera, elle pointe les barrières économiques structurelles qui excluent les femmes (et les gens de couleur) d’un champ qui exige un solide bagage économique, ainsi que le peu de considération à leur égard. Et d’ajouter sur son blog : « en matière de politique étrangère, le problème, ce ne sont pas les hommes mais la misogynie, qui sévit d’ailleurs également dans le milieu journalistique. »
J’ai donc demandé à Kendzior si elle pensait que ces mêmes déséquilibres patents entre les sexes étaient à l’œuvre dans d’autres secteurs du journalisme. Sa réponse fut la suivante : « si vous me demandiez des noms de femmes journalistes qui couvrent des domaines aussi variés que la politique étrangère, l’économie ou la sécurité intérieure, je n’aurais aucun mal à fournir une longue liste de femmes de talent. Mais l’on a rarement vis-à-vis de ces femmes les mêmes égards que vis-à-vis des hommes. Le lancement sur internet de nouveaux sites où la parité est loin d’être la règle montre que la situation empire. Et je dois dire que la discrimination à l’encontre des personnes de couleur est un problème bien plus sérieux encore que les discriminations à l’encontre des femmes – que ce soit en politique étrangère ou dans le milieu intellectuel en général. »
The Intercept est l’un de ces nouveaux médias, premier magazine en ligne du groupe First Look Media et fondé par Glenn Greenwald, Laura Poitras et Jeremy Scahill. The Intercept couvrira dans un premier temps l’affaire Snowden et la NSA mais envisage de devenir généraliste. Comme beaucoup d’observateurs, je fus très déçue lors du démarrage de The Intercept dont les douze membres ne comportaient que trois femmes (Poitras, Liliana Segura et Marcy Wheeler) et deux personnes de couleur (Segura et Murtaza Hussain). Lorsque First Look annonça que Matt Taibbi piloterait un magazine en ligne dont il serait le seul responsable et que John Cook serait le rédacteur en chef de Gawker, ma déception laissa place à de la frustration. Ce qui n’empêcha pas Greenwald d’assurer sur les réseaux sociaux et dans des interviews que la diversité avançait lentement mais sûrement ; c’était tout sauf évident.
N’y a-t-il donc point de place pour les femmes et les gens de couleur sur les sujets « très sérieux » du journalisme « très sérieux » que couvre The Intercept ? Tressie McMillan Cottom, sociologue et écrivain, a écrit sur son blog, dans un message consacré aux « experts », que les nouveaux médias, en reproduisant la domination blanche et masculine des médias traditionnels, ne font que renforcer nos présupposés selon lesquels les hommes blancs sont les arbitres ultimes de l’expertise. Selon elle, « une caste essentiellement blanche et masculine fait de l’homme blanc la norme en matière de logique, de raison et d’expertise. »
Après avoir discuté la semaine dernière avec Greenwald de la question de la diversité dans The Intercept, (après avoir sollicité en vain Poitras et Scahill), ce dernier m’a réaffirmé son engagement à faire de son journal « un site plus divers que n’importe quel autre organe d’information de même taille et de même statut. » Greenwald affirme que pour les trois fondateurs de The Intercept, le désir de diversité est doublement motivé : « c’est d’abord une simple question d’équité professionnelle, dit-il. Si l’on ne fait pas de la diversité un objectif prioritaire, on cautionne des discriminations à l’emploi car on finit inévitablement par recruter des gens qui nous ressemblent ».
Mais plus important encore, ajoute-t-il, la diversité est fondamentale à la qualité journalistique à laquelle The Intercept aspire : « l’un des problèmes des médias traditionnels est leur incroyable homogénéité, donc l’expression de points de vue très limités. Et ceci en raison de milieux d’origine eux-mêmes très homogènes - ils fréquentent les mêmes écoles, viennent du même environnement socio-économique – produisant une sorte de pensée unique, statique et panurgique. Je crois sincèrement que pour être une agence d’information intéressante, dynamique, stimulante et innovante, il faut absolument de la diversité au sein de la rédaction. »
Greenwald reconnaît que le manque de diversité au départ fut « de loin l’aspect le plus décevant lors de notre lancement », mais explique qu’il résultait de la nécessité de poursuivre leur enquête sur les documents transmis par Snowden alors que l’agence était en train de se créer. « Nous n’avions les moyens de recruter qu’une poignée de gens pour enquêter sur la NSA. Trois jeunes reporters qui s’apprêtaient à éplucher les archives, connaissant déjà l’histoire de la NSA et les documents en question, tandis que deux autres personnes seraient en charge de la rédaction (Liiana et Peter Maass), Dan Fromkin nous aidant à coordonner l’ensemble. »
Après notre conversation de trois quarts d’heure, il m’a semblé que Greenwald souhaitait sincèrement créer une agence authentiquement diverse ; d’ailleurs, depuis le lancement de The Intercept, des journalistes comme Andrew Jerell Jones, Natasha Vargas-Cooper et Jordon Smith ont été embauchés, aucun n’appartenant à la catégorie « homme blanc ». D’après Greenwald, une femme afro-américaine va bientôt devenir éditorialiste en chef de The Intercept. Autant d’étapes vers un avenir plus prometteur.
Reste que les trois reporters embauchés pour enquêter sur la NSA sont tous des hommes (Ryan Devereaux, Ryan Gallagher et Hussain). La sécurité intérieure et le renseignement font partie de ces sujets éminemment sérieux dominés par les journalistes hommes, ce qui a des conséquences non seulement pour les femmes journalistes qui essaient d’entrer dans le champ, mais aussi sur la façon dont les Américains appréhendent et traitent ces questions là.
Certes il y a parité dès qu’il s ‘agit des questions de bien-être, de cuisine et de genre. Certes les gens de couleur sont plus écoutés lorsqu’ils écrivent sur les questions de race ou d’immigration. Certes ces sujets sont importants ; mais nous avons aussi besoin de leurs points de vue sur la politique étrangère, la sécurité intérieure et bien d’autres sujets majeurs accaparés jusqu’ici par des journalistes hommes et blancs.
Après tout, le fardeau de la surveillance, de la guerre et des injustices économiques n’est pas principalement supporté par les plus favorisés mais bien davantage par les gens de couleur, les immigrés, les femmes, les classes populaires et les pauvres. Un journalisme plus attentif aux problématiques de race, de classe et de pouvoir sera mieux armé pour poser des questions que des reporters n’ayant jamais eu affaire à l’État en position dominée ne songeront même pas à (se) poser, que ce soit une personne de couleur victime de la répression policière ou une femme dont l’accès aux moyens contraceptifs est chaque jour un peu plus menacé.
Le 19 mars, Liliana Segura a annoncé qu’elle assurerait elle-même la couverture des sujets liés à la justice pénale américaine dans The Intercept, aux côtés de Vargars-Cooper et Smith. Leur objectif est de mettre au jour les liens entre les prisons du pays, la police, la justice pénale, Guantanamo, les drones et la politique étrangère depuis le 11 septembre. Par rapport à l’équipe qui travaille sur le dossier de la NSA, voilà qui est de meilleur augure pour l’avenir de The Intercept.
Traduit par Thibault Roques
Original de l’article