Contre les chiens de garde de la vertu qui vomissent la victoire de l’équipe de France, et somment le peuple français d’expier la faute d’un seul homme (voir les sorties guignolesques d’un Finkielkraut décidément partout, ou celle du trio improvisé Gaccio-Orsenna-Attali, dont on attend avec impatience la tournée prêchi-prêcha en Province), contre ces thuriféraires du consensus mou et de la culpabilité collective, nous devons revenir à une critique radicale du football moderne pour échapper à la logorrhée médiatico-politique qu’on nous impose à longueur d’ondes.
Thierry Henry n’a pas triché. Il a trahi.
Tricher, c’est enfreindre la règle en vue de gagner. Or, tout amateur éclairé de ce sport professionnel sait que tous les matches sont entachés de fautes, actes d’antijeu, simulations, intimidations…, acceptées, tolérées, pour peu que la victoire soit au bout. Les exemples abondent dans ce sens. Dans le football-spectacle, tricher c’est la Règle, la Loi tacite, certes honteuse, mais pratiquée par tous les dirigeants, les arbitres, les joueurs, les intermédiaires, les journalistes sportifs.
Alors, parfois, pour faire bonne mesure, apaiser la vindicte populaire et laisser croire que le football est encore un jeu noble et respectable, et non un vulgaire business aux impératifs strictement financiers, on prend un tricheur la main dans le sac et on le punit durement. Pour l’exemple. Pour montrer à la foule que l’ordre règne, que la « planète football » est saine et que justice est rendue. L’individu sacrifié par ses pairs au nom du collectif, victime expiatoire symbolique qui préserve la Grande et Sainte Famille des turbulences qui la menacent. Henry et Domenech en Kerviel et Madoff.
Thierry Henry, c’est Sonny Corleone, le fils adoré de la Famille, l’Héritier qui, l’espace d’une course désespérée, devient Fredo, le Maladroit, en quête de reconnaissance, mais destiné aux railleries et à l’échec dans tout ce qu’il entreprend. Fredo a monté sa propre arnaque pour faire aussi bien que son père, mais ce n’était pas le moment.
La grippe A, le 11 septembre, l’Iran, la crise financière et économique, le référendum irlandais, l’Afghanistan… autant d’évènements traumatisants qui, dans leurs livraisons médiatiques frauduleuses et mensongères, participent de la soumission accélérée de la France aux intérêts de la gouvernance mondiale. Le peuple est fatigué ; il en a marre de découvrir, chaque jour un peu plus, qu’il est le dindon de la farce. Et que les puissants le fourrent avec le sourire, en toute impunité.
Fredo, lui aussi donc, s’essaie à la triche. Pour toucher le pactole : une deuxième Coupe du Monde, dans laquelle il brillerait et qui le ferait s’asseoir aux côtés de son père, Don Vito, l’indétrônable, sanctifié pour ses traits de génie (les deux buts de la tête et la panenka) et ses coups de folie criminelle (le piétinement assassin et le coup de tête orgueilleux).
Mais notre Fredo ne sait pas qu’on ne badine pas avec la Coupe. Que son geste trahit l’image promotionnelle de la Grande Fête Fraternelle qui s’annonce. Que trop d’arnaques ainsi enfournées, et c’est l’indigestion assurée. Alors liquider Fredo, le nouveau bouc émissaire, c’est l’espoir de retrouver l’unité menacée et de détourner l’attention des autres arnaques bien plus graves, bien plus tragiques.
« Le football, mirage mystificateur »
Thierry Henry a en réalité fait ce que tout footballeur aurait fait et fera. Tout le monde le sait, beaucoup veulent le cacher. C’est pourquoi aucun sportif, aucun footballeur, aucun entraîneur, aucun dirigeant de club n’a sérieusement critiqué son geste et aucun ne le fera. Car, en football, la triche est tolérée aussi longtemps qu’elle reste discrète, esthétique et surtout payante. On apprend à tricher, à tirer le maillot, à « plonger », à « casser du footballeur », à simuler, à réclamer réparation d’une faute imaginaire, à se plaindre…, on entretient la rivalité et on banalise les violences. On participe d’un système corrompu et on ferme les yeux.
Il faut toute la franchise d’un Irlandais justement, et pas des moindres, Roy Keane, joueur « dur sur l’homme », « rugueux », grande gueule, pour rappeler que la triche est fréquente dans ce sport, que ceux qui en profitent peuvent vite en devenir les victimes. Il ne s’en offusque pas lui qui a tout gagné et tout connu ou presque sous les maillots mancunien et irlandais. Il connaît les règles, les a intériorisées et n’en a pas honte. Implicitement, il nous confirme donc que ceux qui pratiquent ce sport, ceux qui le regardent et ceux qui le commentent nous roulent dans la farine depuis six jours, en feignant de s’indigner de la mimine de Titi, dans ce brouhaha assourdissant savamment entretenu par les médiacrates de tous bords. Tous savent pertinemment que, depuis trente ans maintenant, le football professionnel est l’expression paroxysmique de la logique capitalistique du nouvel ordre mondial, dans lequel l’éthique n’a pas droit de cité (n’en déplaise à Dominique Rocheteau). Tous le savent, et tous s’en accommodent.
Il faut lire ou relire le trop méconnu ouvrage de Jean-Michel Brohm et Marc Perelman, Le football, une peste émotionnelle (Gallimard, 2006, rééd.) dont j’extrais ces quelques lignes :
A tous les rêveurs impénitents qui distillent à longueur d’années la mélasse populiste - et en cela consiste leur travail de mystification, de manipulation et d’instrumentalisation de l’opinion publique - nous avons donc mis le nez dans la boue des stades, où pataugent de nombreux acteurs pas toujours très propres.
(…) Dans le cas du football cette face cachée est double. Elle concerne tout d’abord une série de réalités censurées, occultées, refoulées qui constituent l’ordinaire de l’institution football : corruptions, affairismes, arrangements, magouilles, tricheries, mais aussi violences multiformes, dopages, xénophobies, racismes et complicités avec les régimes totalitaires ou les Etats policiers. Ces réalités, loin d’être de simples « déviations », « dénaturations » ou « dérives », comme se l’imaginent naïvement les idéologues sportifs, constituent au contraire la substance même du football spectacle. Or ces réalités sont systématiquement minimisées, banalisées, euphémisées et quand elles finissent par devenir un grave « problème d’ordre public » (exactions des hooligans, racisme et antisémitisme dans les stades, endettement des clubs, délinquance financière), on tente de les noyer dans l’euphorie unanimiste des slogans de foule : « Et un et deux et trois zéros », « on a gagné », « on est les champions », « la victoire est en nous ». L’idolâtrie du football joue là le rôle d’un mirage mystificateur ou d’un écran de fumée opaque derrière lequel se dissimulent les secrets honteux d’une honorable société, au même titre que la façade alléchante de l’amour tarifé recouvre le commerce sordide de la prostitution et du proxénétisme. « Derrière l’invisible mesure des valeurs, le dur argent est là qui guette », écrit Marx. Derrière le matraque footballistique de l’espace public se profilent toujours la guerre en crampons, les haines identitaires et les nationalismes xénophobes. Et derrière les gains, transferts et avantages mirobolants des stars des pelouses, promues « exemples pour la jeunesse », se cachent les salaires de misère, le chômage, l’exclusion, la précarité et l’aliénation culturelle de larges fractions de la population invitées à applaudir ces golden boys et ces mercenaires des stades comme naguère les foules romaines étaient conviées par les tyrans aux combats de gladiateurs.
(…) Le football spectacle n’est donc pas simplement un « jeu collectif », mais une politique d’encadrement pulsionnel des foules, un moyen de contrôle social, une intoxication idéologique qui sature tout l’espace public.
(…) Les « fêtes populaires » et les « rencontres amicales » ne sont donc pas d’innocents « jeux de balle », mais l’expression même des trois principales formes de la fausse conscience qui empêchent de percer à jour la véritable nature du football : dissimulation (scotomisation des dessous de table, pots-de-vin, tractations occultes, évasions fiscales, fraudes diverses) ; idéalisation (héroïsation des champions, esthétisation des « buts fabuleux », surestimation des vertus éducatives » du football) ; illusion (croyance en la possibilité de « redresser » le foot système, de le mettre au service de l’intégration, d’en faire le ciment de la cohésion sociale ou de la concorde nationale).
Vous trouvez le tableau un peu trop sombre, pessimiste, anti-footballistique ?
Allez voir sur Internet : « affaire des matches truqués » (Italie, Luciano Moggi, 2006), « scandale du sifflet doré » (Portugal, 2004), « scandale Pettinato » (France, 2003-2006), « procès de la Juve » (Zeman - Zidane - dopage - Dr Agricola, 1998 - 2007), etc.
Et gardez le meilleur pour la fin ! Pendant que la France se réveillait divisée par le doigt d’honneur de Thierry Henry, les polices britannique, allemande, suisse et autrichienne lançaient simultanément une cinquantaine de perquisitions pour mettre à jour une vaste escroquerie au niveau européen. Quelques 200 matches de football joués dans 9 pays (Allemagne, Autriche, Belgique, Suisse, Croatie, Slovénie, Turquie, Bosnie et Hongrie), dont une quarantaine concernerait la Ligue des Champions et la Coupe de l’UEFA, auraient été arrangés. Bel exemple d’unité européenne ! Le plus gros scandale du football européen, qui promet des rebondissements nombreux, car selon la police allemande, ce ne serait que le « sommet de l’iceberg ». http://blogs.forbes.com/sportsmoney...
Voilà un bel exemple de triche ; et pourtant, vous n’en avez sans doute pas, ou très peu, entendu parler dans les médias français ! Etonnant, non ?
Rendons à cette affaire sa juste ampleur : un milliardaire français a entubé des millionnaires irlandais, ce qui a profité à ses copains milliardaires, puisque tout ce petit monde va pouvoir passer de jolies vacances tous frais payés en Afrique du Sud.
L’Afrique du Sud, dont 43% de la population (21 millions d’habitants) vit avec moins de 260€/an, quand le seul salaire de Thierry Henry pour la saison 2008-2009 était de 7 500 000 euros (hors revenus publicitaires). Mais silence…
L’Afrique du Sud, pays de liberté et de paix où le taux d’homicide et de criminalité est le plus élevé au monde, avec celui de la Colombie et du Salvador (8 à 10 fois celui des Etats-Unis, 20 à 40 fois celui de la France). http://www.legrandjournal.com.mx/ac...
L’Afrique du Sud, une des sociétés les plus inégalitaires au monde (10% de la population détient 45% des richesses), va voir débarquer une cohorte de milliardaires et la pléthore de leurs supporters, courtisans aisés (voyez le prix d’une place pour un match de Coupe du Monde, sans compter le voyage et l’hébergement). Choc social garanti ; on attend avec impatience le dénouement.
Mais heureusement l’Afrique du Sud, et toute l’Afrique avec elle, a enfin le privilège d’accueillir la Coupe du Monde de football ! Le cirque Barnum au grand complet. Hourra !! Et avec l’équipe de France, triple hourra !!!
Pour l’« expert » Eugène Saccomano, la victoire de l’équipe de France, « c’est de la délinquance ordinaire », « malhonnête », un « hold-up » qui « a mis les supporters intègres mal à l’aise ». Donc, les Bleus sont des racailles, des bandits, des gangsters ou presque. Autant dire des gens sans aucune moralité. Mais ce n’est pas si grave parce que « cela étant dit et souligné, on est quand même heureux que les Bleus aillent en Afrique du Sud au bout du bout du suspense ». http://eugenesaccomano.spaces.live.com/blog/cns!5C56F91F61972C96!12767.entry
Petit billet pour la forme, politiquement correct, qui confirme, s’il en était besoin, que le cynisme règne et que seul le résultat compte, et non les moyens de l’obtenir.
Ces autruches préfèrent évidemment garder la tête au ras du gazon pour ne pas regarder en face la monstrueuse pompe à fric et la machine à décerveler les consciences qu’est devenu en quelques décennies l’empire football. Il faut bien, n’est-ce pas ?, que le miroir aux alouettes du football attire les gogos et leur fasse oublier les misères du quotidien, avec ses ennuis et son ennui. L’essentiel c’est le rêve, la magie, l’émotion, assènent en choeur les officines de publicité, les agences de propagande, les lobbies asservis au football. Qu’importent les scandales, les exactions criminelles des supporters, les manipulations politiques, la fanatisation des masses, les morts et les blessés des stades, pourvu qu’on ait le bonheur, l’euphorie, l’exaltation chavirante. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ! (J-M. Brohm, op.cit.).
Norman Clay