Un grand livre d’histoire se définit premièrement par la découverte et l’exploitation méthodique de documents assez nombreux pour permettre des recoupements, deuxièmement, par un point de vue qui structure l’enquête sur le passé (Annie Lacroix-Riz répond à Marc Bloch qui, avant d’être fusillé en 1944, s’interrogeait sur les intrigues menées entre 1933 et 1939 qui conduisirent à cette « étrange défaite »), troisièmement, par une théorie qui permet de penser l’histoire. Pour l’auteure, la lutte des classes est une affaire de longue durée et peut susciter des alliances et l’usage de toutes les techniques sociales de domination. Ce livre montre bien que les dirigeants du capitalisme n’ont eu de cesse, depuis la révolution bolchevique en Russie, l’organisation du Parti communiste français et la montée en puissance d’une classe ouvrière qui menaçait le partage des profits, non seulement de reprendre le terrain perdu mais aussi d’empêcher toutes menées contestataires. Il montre que les dirigeants des différents secteurs savent faire front commun quand ils estiment leurs intérêts menacés.
L’alliance entre le grand patronat, ses organisations, la banque, la presse et le monde politique soutiendra d’abord le rêve d’une union des impérialismes dont le nazisme serait en quelque sorte le bras armé pour défaire le bolchevisme et retrouver, en Russie, les marchés perdus. Cette orientation générale, qui, bien sûr, connaît des variations en fonction des fluctuations politiques, conduira à abandonner la Tchécoslovaquie, les pays d’Europe centrale et orientale et l’Espagne, aux menées de l’axe Rome-Berlin.
Cette alliance rêvait aussi de réduire à merci la classe ouvrière. Très tôt « l’admiration pour la ferme gestion des rapports sociaux avait fasciné le patronat », écrit l’auteure. La politique de Hitler qui supprimait les syndicats, réussissait à obtenir une « classe ouvrière désintégrée », vantait les rapports confiants entre employeurs et salariés, célébrait le travail et affirmait que l’effort et le risque devaient être récompensés, enchantait le patronat. Pour réussir à imposer la même politique en France, l’alliance des dominants emploie bien sûr les techniques classiques mais a aussi recours aux moyens illégaux en préparant des complots pour abattre la République. Cette alliance repose sur un mouvement la synarchie capable bientôt de se doter d’un appareil secret la Cagoule et même d’une organisation armée : le CSAR. Elle cherche à imposer un « gouvernement fort », comme le dira plusieurs fois l’ambassadeur de France François Poncet à Hitler. Les divers moyens utilisés ne réussissant pas (échec de la marche sur l’Assemblée nationale de 1934, tentative déjouée de coup d’État armé en 1937), il reste à s’allier de plus en plus avec le nazisme qui, seul, devrait permettre à cette stratégie de victoire définitive sur la classe ouvrière de réussir. Les compromissions, le renforcement de la présence nazie en France, les accords entre les entreprises qui précèdent la « collaboration » fructueuse des milieux d’affaires conduisent progressivement à l’« étrange défaite » de 1940. Dès lors, Pétain et Laval dirigent un gouvernement d’hommes d’affaires et prennent toutes les mesures régressives et répressives.
On l’a compris, voilà un livre appuyé sur une documentation irréfutable qui dérangera tous ceux pour qui la « lutte des classes » est une fadaise : il montre comment les dominants savent s’allier pour imposer la vision du monde qui, croient-ils, sert au mieux leurs intérêts, leur position et leur identité.
Christian de Montlibert, sociologue
(paru dans L’Humanité, 9 mars 2007)
Le choix de la défaite. Les élites françaises dans les années 1930,
par Annie Lacroix-Riz. Éditions Armand-Colin, 2006, 35,50 euros.