Sarkozy-Blair, AFP.
Savoir/Agir n°3, 2008.
Travailler plus pour gagner plus : on connaît la chanson. Mais cet hymne à la valeur travail ne peut durablement escamoter la réalité d’un projet cohérent de régression sociale qui vise à dévaluer le travail, et non à le revaloriser. C’est pourquoi la tactique de Sarkozy a de bonnes chances de conduire à un effet boomerang
Plus longtemps ...
L’une des premières mesures gouvernementales a porté sur les heures supplémentaires qui sont dorénavant en grande partie exonérées de cotisations sociales et défiscalisées. Ce choix repose sur un postulat selon lequel il faut augmenter le gâteau avant d’en augmenter les parts, donc travailler plus, etc. Mais rien ne garantit que l’augmentation du gâteau conduise à une augmentation de toutes les parts : aux Etats-Unis, les bénéfices de la croissance sont captés par 10 % de la population. Ensuite, il ne suffit pas de vouloir travailler plus pour pouvoir le faire, et les contre-exemples sont faciles à trouver : femmes contraintes au temps partiel ou seniors dont l’âge de départ à la retraite est constamment reculé sans que cela améliore leur accès à l’emploi. Le discours sur la revalorisation du travail conduit en pratique à faire le procès des salariés, insuffisamment corvéables, et pour cela accusés d’être les seuls responsables de notre supposé « déclin ».
L’accès aux heures supplémentaires n’a aucun rapport avec la volonté du salarié de travailler plus, puisqu’il relève exclusivement du choix de l’employeur, qui va dépendre de toute une série de facteurs : taille et secteur de l’entreprise, état du carnet de commandes, organisation du temps de travail (annualisé ou non) sans oublier le rapport de forces local. Les bénéfices de cette mesure seront donc distribués à l’aveuglette et renforceront les inégalités. Les plus bas salaires perdront une partie de la prime pour l’emploi et ne bénéficieront pas de baisse d’impôt sur le revenu si leur ménage n’en paie déjà pas. Quant aux femmes à temps partiel, leurs heures complémentaires seront moins revalorisées ; elles ne pourront pas plus qu’avant accéder à un temps plein, et seront un peu plus confinées dans la pauvreté salariale ou dans un rôle de salaire d’appoint.
La loi sur les heures supplémentaires était une première revanche sur les 35 heures. Elle a été rapidement suivie d’une seconde, qui permet la « monétarisation » des journées de RTT, autrement dit l’échange de temps libre contre plus de travail salarié. Malgré les dénégations gouvernementales, on voit bien que ces « aménagements successifs » conduisent à une perte de substance de la durée légale du travail. Dès lors que les heures supplémentaires sont subventionnées et ne coûtent pas plus cher que les autres, et que la durée annuelle du travail peut être étendue avec le rachat des jours de RTT, que reste-t-il en effet des 35 heures ? La volte-face de Sarkozy déclarant un jour qu’il souhaite les supprimer, et le lendemain qu’il est pour leur maintien, est une simple question d’opportunité tactique. Car on connaît déjà la prochaine étape qui consistera à étendre la possibilité pour des accords de branche, voire d’entreprise, de déroger à ce qui reste de durée légale du travail.
Or les modalités du passage aux 35 heures ont permis de compenser l’augmentation du salaire horaire par une considérable intensification du travail. La tendance à l’allongement de la durée du travail va alors à l’encontre des aspirations de nombreux salariés qui n’ont pas envie de travailler encore plus.
... plus flexible ...
Il faudra non seulement travailler plus longtemps, mais aussi travailler plus flexible. En ce domaine, les projets du Medef vont très loin. Ils visent à faire de la force de travail une marchandise comme les autres, qu’on achète et qu’on vend quand on en a besoin. Bref, il faudrait n’avoir à payer le salarié que durant les périodes où il produit de la valeur. L’idéal serait donc une durée du travail parfaitement élastique et une totale liberté de licenciement que le patronat est prêt à acheter moyennant le paiement d’une taxe libératoire, forcément modique.
C’est par rapport à ces ambitions extrêmes qu’il faut évaluer l’accord du 11 janvier sur la modernisation du marché du travail. Cet accord est faussement symétrique, dans la mesure où les concessions à la flexibilité sont immédiates tandis que les contreparties en termes de sécurité sont minces et souvent reportées à des négociations ultérieures. Les nouveaux droits garantis aux salariés se résument à la « portabilité » du droit individuel à la formation et au maintien pendant quelques mois des couvertures complémentaires santé et prévoyance de leur ancienne entreprise. L’accord institue une « indemnité de rupture interprofessionnelle unique » (au minimum un cinquième de salaire mensuel par année d’ancienneté, à partir d’un an dans l’entreprise au lieu de deux) mais, en contrepartie, la durée de la période d’essai est allongée.
En matière de flexibilité, l’accord introduit de redoutables innovations. Avec la « rupture conventionnelle », le salarié et l’employeur pourront « convenir en commun des conditions de la rupture du contrat de travail », ce qui permettra aux employeurs, moyennant indemnité, d’échapper à tout recours auprès des prud’hommes. Un nouveau contrat de travail, baptisé « contrat à durée déterminée à terme incertain » (de 18 à 36 mois) et réservé aux ingénieurs et cadres, est institué à titre expérimental.
Au total, cet accord conduit à une évaluation ambivalente. C’est un succès pour le gouvernement : il a piégé les syndicats en les menaçant d’une loi encore plus dure et a remporté une victoire politique en démontrant sa capacité à obtenir directement des concessions grâce à une prétendue négociation sociale. L’accord contient plusieurs bombes à retardement : il renvoie à des accords de branche ou d’entreprise le soin de régler les questions encore ouvertes, et il en appelle à un contrôle renforcé des chômeurs - sous prétexte d’une meilleure indemnisation et de la portabilité des droits à la formation - et à un plafonnement des dommages et intérêts en cas de licenciement sans cause réelle ou sérieuse.
Cependant, si les mesures vont dans le sens d’une flexibilisation accrue du marché du travail, on reste assez loin d’une « flexisécurité » à la française telle que la rêve le patronat. Si les licenciements « à l’amiable » protègent les patrons de recours aux prud’hommes, ils restent relativement coûteux ; le nouveau contrat, encore trop encadré à ses yeux, ne représente qu’un petit pas en direction du contrat « de mission » ou « de projet » cher au Medef. C’est pourquoi, malgré les risques qu’il comporte à terme, cet accord pourrait dans l’immédiat marquer un relatif point d’arrêt dans le processus de « réforme ».
... et finalement moins cher
L’une des premières décisions du « président du pouvoir d’achat » fut de ne pas donner de « coup de pouce » au Smic. Son projet en la matière n’est évidemment pas de revaloriser les bas salaires. Il vise à supprimer l’indexation automatique du Smic pour remettre sa gestion à un « comité de Sages » et à obtenir qu’aucun des minima de branche ne soit inférieur au Smic pour pouvoir ensuite déconnecter leur évolution de toute référence interprofessionnelle.
Dans l’immédiat, c’est à travers les mesures sur le temps de travail que le gouvernement prétend favoriser la progression du pouvoir d’achat. Mais, encore une fois, il ne pourra s’agir que d’une progression individuelle et aléatoire du salaire qui évoluera différemment selon que le salarié-e travaille dans un grand groupe ou dans une petite entreprise, qu’il effectue ou non des heures supplémentaires, qu’il dispose ou non de journées de RTT, qu’il est un homme à temps plein ou une femme à temps partiel, qu’il est déjà à 35 heures ou encore à 39, qu’il est au forfait-heures ou non, annualisé ou non.
A terme, les salariés ont tout à y perdre. Pour commencer, les effets sur l’emploi vont être désastreux : 2008 devrait être marqué par un net ralentissement de la conjoncture et les mesures du gouvernement, qui reviennent à subventionner l’allongement de la durée du travail, vont inciter les entreprises à embaucher le moins possible.
En admettant même que la mesure fasse le plein, le gain de pouvoir d’achat global ne dépassera pas 0,3 % du revenu des ménages. Mais cette petite relance ne créera pas beaucoup d’emplois et sera engloutie par le ralentissement économique prévisible et l’accélération de l’inflation. Elle servira en outre de prétexte à un nouveau freinage de la masse salariale. Les patrons auront beau jeu de s’abriter derrière le fameux slogan : vous voulez gagner plus, eh bien travaillez plus ! Ils se trouveront dans une position renforcée par l’individualisation et les divisions résultant de l’accès inégal des salariés à ces mesures. La négociation collective des salaires, qui souffrait déjà du développement des augmentations individualisées, sera un peu plus vidée de son contenu.
Le recours aux compléments salariaux (heures supplémentaires, jours de RTT, participation, intéressement et prime exonérée de cotisations) pourrait ainsi se substituer à une norme générale de progression salariale. Seul l’allongement de la durée du travail individuelle permettra effectivement à certains de gagner plus. Mais cela revient à poser que le salaire horaire doit rester bloqué. Dans ces conditions, les gains de productivité pourront être intégralement captés par les profits et la « part du gâteau » allant aux salariés baissera à nouveau. En d’autres termes, cette politique ne vise pas à revaloriser le travail, mais à le dévaluer.
Les apories du sarkozysme
Comment continuer à mener une telle politique tout en prétendant être le « président du pouvoir d’achat » ? La tactique de Sarkozy consiste à enchaîner des réformes partielles dosées de manière à ne pas provoquer de riposte trop importante, mais qui, en se combinant les unes aux autres, conduisent à l’équivalent d’une rupture qualitative globale. Il lui faut donc avancer sur tous les terrains en même temps, et maintenir un rythme élevé dans l’introduction de ces réformes.
Ce schéma est d’ores et déjà en train de se déliter. Sarkozy vient de reconnaître qu’il n’avait pas les moyens d’être le président du pouvoir d’achat : « s’agissant du pouvoir d’achat, qu’attendez-vous de moi ? Que je vide des caisses qui sont déjà vides ou que je donne des ordres à des entreprises à qui je n’ai pas à donner d’ordre ». En ne se donnant même plus la peine d’invoquer les mesures supposées favorables au pouvoir d’achat, Sarkozy admet publiquement qu’il n’y croit pas. Une telle déclaration ne peut que conforter l’opinion des Français qui, dans leur majorité, ne font pas confiance à Sarkozy pour améliorer le pouvoir d’achat. Et cet aveu fait étrangement écho à celui de Jospin déclarant qu’il ne fallait pas « tout attendre de l’Etat ».
Toute la politique de Sarkozy est fondée sur des postulats néo-libéraux qui vont assez vite se heurter à l’épreuve des faits. Le premier affirme que la faible progression du pouvoir d’achat résulte d’une législation trop contraignante de la durée du travail. Mais les réformes introduites en la matière n’auront, dans le meilleur des cas, qu’un effet partiel et limité sur le pouvoir d’achat. La grande majorité des salariés n’en verra pas la couleur, et dans les rares occasions où des salariés pourront travailler plus pour gagner plus, ce sera au détriment de l’emploi, ce qui mettra à mal le second postulat.
La cause du chômage serait un encadrement trop strict du marché du travail. Mais ce postulat est théoriquement inconsistant : la flexibilité peut tout au plus accentuer les fluctuations de l’emploi en fonction de la conjoncture ou substituer des emplois précaires à des emplois standard. Mais elle ne peut en soi créer des emplois. Le faible contenu en flexibilité de l’accord arraché aux syndicats ne constituera même pas une incitation suffisante à l’accélération qualitative de la précarisation : à tout prendre, les patrons auront plutôt intérêt à recourir à l’allongement de la durée du travail. Mais ils seront peu à le faire, en raison de la conjoncture qui s’annonce mauvaise.
Reste la question budgétaire. Il est clair que le gouvernement a dans ses tiroirs des projets de réforme du financement de la protection sociale qu’il sortira après les municipales, sauf si celles-ci se traduisent par une défaite d’ampleur. TVA « sociale » ou non, augmentation de la CSG ou nouveau prélèvement, peu importe : il faudra d’une manière ou l’autre éponger le « paquet fiscal » offert aux riches au tout début du quinquennat. Et cela ne pourra passer que par une nouvelle ponction sur le pouvoir d’achat des salariés. La logique de classe est ici implacable : c’est sur eux que doit peser la charge des cadeaux fiscaux, de la crise immobilière, de l’euro surévalué et de la facture pétrolière. Un nouveau creusement du déficit budgétaire mettrait le gouvernement en porte-à -faux avec sa volonté de rétrécir l’Etat et, en dépit de ses déclarations jamais suivies d’effet, de rentrer dans le moule européen au moment où il occupera la présidence de l’Union.
Si l’emploi stagne, si le pouvoir d’achat régresse, si la dette se gonfle, alors la logique d’ensemble du projet de Sarkozy et son contenu de classe apparaîtront dans toute leur clarté. C’est de l’accumulation de ces faits d’expérience que peut alors naître l’effet boomerang. La bulle Sarkozy peut très bien se dégonfler aussi brutalement que les bulles boursières et sa crédibilité politique disparaître de manière irrémédiable. Le paradoxe de Sarkozy se situe sans doute là : son projet est global, et même s’il avance par petites touches rapides, il est inévitable que le tableau d’ensemble apparaisse avant d’être achevé. Entre les mesures cosmétiques et la réalité perçue, la course de vitesse est donc engagée avec, en ligne de mire, le nécessaire « tous ensemble ».
Michel Husson
Michel Husson, administrateur de l’ INSEE, chercheur à l’ IRES ( Institut de recherches économiques et sociales).
Auteur entre autres, de "Les casseurs de l’ Etat social", La Découverte.
Accord sur le contrat de travail avec le MEDEF : ce que des organisations syndicales de salariés ont osé signer, par Richard Abauzit.
L’usine à gaz Sarkozy, par Michel Husson.
Le mouvement social d’automne 2007 : l’histoire d’une opposition entre la base et la tête, entre les travailleurs, la jeunesse et les appareils syndicaux et politiques, par Laure Jinquot.