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Honte d’une France pratiquant jusque devant les plus humbles, la loi du plus fort, par Vincent Munié.








50 Euro (Aide Publique au développement)


Bujumbura, Burundi, février 2007.

Francine s’est dépêchée ce matin. Il lui a fallu se lever tôt, marcher jusqu’à la « gare du nord », cette place de Kamenge où se regroupent les vélos taxis, en trouver un avec un porte-bagages pas trop assassin, et enfin subir les cahots du bitume défoncé pendant les 30 minutes de trajet vers le centre de la ville. Mais elle était à l’heure devant l’ambassade de France, elle, comme les autres. A sept heures trente du matin, ils sont déjà une quarantaine à faire la queue devant la porte et le filtre du consulat. Les traits sont tendus, personne ne parle. Ce n’est pourtant pas là une conséquence de l’horaire, car pour tous ici, aujourd’hui, à cette heure, l’enjeu est crucial : obtenir un visa.

Trois matinées par semaine, le consulat est ouvert au public, qui y dépose une première fois passeport et dossier de demande, pour revenir dix jours plus tard récupérer le tout, gratifié ou non du précieux sésame. Cette fois, Francine vient retirer son passeport. Il y a plus d’une semaine, elle avait déjà patienté deux heures trente au même endroit avant de gagner enfin le filtre de sécurité et de pénétrer dans 4 petits mètres carrés de terre de France, le bureau du consul à l’ambassade. Là , une secrétaire impolie, sans lui accorder le moindre regard, avait brutalement saisi son dossier, cette chemise verte méticuleusement refermée sur tous ces espoirs. Au moins Francine était bien sûr qu’il n’y manquait aucune pièce. Elle avait lu et relu dix fois la note du consulat « relative à la délivrance d’un visa de tourisme », s’était appliquée à remplir chaque case de sa plus belle écriture - en commençant par acheter un stylo-bille en état de marche - avait bien recompté les photocopies, et surtout surveillé jour et nuit son bien, désormais le plus précieux : l’attestation d’accueil envoyé par un ami Français. Mais cette méticulosité, à la hauteur de l’importance de la démarche pour la jeune femme, n’avait pas impressionné la secrétaire qui avait quasiment arraché les élastiques de la chemise pour en arracher les formulaires, les compter et les inspecter rapidement avant de les biffer d’un coup de stylo rapide. Le temps de vérifier le passeport, de compter la somme d’euro et la fonctionnaire de l’ambassade indiquait la sortie à Francine en lui disant « Vous pouvez sortir, ça me paraît complet. Revenez dans dix jours. »

Dix jours. Dix nuits d’angoisse pour elle et son petit garçon Juma. Il a quatre ans, et n’a encore jamais vu son papa, exilé en France. Et c’est là le problème central de Francine. Car pour être éclatée, leur famille n’est en pas moins encore unie. Mais, peu importe son affaire, tout comme les objectifs des quarante autres Burundais qui attendent autour d’elle leur tour au consulat. Peu importe qu’ils soient chacun motivés par un impératif absolu, de regroupement familial, d’étude à poursuivre, de soins médicaux... par la nécessité vitale, de quitter ce si beau pays, maudit par le sort : le leur.

Peu importe donc, qu’un jour Moussa son mari soit parti en France par la grâce d’un visa miraculeusement obtenu par l’intermédiaire d’une connaissance. Pour lui, il s’agissait de sauver sa famille, d’échapper à cette infernale spirale de la pauvreté absolue, la pire, celle qui ne laisse à un adulte que l’ennui pour penser à ce qu’il n’aura jamais ainsi qu’une litanie d’autres problèmes tels que la maladie, la violence de tous les jours, la guerre. A cela, il n’y a qu’une issue : se glisser dans les interstices de l’économie pour tenter de gagner un petit copeau, de rapiner une petite somme, capable de nourrir sa famille le jour suivant. Seulement, les interstices en question sont trop petits pour le nombre de prétendants, car ici personne n’est épargné. C’est comme si un pays avait entièrement basculé dans la clochardisation. Dans ces conditions, la perspective d’avoir un enfant, pour heureuse qu’elle soit, est aussi une angoisse supplémentaire. Alors, il va de soi que le départ vers une autre région devient un rêve. Car enfin, même pauvre en Europe, l’on vit beaucoup mieux qu’à Kinama, Cibitoke ou Kaniosha, les immenses « suburbs » de Bujumbura. Donc, Moussa avait quitté Francine en 2003. Maintenant, lui ne songeait plus qu’à la retrouver et découvrir enfin son enfant, et elle, à regrouper sa famille en sécurité...

Mais peu importe tout cela... Là -bas, devant la file d’attente, le guichet a ouvert. Francine n’est plus qu’une noire au milieu d’autres noirs. Elles croisent le regard, les cris de colère de ceux qui ressortent sans avoir obtenu le visa. Ce sera bientôt son tour. Son coeur se met à battre très fort. Trois ans qu’elle attend ce moment. Le filtre. Sans ménagement, un vigile puis un gendarme Français la palpent, lui font vider son sac, d’où s’échappe la photo de Moussa. Ici personne ne lui accorde la moindre prévenance, elle n’est qu’une Burundaise de plus à attendre son visa. Au-dessus des deux chaises de la salle d’attente trône le portrait de Jacques Chirac. Dans son cadre de verdure, son regard ne s’attarde pas sur celui qui regarde la photo, il va bien plus loin. Au-delà de l’horizon, vers un pays lointain, où l’on dit que les hommes naissent libres et égaux. C’est la France, Francine est encore rassuré, après tout le président a -t-il l’air d’un brave homme. C’est son tour . Elle rentre dans le petit bureau. La même secrétaire que l’autre jour lève à peine la tête. « Francine Nkurukiza ? » La jeune Burundaise sourit timidement. La secrétaire cherche rapidement dans une liasse de dossier tenu chacun par un élastique noir. Elle en dégage un, vérifie le nom et lui tend. « Voilà , vous pouvez sortir. » Francine se lève et bredouille : « J’ai mon visa ? » L’autre répond non de la tête. Francine s’effondre : « Pourquoi ? mon dossier est complet ! » La secrétaire semble s’énerver : « Ecoutez, je n’ai rien à vous dire, sortez. ».

Devant l’ambassade, ils restent encore une dizaine à espérer encore pouvoir voyager... Mais ce jour-là , personne n’obtiendra le droit de rejoindre la France. Francine rentre chez elle. La voici condamnée à rester au pays. Pour elle, le mot n’est pas trop fort. Ainsi, l’éconduite de la secrétaire consulaire a-t-elle résonnée comme la sentence prononcée par un juge. Certes, elle a un travail. Couturière, dans un petit atelier où elle se rend matin et soir à pied, à huit kilomètres de sa maison. Aujourd’hui il est encore temps d’y aller. C’est même devenu impératif. Car à l’énorme déception d’apprendre que la France n’accepte pas sa venue, à elle qui a toujours été honnête, gentille et courageuse, s’ajoute un volet économique : ainsi pour se voir refoulée, Francine a dû payer des sommes très importantes. Aux 15 € de timbre OMI de la prise en charge se sont rajoutés les 90 $ U.S. (70 €) de l’assurance du billet d’avion, puis les 50 € de frais à verser au dépôt du dossier à l’ambassade. Ces sommes ne sont pas récupérables. 135 € au total, pour Francine payée 25 €/mois, cela représente cinq mois de salaire. Une somme envolée, comme ça, sans le moindre début d’explication, par la grâce d’une procédure de consulat devant plus à la statistique qu’au facteur humain. C’est ici qu’il convient d’utiliser le mot approprié : la Honte. Honte d’une France pratiquant jusque devant les plus humbles, la loi du plus fort. En effet, si la politique migratoire d’un pays peut être contestée par ses propres citoyens, surtout quant elle plonge un pays dans une spirale égoïste niant aux malades le droit de se soigner, aux étudiants d’étudier, aux familles de se regrouper, aux adultes de tenter d’échapper à la faim ... en venant CHEZ NOUS - qui plus est, à l’opposé du fondement de l’idéal humaniste tricolore, la charte des droits de l’homme - cette politique de l’émigration n’en reste pas moins l’émanation des forces au pouvoir et, en ce sens, chaque citoyen est censé savoir pour qui il vote. La fermeture des frontières, les rafles et expulsions statistiques, les vaines files d’attente aux consulats français, et les détresses afférentes à ces situations sont toutes auréolées du sourire carnassier de Nicolas Sarkozy, qui agit en notre nom à tous, électeurs Français. A défaut d’être clairement affichée, l’odieuse grimace de son intolérance et de son mépris de toute idée généreuse, ne se dissimule plus et ne trompe plus que ceux qui le veule, ceux pour qui la vie n’a pas le même prix suivant le pays de sa naissance.

Il reste pourtant dans l’éviction de Francine et de tous les autres, un élément scandaleux, un geste de petits voyous : un vol. En effet, si l’on peut dégager la responsabilité du MAE dans l’encaissement de l’assurance du billet d’avion, il n’en demeure pas moins que la France conserve les 50 euro de frais de dossier de Francine. En fait de frais, de quoi s’agit-il ? Impossible de le savoir, puisque en la matière, le principe diplomatique exige de faire évoluer la procédure dans une profonde opacité. Il est cependant très probable que le choix des visas à délivrer - hors instruction spéciale et cooptation - s’opère sur la base de quotas à ne pas dépasser et d’une sélection du profil du voyageur, afin de s’assurer de son non établissement en France. Pourquoi pas ? Mais dans ce cas de figure, l’examen d’un dossier ne peut jamais être très long, surtout en période de disette de visas comme il semble que ce soit le cas en ce début d’année 2007 (pour ne pas torpiller la campagne de N. Sarkozy).

En tout cas, il est tout à fait douteux qu’un seul dossier refusé n’ait jamais pu coûter 50€. Pourtant, le matin de l’éviction de Francine, avec 40 refus, le consulat a tout de même engrangé 2000€. A multiplier par les 40 jours d’ouverture de ce consulat à l’année. Si, pour chaque recalé, la somme est énorme, à l’échelle du Burundi elle est vertigineuse : 80 000€, 100 000 $ U.S. ! Ainsi, chaque année, par le seul fait des refus, l’ambassade de France au Burundi ponctionne une pareille somme au troisième pays le plus pauvre du monde. En notre nom à tous, la France reprend donc discrètement une petite partie de son aide éu développement, mais cette fois en l’arrachant au plus pauvre ! Schizophrénie, ou maladresse ? Les deux à la fois. Mais, quel que soit le mobile, il reste l’acte : en l’occurrence, une pareille pingrerie, aggravée par le contexte et le refus d’envisager la détresse individuelle de chacun des malheureux prétendants au visa est une véritable escroquerie.

Cependant, il est aussi une autre conséquence de ce larcin, celle-ci à la portée universelle. De fait, quant Francine rentre chez elle, elle pleure. Demain, elle parlera par téléphone à Moussa pour lui annoncer la nouvelle, alors ils pleureront tous les deux à 4000 kilomètres de distance. Un jour, son fils apprendra comment d’autres hommes ont pu imposer deux mois de salaire à sa maman pour ne même pas lui accorder une seule explication, pour ne même pas lui dire pourquoi, elle, Francine de Kamenge, à Bujumbura, ne pouvait prétendre à ce droit universel de présenter son fils à son père et d’échapper à la misère... Alors, peu à peu, au fil des années à venir, loin de son père, le fils de Francine se bâtira dans une espèce de défiance de cet autre monde, celui des riches, celui de ceux qui ne leur laisse que le droit d’être volé de deux mois de salaire. En ce sens, le mépris de l’ambassade de France à Bujumbura pour n’être qu’un détail est aussi une petite pierre dans un grand mur destiné à partager la terre en deux, mais surtout pas les richesses. Sur ce chantier, en notre nom à tous, le gouvernement Français semble tenir à son rôle de maçon.

50 Euro, il n’y a pas de petits profits.

Vincent Munié, administrateur de Survie.
www.survie-france.org




Musée du Quai Branly : « Ainsi nos oeuvres d’ art ont droit de cité là où nous sommes, dans l’ ensemble, interdits de séjour », par Aminata Traoré.


La politique migratoire du ministre de l’Intérieur viole les principes de la République, par Olivier Le Cour Grandmaison.

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