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« Emigration illégale » : une notion à bannir, par Claire Rodier.




Une expression commence à se banaliser dans les médias et chez certains politiciens : c’est celle d’« émigration illégale ». On l’emploie beaucoup depuis quelques jours, à propos de ces Africains qui, par le désert puis par la mer, tentent de traverser l’inconnu pour rejoindre les rivages européens.

La notion d’« émigration illégale » nous alarme, pour les lendemains maléfiques qu’elle paraît annoncer. Elle n’est pas nouvelle puisque déjà Le Monde titrait le 23 juin 2003 : « Les Quinze ne sanctionneront pas les pays d’émigration illégale. » Peu après, le gouvernement marocain promulguait la loi n° 02-03 du 11 novembre 2003 « relative à l’entrée et au séjour des étrangers au Maroc et à l’immigration et l’émigration irrégulières », dont les articles 50 à 52 punissent sévèrement (jusqu’à vingt ans de réclusion) quiconque quitte ou aide à quitter « le territoire marocain d’une façon clandestine ». Et de fait, poussé en cela par l’Union européenne (UE), le Maroc a pris l’habitude de faire la chasse aux sortants - ce qui, on le sait, s’est soldé par une quinzaine de morts par balle lors des événements de Ceuta et Melilla de l’automne 2005.

Aujourd’hui, l’expression « émigration illégale » se propage, transformant le seul fait de prendre la route en un acte répréhensible. Elle vient de recevoir l’aval de la Conférence des ministres de l’intérieur de la Méditerranée occidentale (CIMO), qui s’est tenue à Nice les 11 et 12 mai 2006, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, par un communiqué « saluant les efforts des pays de la rive sud de la Méditerranée pour contenir l’émigration illégale vers l’Europe ». Plus au sud, les autorités sénégalaises viennent d’annoncer qu’elles ont procédé sur leur propre territoire à l’arrestation de plus de 1 500 « candidats à l’émigration clandestine » qui s’apprêtaient à rejoindre les Canaries en pirogue (AFP, 22 mai 2006).

Cependant, ni le concept qui fait de l’émigrant un criminel, ni les pratiques qu’il prétend autoriser n’ont de légitimité au regard d’un texte de 1948, qui engage tous les Etats membres de l’ONU. En effet, l’article 13, alinéa 2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) énonce : « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. » Ce droit a été confirmé par plusieurs textes internationaux à portée contraignante, dont le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966. Ainsi, seule l’immigration peut ne pas être légale, l’entrée sur le territoire d’un Etat étant soumise à son vouloir souverain. C’est bien sûr par une symétrie fallacieuse que l’idée d’une « émigration illégale » s’est forgée, puisque si aucun pays n’est disposé à accueillir le voyageur, alors celui-ci perd le droit de voyager.

La criminalisation du migrant à la source n’est certes pas nouvelle. Mais elle a été et reste l’apanage des pays s’inspirant du modèle soviétique, où il est naturel de tirer à vue sur l’émigrant, considéré comme un fuyard ; divers régimes autoritaires s’en sont inspirés. La DUDH a pu servir précisément à cela : « illégal » chez lui, l’émigrant devenait un immigrant bienvenu dans le pays d’accueil. Par une ironie habituelle dans l’histoire politique, une même référence à l’illégalité du départ est invoquée maintenant comme un péché contre notre hospitalité. Et les principes juridiques universellement reconnus sont passés à la trappe.

Sur fond d’électoralisme raciste, cette création de vocabulaire cache un marchandage. Du côté de l’UE, l’on entend monnayer ses libéralités, astucieusement baptisées tour à tour « aide à la surveillance des frontières » et « aide au développement ». Du côté des pays dominés, c’est la surenchère à qui sera le meilleur élève d’une UE qui désormais ne cache plus qu’elle distribue ses prébendes à l’aune de leur capacité à endiguer les flux migratoires. Ainsi à Rabat, l’on se plaint que les quarante millions d’euros promis par l’UE à ce titre n’ont toujours pas été versés, en dépit des efforts de la police et de l’armée marocaines pour stopper les flux « illégaux » vers le Nord. Et l’on sait que, si en 2005 la Libye parlait de lâcher deux millions de migrants sur l’Italie, c’était pour obtenir reconnaissance et appuis financiers en Amérique et en Europe - ce qui fut fait. Plus que jamais, la stratégie du tiroir-caisse est appelée à faire florès, et l’on se bouscule aux guichets de l’UE. S’adressant aux Espagnols qui veulent lui renvoyer ses boat people échoués au Canaries, le président du Sénégal, Abdoulaye Wade, clame pour ne pas être en reste : « Qu’ils me les renvoient, mais qu’ils me donnent aussi [de l’argent pour l’irrigation] » (Journal du Dimanche, 21 mai 2006).

En réalité, les gouvernements européens et africains sont en train d’imposer un concept qui n’a aucun fondement juridique, aux seules fins de lutter contre l’immigration illégale. Ce qui inquiète le plus, c’est cette régression annoncée vers un système qui généralise la mise à l’écart des indésirables en recourant un peu partout à leur enfermement : d’un côté le sanctuaire des pays riches, et de l’autre une zone d’où il sera interdit de sortir, et qui s’apparentera à un vaste camp. Et enfin, l’Europe se construit en produisant toujours plus de violence à ses marges. En attendant, dans les pays situés au milieu de ce face à face, un racisme attisé par les pays dominants se développe, notamment à l’égard des migrants d’Afrique noire pris au piège d’une trajectoire migratoire interrompue. La stigmatisation d’une prétendue émigration illégale contribue à renforcer l’arsenal policier des pays qui collaborent, de gré ou de force, aux politiques européennes dont le but est de tenir les étrangers à distance.

Claire Rodier

Tribune parue dans Libération du 13 juin 2006 sous la signature de Claire Rodier, présidente du réseau migreurop.


 Source : Migreurop www.migreurop.org



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