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Antonio Negri, la main gauche du mondialisme

En 2005, lors du référendum sur le traité constitutionnel européen massivement rejeté par les Français, Antonio Negri, dans les colonnes de Libération, avait appelé à voter OUI pour régler son compte, je cite, à cette « merde d’État-nation ».

Antonio Negri est mort.

Au-delà du respect dû au disparu, qui était incontestablement un grand intellectuel, je m’autorise ici à présenter quelques objections à certaines de ses thèses.

En 2005, lors du référendum sur le traité constitutionnel européen massivement rejeté par les Français, Antonio Negri, dans les colonnes de Libération, avait appelé à voter OUI pour régler son compte, je cite, à cette « merde d’État-nation ».

Pour tout dire, et cette citation l’illustre, il me semble que Negri est politiquement passé à côté de l’essentiel. Car si l’histoire nous a habitués à voir le pouvoir comme l’apanage d’institutions étatiques, le présent nous rappelle cruellement que ce sont des instances privées qui l’exercent, quitte à cannibaliser la puissance publique.

Pourtant, lorsqu’ils publient Empire, en 2000, Antonio Negri et Michael Hardt entendent exprimer la contestation de l’ordre néolibéral. Ils soutiennent qu’il n’y a pas de marché global sans ordonnancement juridique, et que celui-ci ne peut exister sans un pouvoir qui en garantisse l’efficacité. Or cette organisation du marché global, dit « impérial », ne désignerait pas simplement une nouvelle figure du pouvoir suprême : il enregistrerait aussi « des puissances de vie et d’insubordination, de production et de lutte des classes qui sont nouvelles ».

Réunissant tous les signes de la souveraineté, l’Empire est un dispositif supranational dont la fonction est d’organiser le marché mondial. Mais encore faut-il distinguer, disent-ils, cette forme « impériale » de gouvernement de ce qu’on appelle classiquement l’« impérialisme ». Car ce dernier suppose une expansion de l’État-nation au-delà de ses frontières, et une politique agressive de la part des nations riches décidées à dominer les nations pauvres.

Or cet impérialisme de type classique, pour Negri et Hardt, appartient au passé. Quand il semble subsister, c’est un phénomène de transition vers la circulation irrépressible des pouvoirs à l’échelle de l’Empire. De même, il n’y a plus d’État-nation, car les attributs substantiels de la souveraineté ont été transférés aux pouvoirs centraux de l’Empire. La subordination des anciens pays coloniaux aux États-nations impérialistes disparaît, à son tour, au profit du nouvel horizon unitaire de l’Empire.

C’est pourquoi il est vain de se battre contre l’Empire au nom de l’État-nation : ce serait méconnaître totalement « la réalité de la figure impériale » et tomber sous le charme d’une « mystification ». Certes les États-Unis ne sauraient refuser la responsabilité du gouvernement impérial. Mais ils subissent aussi l’influence des grandes entreprises multinationales, tout comme ils doivent tenir compte de la pression des nations pauvres et des organisations de travailleurs, bref du pouvoir « démocratique » des représentants des exploités et des exclus.

Ce qui est frappant dans cette description, c’est son optimisme à toute épreuve. Comme si la globalisation capitaliste creusait sa tombe sans le savoir, son avènement est converti en signe annonciateur de son effondrement. La constitution de l’Empire est un chant du cygne, elle marque la réaction du capitalisme à la crise des vieux systèmes : « Comme l’État colonial et l’État impérialiste avant lui, l’État-nation agonise ». Et si le prolétariat a imposé cette « modification du paradigme du pouvoir capitaliste », c’est que « les hommes approchent de leur libération du mode de production capitaliste ».

Vraiment ?

En tout cas, les deux auteurs nous pressent de mettre fin aux lamentations sur la démolition des « accords corporatistes du socialisme et du syndicalisme national ». Il faudrait renoncer à faire « comme ceux qui pleurent sur la beauté de temps qui ne sont plus ». Car « nous nous trouvons à l’intérieur du marché mondial, et nous cherchons à nous faire les interprètes de cette imagination qui rêva, un jour, d’unir les classes exploitées au sein de l’Internationale communiste ».

Appelant à faire vivre une « utopie raisonnable », les deux auteurs appellent alors à une « guerre civile des masses » contre le capital qui passe par « la revendication de nouvelles formes de démocratie », la « réappropriation sociale des richesse », la « suppression des frontières » et « l’invention d’une citoyenneté universelle ».

Ainsi la réponse à l’instauration d’une nouvelle domination est-elle aussitôt appelée à en épouser les formes. L’Empire abolit les frontières ? Tant mieux, il faut exploiter cette occasion historique pour fonder un nouvel internationalisme. La globalisation permettra d’universaliser les conquêtes démocratiques, elle créera une dynamique favorable à l’émancipation des masses. Au moment où la mondialisation déstabilise l’État-nation, il faut lui donner le coup de grâce pour faire advenir un monde sans frontières : telle est la thèse de l’altermondialisme.

Si l’on appelle à « penser global pour agir local », c’est donc surtout pour donner congé au national. Peu importe que les États progressistes mobilisent les masses en faveur du développement, et qu’ils s’appuient sur le patriotisme populaire pour lutter contre l’impérialisme et construire une société plus juste.

Indifférente à ces enjeux, la doctrine altermondialiste procède à la dénégation des expériences concrètes d’émancipation. Véritable main gauche de la mondialisation capitaliste, elle congédie les tentatives d’instauration d’un pouvoir populaire dans le cadre national. Refusant de restreindre la scène de l’émancipation, elle répudie avec dédain ces entreprises étriquées, seules les luttes globales méritant, à ses yeux, d’accéder à la dignité révolutionnaire.

L’histoire montre, pourtant, que la lutte des classes se déroule à l’échelle nationale et que son élargissement international, s’il a lieu, s’appuie sur la victoire acquise chez les uns avant de s’imposer chez les autres. Pour transformer les rapports sociaux, il faut bien instaurer un pouvoir révolutionnaire à la faveur d’une crise qui est toujours la crise d’une société déterminée. Comme l’histoire ne repasse jamais deux fois les plats, repousser l’occasion présentée par la conjoncture dans l’attente d’un collapsus planétaire implique le renoncement à l’action.

Prôner l’abandon du cadre national revient, de facto, à méconnaître les conditions réelles du combat politique. C’est s’en remettre à une hypothétique parousie du prolétariat censée advenir à la fin des temps. La politique révolutionnaire se transforme alors en eschatologie, justifiant le refus de toute transition. Et comme l’émancipation finale est indéfiniment repoussée, il en résulte une vague impuissance ponctuée des envolées lyriques dont l’idéologie gauchiste, pour se consoler de ses échecs, a coutume d’arroser ses états d’âme.

Michael Hardt et Antonio Negri répondraient que l’avènement de l’Empire a créé des conditions inédites et que cette révolution aujourd’hui improbable aura lieu demain. Mais s’il faut attendre l’alignement des planètes pour que survienne la coïncidence espérée entre les mouvements populaires, autant faire tourner des moulins à prière. On voit bien que dans le monde réel toute révolution répond à une logique singulière, qu’elle est toujours à contre-temps du mouvement d’ensemble.

L’inconvénient de l’altermondialisme, c’est qu’il rend improbable ce dont il prétend favoriser l’avènement. Il est frappant qu’il accorde à la dynamique des échanges les mêmes vertus que le libéralisme, mais en se contentant d’en inverser formellement les signes. Cette réversibilité est patente lorsque Hardt et Negri louent l’Empire d’avoir accéléré le déclin de l’État-nation et lui accordent le mérite d’inciter les masses à s’unir par-delà les frontières. La globalisation se voit ainsi créditée d’un pouvoir singulier de libération, comme si l’homogénéité était synonyme de liberté et l’uniformisation d’émancipation.

Naïve, l’idéologie "no border" s’imagine que la globalisation du capital va accoucher d’une globalisation des luttes. Elle accrédite la fable d’un soulèvement unanime des humiliés de la planète, sans voir que cet idéal abstrait est la figure inversée du mythe de la mondialisation heureuse. L’altermondialisme prône l’ouverture illimitée des frontières comme si c’était la panacée, mais en se gardant d’analyser les mécanismes qui produisent les migrations de masse.

On voit bien, pourtant, qu’elles résultent d’un état du monde dont les pays riches sont bénéficiaires et qu’elles sont l’effet à retardement de l’échange inégal. Forgées au temps des colonies, les dépendances multiples qui relient les pays du Sud à leurs anciennes métropoles s’exercent toujours au présent. Comme l’a montré Samir Amin, les mécanismes de l’échange inégal forgés sous la colonisation ont été perpétués au lendemain des indépendances.

Qu’il s’agisse de l’extraversion de l’économie des pays du sud voués à la mono-exportation de matières premières ou de denrées agricoles, ou de la soumission des États au joug de la dette publique dénoncée par Thomas Sankara, ces mécanismes mortifères se sont amplifiés et raffinés avec le temps. Ce sont les structures de l’échange inégal qui, pesant sur les populations africaines comme une damnation, les poussent à l’exil pour échapper à la misère.

Le discours sans-frontiériste occulte trop souvent le fait, pourtant évident, que la migration de masse est l’effet de l’inégalité du monde et non son remède. Chassée de chez elle par les structures de l’exploitation planétaire, cette jeunesse ne demanderait pas mieux que d’y rester pour contribuer au développement de son pays au lieu de servir de main d’œuvre bon marché chez les autres. Loin d’offrir une solution ou une compensation aux problèmes endogènes des sociétés d’origine, la migration provoquée par la misère n’est pas plus bénéfique aux peuples que la globalisation débridée des échanges.

Non seulement l’altermondialisme est irréaliste, mais il ignore la véritable dynamique de l’émancipation. De manière significative, il fait fi d’un espace national où l’histoire et la géographie ont planté le décor des luttes sociales et politiques. C’est d’autant plus vrai que s’organise sous nos yeux la résistance des peuples indépendants à la domination impérialiste. Vieilles nations historiques (Chine, Russie, Iran) ou jeunes nations bâties sur les ruines de la tyrannie coloniale (Vietnam, Cuba, Syrie, Venezuela), elles procurent son cadre légitime à la lutte contre l’impérialisme.

Il serait absurde, expliquait Samir Amin, de « réduire la défense de la souveraineté à l’exaltation du nationalisme bourgeois ». Car cette défense n’est pas moins indispensable à la promotion d’une « alternative populaire s’inscrivant sur la longue route du socialisme ». Loin de s’opposer au véritable internationalisme, le combat pour la souveraineté est ce qui le fonde, et il invite les mouvements de libération nationale à unir leurs forces, comme n’ont cessé de le répéter les dirigeants historiques de la lutte pour l’indépendance nationale, Patrice Lumumba, Hô Chi Minh ou Fidel Castro.

La transformation du système mondial, en effet, ne tombe pas du ciel. Elle résulte d’avancées inégales d’un pays à l’autre, de luttes sociales et politiques dont le rythme est hétérogène. Elle provient des changements accomplis au sein des différents États, lesquels modifient à leur tour les rapports de forces internationaux. « L’État national reste le cadre unique où se déploient les luttes décisives qui, en fin de compte, transforment le monde », concluait à juste titre Samir Amin.

Contre Antonio Negri, rappelons que les véritables luttes des classes, aujourd’hui, voient s’affronter un impérialisme mondial dominé par les États-Unis et une coalition de nations souveraines qui constituent les pôles de résistance à son emprise. Parce qu’il entre en confrontation avec l’ordre mondial néolibéral, ce nationalisme émancipateur contribue à la transformation des rapports mondiaux et il représente, à ce titre, le véritable internationalisme.

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« Le pire des analphabètes, c’est l’analphabète politique. Il n’écoute pas, ne parle pas, ne participe pas aux événements politiques. Il ne sait pas que le coût de la vie, le prix de haricots et du poisson, le prix de la farine, le loyer, le prix des souliers et des médicaments dépendent des décisions politiques. L’analphabète politique est si bête qu’il s’enorgueillit et gonfle la poitrine pour dire qu’il déteste la politique. Il ne sait pas, l’imbécile, que c’est son ignorance politique qui produit la prostituée, l’enfant de la rue, le voleur, le pire de tous les bandits et surtout le politicien malhonnête, menteur et corrompu, qui lèche les pieds des entreprises nationales et multinationales. »

Bertolt Brecht, poète et dramaturge allemand (1898/1956)

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